Chapitre LXIV (1/2)

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Alexandrius, secondé tant bien que mal par Orcinus, mit presque trois mois à écrire le point final d’une pièce baptisée “Mensonges et trône de paille”. Le sort en était jeté… Car après avoir réalisé des copies du texte, après avoir dessiné les costumes et découpé les étoffes, les répétitions commencèrent sur toutes les plages de l’île-capitale, de l’aube à l’aurore.


J’avais l’impression de vivre dans un univers parallèle dans lequel des dizaines de jeunes femmes, y compris Ventura, incarnaient mon personnage avec plus ou moins de réussite, plus ou moins de conviction, juste sous mes yeux. Quant à Orcinus, si nul ne soupçonnait sa véritable identité, il ne cessait de revivre, par théâtre interposé, ce naufrage auquel il avait survécu mais qui avait totalement noyé sa mémoire enfantine. Quelle situation étrange !


Quand l’ensemble de la flotte reçut l’ordre d’appareiller et de parcourir à nouveau les mers et les rivières du monde, j’en fus presque soulagée. D’une part, parce que nous allions retrouver notre routine, notre vie, le rythme des quarts et des bordées. D’autre part, parce qu’il me serait moins difficile d’entendre cette histoire une seule fois, les soirs de représentation, plutôt que de tomber nez à nez avec telle ou telle scène vingt fois par jour.


Orcinus était affreusement nerveux. Il dormait à peine, s’éveillant parfois en sursaut et en sueur au milieu de la nuit. Il était agité comme un tourmentin dans la tempête, et même s’il parlait peu, ou peut-être parce qu’il parlait peu, je ressentais son angoisse du soir au matin. Sa nature insouciante, poétique, aérienne, se heurtait sans cesse à cette réalité si irréelle que la fiction, tout autour de nous, véhiculait jusqu’à l’universel.


Nous savions tous que cette clameur inlassable que nous essaimions depuis chacun de nos voiliers, dans tous les pays du monde, allait changer pour toujours notre façon de vivre. En tuant le secret, nous avions créé une menace. Partout. Pour tous…


Rutila avait reçu l’ordre de nous conduire à Port-Eden : c’est donc dans les terres arides et fières des contreforts du désert que nous montâmes la scène, que nous jouâmes la pièce. Mais ce n’est pas sans inquiétude que nous avions vu d’autres voiliers mettre le cap sur Champarfait. Le premier danger était pour eux, évidemment… Rotu allait vouloir les faire taire. La vérité n’en mourrait pas pour autant : la survie du petit prince héritier et la monstruosité de l’usurpateur resteraient dans les mémoires et dans les cœurs. Mais à quel prix pour les Lointains ?


Perdus comme nous l’étions au milieu de nulle part, bien loin des routes de commerce habituelles et au-delà de toutes les cartes marines, à part celle que Rutila était en train de tracer elle-même au rythme de nos passages dans le grand Sud, il nous fallut des semaines pour recevoir, enfin, des nouvelles de Champarfait. Et elles n’étaient pas bonnes ! Rotu avait chassé tous les bateaux de son royaume, à grands coups de canons, et s’il n’y avait heureusement eu aucune victime parmi les Lointains, ils ne le devaient qu’à leur bonne étoile et à leurs qualités de navigateurs ! Car ils avaient réussi à quitter les lieux en un temps record. Notre peuple était désormais interdit de séjour à Champarfait, sous peine de mort. Et même si je comprenais la logique, l’objectif d’aller dire à mes compatriotes que leur roi n’était qu’un triste sire (ce qu’ils savaient d’ailleurs déjà…) pour les encourager à reprendre leur destin en main en le délogeant du trône, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que tout cela serait cher payé. Pour les Champarfaitois autant que pour les Lointains.


En attendant, Salmus continuait à ordonner chaque soir que l’on joue cette pièce devant un public toujours plus nombreux. Les habitants de Port-Eden, qui ne savaient certainement pas tous situer sur une carte le pays des vergers et des collines luxuriantes qui m’avait vue naître, devinaient-ils la réalité, quelque part sous la fiction que nous leur servions ? Rien n’était moins sûr. Mais nous poursuivions notre mission sans faiblir, semant sous les pas de nos acteurs et dans l’esprit de nos spectateurs des petites graines de vérité sans vraiment savoir sous quelle forme, un jour, elles pourraient germer… Ou pas.


Au fil des jours, nous remontâmes lentement les rivages sablonneux du grand Sud, jusqu’à rejoindre les première cités portuaires d’Héliopolis, avec leur population cosmopolite, leur vie nocturne foisonnante et leur haine viscérale de Champarfait : c’est dire si nous y fûmes bien accueillis ! Nous voguâmes ainsi de ville en ville, en nous arrêtant plusieurs jours à chaque escale, tandis que quelque part, de l’autre côté, du détroit, se passaient des événements dont nous ne savions rien.

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