Chapitre LXV (1/2)
Je pouvais presque entendre le tambourin ému, paniqué, des battements de cœur d’Orcinus qui s’était raidi comme un sémaphore tout contre moi. Je lui serrai le bras de toutes mes forces, m’efforçant de garder un visage aussi impassible que possible, laissant mes doigts caresser sa peau comme on apaise un enfant au sortir d’un cauchemar.
Après une seconde qui résonna comme une éternité explosive sous le soleil de plomb, la princesse précisa ses propos.
« - Cela fait des semaines que vous parcourez le monde pour raconter une histoire à qui veut l’entendre… Une histoire qui ressemble beaucoup à la réalité ! Vous dites que le roi de Champarfait est un monstre, et c’est la vérité. Vous dites que feu la régente a fomenté l’assassinat de son fils aîné, et au passage celui de ma soeur, Hanaâ ; là encore, c’est la vérité… J’ai toujours cru que leurs deux enfants étaient morts en même temps qu’eux, mais vous racontez que leur fils est en vie. Est-ce aussi la vérité ? Et si oui, savez-vous où il est ? »
Sanaâ était solide comme un chêne, digne comme une tourelle, imposante comme une flamme. Autour de nous, le silence était âpre, coupant, presque brutal. Elle nous regardait, un par un. Elle s’attarda sur quelques visages, dont le mien, comme si elle essayait de déchiffrer un grand livre écrit dans une langue inconnue. Elle croisa un instant le regard d’Orcinus, qui trembla dans mes bras comme s’il ne savait plus où se mettre.
Heureusement, le soleil de midi brûlait comme un saphir dans ses yeux d’océan, et l’ambre si caractéristique de son regard était totalement indétectable… Aussi la princesse laissa-t-elle s’envoler son attention dans une autre direction. Mon amoureux demeura glacé sous mes doigts, son corps était sec, fermé comme un refus, blessé comme un soufflet ou une incertitude. Il respirait par à-coups, écrasé sous l’effort, assailli par l’émotion. Et j’étais si occupée à ressentir, à absorber tout ce trop-plein qui émanait de lui, que je n’entendis pas vraiment la réponse de Salmus, affirmant à Sanaâ d’une voix très douce, un peu hésitante, qu’en effet son neveu était vivant quelque part mais que pour le reste, il ne pouvait pas la renseigner.
La princesse laissa alors échapper un tout petit soupir, puis elle repartit la tête haute, avec une tristesse d’espoir déçu et une élégance de pas de danse. Orcinus sembla se détendre comme un ressort brisé…
À ce même instant, je me demandai en mon for intérieur combien de temps nous serions en capacité de conserver un secret pareil, ne serait-ce qu’auprès de nos compagnons de route maritime ! Et je lus la même question, le même doute, dans les yeux de vagues que Rutila posait loin devant elle, sur la ligne d’horizon. Nous n’étions pourtant pas au bout de nos surprises !
La suite nous arriva quelques semaines plus tard, par l’intermédiaire d’un autre bateau Lointain, celui du capitaine Eperlanus, qui pointa le bout de son étrave dans les lueurs flamboyantes de la fin de journée, sous un soleil rouge et ocre du plus bel effet. Nous le regardâmes manoeuvrer avec agilité, avec ses gabiers affairés sur les vergues, ses officiers attentifs à tous les postes, ses aussières qui jaillirent par-dessus les flots pour saisir bollards et taquets.
Dès que le voilier de nos nouveaux voisins fut solidement amarré juste à côté de notre navire, bon nombre de mes compagnons s’empressèrent auprès d’eux : retrouvailles joyeuses, embrassades émues et présentations amicales résonnèrent sur le quai pendant un bon moment. Orcinus m’avait bien invitée à me joindre à ces effusions en sa compagnie, mais je ne connaissais personne à bord de ce bateau, alors je déclinai sa proposition.
J’en profitai pour lire un peu dans la voilerie. Lorsqu’une heure plus tard, je revins sur le pont sans autre but que de venir un peu aux nouvelles, je vis mon amoureux, accoudé au bastingage du bateau voisin, les yeux éclairés par les dernières lueurs du soleil couchant et le sourire élastique, discuter avec une jeune femme que je n’avais jamais vue. Elle était grande, magnétique, élancée, avec de la classe jusqu’au bout des ongles et deux lagons chaleureux dans le regard. Mon cœur se pinça de façon fort désagréable, mais Orcinus me fit de grands gestes pour m’inviter à me joindre à eux tandis que la créature (ainsi la baptisai-je dans mon esprit en moins d’un quart de seconde) me regardait avec une curiosité non dissimulée.
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