Chapitre LXVII (1/2)

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Pendant les semaines suivantes, une atmosphère étrange s’installa à notre bord, mais aussi dans les différentes cités que nous traversions. Peu à peu, la nouvelle s’était répandue que le roi de Champarfait avait pris la mer sur l’un de ses bateaux de commerce, prenant le risque de laisser son royaume sans héritier ni administrateur, tandis qu’il écumait les mers à la recherche d’on ne savait quoi.


Contrairement à “on”, j’avais une idée assez précise de ce qu’il poursuivait : moi. Et peut-être aussi, même s’il ne connaissait pas sa nouvelle identité, son neveu aux yeux d’ambre qui était une menace pour son trône et pour son pouvoir. S’il avait su qu’il suffisait d’attraper un voilier Lointain, un seul, pour nous mettre tous les deux hors d’état de nuire, ou plutôt de vivre !


Au départ, j’étais plutôt contente de savoir que Rotu ne savait pas où chercher : tant qu’il suivait le vent ou le hasard, il n’avait qu’une chance infime de nous trouver. D’autant plus que nous étions beaucoup plus rapides et beaucoup plus manœuvrants que sa galère à voile et son équipage civil. Mais très vite, je changeai violemment d’opinion.


Et c’est le bateau d’Eperlanus, celui-là même qui m’avait apporté le colis de mon père et qui accueillait à son bord la belle Nautila, qui en fit les frais. Alors qu’il faisait route vers le Nord, toutes voiles dehors, le navire essuya des tirs sporadiques, mais précis, qui fendirent sa coque en deux. Il n’y eut qu’un seul survivant, le médecin du bord, nommé Sikinos, qui fut miraculeusement recueilli par une goélette héliopola qui passait par là.


Lorsque nous reçûmes cette terrible nouvelle, par le biais d’une mouette voyageuse aux grands yeux tristes, ce fut comme si une immense coulée de glace nous avait figés en quelques secondes. A peine Rutila, d’une voix éteinte, eut-elle fini de nous lire ce message venu tout droit de l’île-capitale, que tous les yeux de mer qui m’entouraient se remplirent d’une eau amère, froide, douloureuse. A commencer par ceux d’Orcinus, qui sous leur couleur artificielle, laissaient éclater une douleur bien réelle et une stupéfaction profonde. Parce qu’il perdait quelqu’un qu’il avait vraiment aimé, vraiment apprécié. Mais aussi parce que l’injustice et l’aveuglement qui avaient conduit à cette attaque dépassaient tout ce qu’il était capable de concevoir. Comment pouvait-on frapper ainsi, sans même chercher à savoir si les personnes visées étaient à bord, sans même préserver les enfants et les vieillards ?


Orcinus avait beau se moquer de moi, avec mes rêves de princesse et mes légendes chevaleresques, il n’en restait pas moins pétri de justice, de droiture, de simplicité. La violence gratuite, la haine et la destruction étaient pour lui absolument inconcevables. Et voilà qu’elles s’invitaient dans sa vie de la plus terrible des manières ! Heureusement, tous les navires Lointains étaient désormais avisés du danger. Et nous ne risquions plus grand-chose : nos bateaux étaient taillés pour distancer Rotu si nous le croisions sur les mers. Mais la douleur, elle, restait pleine et entière. Et le soir, mon amoureux passait beaucoup de temps, seul avec ses pensées, à regarder la mer depuis le plateau de hune du mât de misaine, comme si Nautila pouvait rejaillir des flots et éclairer la nuit de son sourire assuré. Mais elle n’apparaissait jamais, et il finissait par se résigner à me rejoindre, muscles froids et sourire triste, dans l’intimité de notre voilerie.


Nous n’eûmes cependant pas vraiment le temps de nous appesantir sur notre deuil collectif. Car une autre forme d’adversité s’abattit sur nous. Et il nous fallut bien du temps pour comprendre ce qui se passait !


Tout commença par un regard étrange, fixe, figé, que Ventura garda posé sur la ligne d’horizon alors que nous étions de quart toutes les deux. J’étais en train de lui parler d’une manœuvre, mais je m’interrompis, car il me sembla qu’elle ne m’écoutait plus du tout. Au bout d’un silence qui me parut infiniment long, elle murmura sans me regarder : « C’est lui ! Regarde… »


J’obéis, tentant de comprendre ce qu’elle essayait de me dire. Je me concentrai alors sur une voile minuscule que l’on devinait au loin, comme une virgule dans le soleil. Et ce fut cette silhouette, cette carène, cette façon de prendre la vague comme on lance un défi, qui éveilla quelque chose tout au fond de ma mémoire. Le bateau qui nous avait attaqués, des années auparavant, et qui avait provoqué la blessure d’Orcinus, nous tournait de nouveau autour.

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