Chapitre LXVIII (1/2)
Je n’avais écouté Orcinus et ses injonctions à la prudence que d’une oreille… Et encore ! Puisque quelque temps plus tard, alors que les uns commençaient à vaquer à leurs occupations ou à leurs emplettes dans les ruelles de la ville, pendant que les autres se chargeaient de monter la scène du théâtre, les bancs et la billetterie, je pris sans vraiment réfléchir le chemin du palais.
Je marchais d’un pas vif, décidé, tandis que je me faufilais entre les silhouettes sombres drapées de blanc et éclaboussées par le soleil de midi. Je ne savais pas encore précisément ce que j’allais dire à la princesse, mais il fallait que je la voie.
Une fois dans l’antichambre du palais, perdue au milieu de dizaines de colporteurs, de diseuses de bonne aventure, de mendiants et de courtisans, je me fis annoncer auprès du chambellan et je pris place sur un banc tout drapé de velours argenté. L’attente fut longue, très longue, puisque mon audience n’était pas prévue par le protocole et que mon rang ne justifiait pas que la princesse fasse particulièrement diligence à mon égard.
En fin d’après-midi, alors que la fraîcheur commençait tout juste à poindre dans cette salle étouffante, je fus enfin appelée. Mon prénom résonna comme un coup de clairon et j’en tressaillis de tout mon être : moi qui voulais me faire discrète, c’était raté ! Heureusement, mon pays baptisait toutes les premières filles Lumi, et ce nom ne déclencha pas d’autres réactions que quelques coups d'œil indifférents. Je n’en étais pas moins rouge écarlate lorsque je fus enfin mise en présence de Sanaâ. Elle était droite et impériale, j’étais inquiète et en sueur, et pendant quelques secondes, j’aurais donné ma vie pour me trouver n’importe où, mais ailleurs.
« - Bonjour, Lumi. Mon chambellan m’a dit que tu avais beaucoup insisté pour me voir. Mais je n’ai pas beaucoup de temps à te consacrer, alors allons droit au but. Je me souviens de toi : nous nous sommes vues ici même, il y a quelques années, alors que tu cherchais à fuir ton mari, cet infâme Rotu. Mais tu as finalement choisi de retourner auprès des Lointains… Vis-tu toujours avec eux ?
- Oui, princesse. Le bateau de Salmus et de Rutila m’a accordé l’asile.
- Bien ! Il m’avait semblé te reconnaître, l’autre soir, même si je n’en étais pas sûre. Que puis-je faire pour toi ? Viens-tu de nouveau me demander une protection que tu refuseras quelques heures après l’avoir reçue ?
- Euh ! Non, princesse. D’ailleurs, je vous prie de m’excuser d’être partie comme ça, à l’époque.
- C’était il y a des lustres : passons à autre chose. Que veux-tu ?
- Eh bien ! Je souhaitais vous dire quelque chose. Et vous poser une question.
- Alors dis, et pose : je t’écoute.
- D’abord, j’aimerais vous demander si vous connaissez ce bateau, là-bas, que l’on devine par cette fenêtre qui donne sur le port. Celui qui est tout au fond, au mouillage.
- Pourquoi cette question ?
- Parce qu’il nous poursuit, ou nous escorte, depuis plusieurs semaines. Il ne nous attaque pas, contrairement à la première fois que nous l’avons vu, il y a plusieurs années… Mais il a un comportement étrange, et n’est répertorié nulle part dans les registres des Lointains.
- Et qu’est-ce qui te fait croire que je pourrais en savoir plus que les archives Lointaines ?
- Visiblement, il ne se cache pas quand il navigue dans vos eaux territoriales.
- Ah ! Ma foi, c’est bien vu ! Tu as raison, Lumi, je sais à qui appartient ce bateau.
- Vraiment ?
- Oui. C’est une tribu de légitimistes de Champarfait. Environ deux cents hommes, très entraînés, très motivés, nés de ceux qui ont fui ton pays natal après le naufrage du prince Lomu et de ma sœur bien-aimée. A l’époque, ils ont refusé de prêter allégeance à la régente et à Rotu. Alors ils ont pris leurs affaires, leurs familles, leur courage, et ils sont partis dans les terres indépendantes du Nord. Depuis lors, ce sont des pirates qui vivent à l’écart de toute civilisation, et dont nul ne connaît plus l’existence.
- Sauf vous, princesse…
- Parce qu’ils sont venus me demander de l’aide, il y a quelques mois, lorsque l’histoire écrite par les Lointains a commencé à circuler. Ils avaient besoin d’armes et de vivres pour vous attaquer. Ils voulaient à tout prix obtenir des informations sur mon neveu, qu’ils considèrent comme leur roi légitime.
- Oh…
- Je ne les ai pas aidés, mais je leur ai accordé la liberté de passage et de commerce avec Héliopolis. Et je leur ai suggéré de vous laisser en paix, vous autres Lointains : car si quelqu’un sait où se trouve le fils de Lomu et de Hanaâ, ce ne peut être que vous. N’ai-je pas raison ?
- …
- Lumi, même si tu ne peux pas vraiment me répondre, pourrais-tu simplement me dire s’il est en bonne santé ?
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