Salmus se tenait debout dans un angle du réfectoire, attendant sans un mot que le silence qu’il réclamait du geste et du regard s’installe enfin. A sa droite, Rutila se dressait dans son uniforme de capitaine maritime, épaulettes brodées, coupe cintrée, coutil rouge. Elle était grande et digne comme un verdict du destin. Tout autour d’eux, tout autour de nous, la troupe était bruyante et remuante, pleine de questions et d’exclamations face à cette assemblée improvisée et inédite.

Que se passait-il donc ? Orcinus avait-il fait quelque chose de mal ? Et où était-il ? Cela avait-il un lien avec cette guerre si étrangère, et pourtant si proche, qui secouait le monde ? Ce brouhaha me bourdonnait à l’oreille, et lorsque Milos se matérialisa près de moi, avec ses cheveux indomptables et son regard millénaire, je lui pris le bras dans un état second.

Puis la princesse Sanaâ, escortée depuis la coupée par le jeune Anguillus, fit son apparition et les murmures redoublèrent. En quoi les affaires des Lointains concernaient-elles cette étrangère, aussi belle soit-elle avec ses habits de nuit et son regard de feu ?

A peine fut-elle installée dans un fauteuil relativement confortable, à la gauche de Salmus, que celui-ci s'éclaircit la voix et que le silence s’installa enfin.

« Mes amis, bien que nous soyons en escale et que, de ce fait, ce bateau soit sous mon commandement exclusif, j’ai proposé à Rutila d’être présente à mes côtés ce soir. Ainsi, nous vous demandons de considérer que la communication que je vais vous faire émane, à égalité, de vos deux capitaines. Nous avons validé tous les deux le texte que je vais vous lire, et qui sera ensuite consigné par Squalus, notre scribe. Et nous avons prié Sanaâ, fille de Canaâ, princesse souveraine d’Héliopolis, de bien vouloir nous honorer de sa présence pour écouter ce que nous allons vous dire.

Vous le savez, de nombreuses légendes et rumeurs parcourent l’ensemble du monde connu depuis des années et des années. Ces histoires parlent de naufrage, d’héritier assassiné, de royaumes ennemis et de prince disparu. Et si nous avons fait le choix, lors du dernier Grand Conseil des Lointains, de diffuser la pièce qu’Alexandrius a écrite sur le sujet, c’était parce que la vérité ne pouvait pas, ne devait pas, rester cachée éternellement.

Oui, le prince Lomu de Champarfait et son épouse Hanaâ ont péri dans le naufrage de leur navire, à quelques centaines de mètres des côtes. Oui, leur petite fille est décédée en même temps qu’eux, dans la fureur des eaux du détroit. Oui, l’ancienne régente a fait assassiner son propre fils et sa petite famille pour accaparer le trône et exercer le pouvoir au nom de son second fils, Rotu, actuel roi de Champarfait. Mais Lomu et Hanaâ voyageaient aussi avec leur fils, âgé de quatre ans, et une servante originaire des terres du désert.

Cette servante, vous l’avez connue. Elle s’appelait Manaâ-té, et lorsque nous lui avons accordé l’asile, il y a près de vingt ans, elle a pris le nom de Muraena. Et l’enfant qui l’accompagnait, celui qu’elle a fait passer pour son petit-fils aux trois-quarts de sang Lointain, cet enfant, évidemment, c’était le fils du prince Lomu et de la reine Hanaâ. Celui que nous appelons Orcinus depuis son arrivée parmi nous, que nous avons vu grandir, mûrir, et grimper dans les haubans comme s’il était né sur un plateau de hune ou un mât de beaupré… Eh bien, Orcinus n’a pas une goutte de sang Lointain dans les veines. Orcinus, apprenti-conteur et maître voilier, est le fils unique et orphelin de l’héritier de Champarfait et de la princesse d’Héliopolis.

(Chacun s’agitait, s’inquiétait, s’insurgeait du geste comme de la voix un peu partout dans le réfectoire. Quant à la princesse Sanaâ, elle se tenait droite comme la Justice, vibrante comme la lune, et dévorait Salmus du regard.)