Chapitre LXXI (1/2)

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Le dîner se déroula dans une ambiance triste et solennelle. Le réfectoire était comme hébété par le silence et le bruit sec des couverts dans les écuelles et des timbales sur les tables. Notre voilier se balançait dans une houle délicate, bienveillante, la lune n’était qu’un minuscule croissant parmi des milliers d’étoiles scintillantes. C’était un soir magnifique, pacifique, mais aucun de nous n’avait le cœur à la fête.


Juste à côté, amarré à notre coque comme un poisson-pilote à son requin, le bateau des loyalistes ressemblait à une épave un peu fantomatique, avec sa silhouette noire, ses flambeaux rares, son équipage furtif. Seuls quelques éclats de voix témoignaient qu’il était habité, mais surtout, que les pourparlers allaient bon train. Nous ne distinguions ni les mots, ni même le ton de l’un ou de l’autre des négociateurs, et nous étions condamnés à attendre le retour de nos capitaines pour connaître enfin la teneur des échanges.


Je me forçai à manger, moitié pour faire plaisir à Milos, moitié pour faire plaisir à Perkinsus. Ils étaient assis tous les deux en face de moi, ils avaient l’air un peu désemparés, un peu inquiets, mais ils veillaient sur moi comme deux rorquals sur un baleineau affaibli. Ils étaient d’une tendresse magnifique, avec leurs grands yeux vifs et leurs petits gestes doux. Mais je ressentis le besoin de m’isoler un peu, aussi déposai-je un baiser sur chacune de leurs joues droites avant de m’éclipser pour rejoindre le gaillard d’avant.


Il faisait très sombre et rien ne bougeait autour de moi. Même la mer était presque immobile, léchant à peine l’étrave de notre voilier et reflétant les étoiles comme autant de grains de lumière. Je m’accoudai au bastingage, les yeux dans le vague, les jambes molles, l’esprit vagabond. Puis je sentis monter en moi une immense vague de tristesse, une déferlante impitoyable, qui m’essora le cœur et me mouilla les yeux. Perkinsus, qui apparut quelques minutes plus tard, sa main sur mon épaule et son regard dans le mien, me trouva donc pleurant toutes les larmes de mon pauvre corps, secouée de sanglots et abrutie de désespoir. Il me serra dans ses bras, et il murmura à mon oreille comme si je n’étais qu’une toute petite fille un peu perdue.


« Là… Je savais bien que c’était louche, cette envie de rester toute seule ! Il faut être veilleur pour avoir une vraie raison de regarder la mer pendant des heures… Je suis là, Lumi. Je sais que ce n’est pas moi que tu veux, mais tu peux compter sur moi. Tu le sais, hein ? Et puis il y a Milos, Rutila, Salmus, Aurata, Alexandrius… Nous tenons tous à toi. Tiens, même Ventura m’a demandé comment tu allais ! Tu vois, nous sommes tous là, pour toi, près de toi. Pleure donc, ma belle, il est grand temps que tu te laisses aller… Et après, tu te sentiras mieux. Il en a de la chance, Orcinus, d’avoir une jolie demoiselle qui l’aime à ce point ! J’espère qu’il le sait… Il faut avoir confiance, Lumi. Même si c’est difficile. Regarde, moi aussi, j’ai perdu mon amoureux. Et il n’est jamais revenu ! Mais pour toi, pour vous, il reste un espoir. Orcinus est vivant, juste là, sur ce bateau… Têtu comme il est, avec un peu de chance, ses ravisseurs en auront marre de le supporter et ils vont nous le renvoyer ? Là, calme-toi, Lumi. Respire… »


Je souris à travers mes larmes, émue par le monologue bienveillant de Perkinsus autant que par la solidarité de la troupe qu’il évoquait gentiment. Il avait raison : même si Orcinus me manquait à en hurler, je n’étais pas seule. J’avais des amis, des équipiers, des élèves qui comptaient sur moi. Et puis, si Rotu me voyait ainsi, poisseuse et abattue, il ne manquerait pas de s’en réjouir ! Je devais donc relever la tête autant que le défi. Et récupérer mon amoureux, ou qu’il soit.


Mais je n’avais le courage ni de rejoindre le réfectoire pour me mêler aux autres, ni de tendre l’oreille pour écouter ces pourparlers qui devaient évoquer Orcinus comme un drôle de paquet à négocier entre les différentes forces en présence. J’étais épuisée, vidée, alors je remerciai Perkinsus et descendis me coucher.


Je sombrai dans un sommeil agité, passant d’un cauchemar étrange où quelque chose tapait sur la coque comme pour s’inviter dans la voilerie, à un rêve délicieux où je sentais la voix d’Orcinus vibrer au creux de mon oreille et sa chaleur se répandre dans tout mon corps… C’était moelleux, merveilleux, mais je me réveillai en sursaut au son de mon prénom qui transperça la nuit autant que mes songes.

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