Chapitre LXXIV (1/2)

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Je passai le reste de la nuit à pleurer toutes les larmes de mon corps, roulée en boule sur ma paillasse comme un nouveau-né capricieux. J’avais la sensation d’avoir perdu Orcinus pour toujours, de voir nos chemins se séparer de façon inéluctable sans pouvoir rien faire contre ce destin à la fois immense et sombre.

Lorsque je réussis à me lever, j’arborais des yeux gonflés comme une civadière par vent arrière et une mine aussi grise que la réserve de goudron du bord. Je n’avais plus goût à rien, je ne voulais voir personne, je n’avais ni entrain ni énergie, comme si l’univers s’était ligué contre moi pour me mettre définitivement hors d’état de vivre. Pourquoi avoir illuminé mon chemin et mon quotidien de la présence insouciante et attentive d’Orcinus si c’était pour me priver aussi rapidement de sa présence ?

Je portais sur les épaules une tristesse absolue, insondable, qui se heurta dès mon arrivée au réfectoire à l’immensité du vide : les pourparlers étaient terminés, les négociations avaient échoué et les pirates étaient repartis en emmenant à leur bord leur précieux prisonnier. Personne ne s’étonna donc de ma tête de morte-vivante ! Perkinsus posa la main sur mon bras d’un air désolé, Milos me serra les doigts comme s’il disait adieu au monde et Rutila, tête haute et poings serrés, me regarda droit dans les yeux pour annoncer qu’elle ne renoncerait jamais.

Je n’eus même pas la force de la remercier ! Mais le brouhaha des ordres, des tâches, des préparatifs liés à notre appareillage me tirèrent heureusement de ma torpeur et me contraignirent à revenir à l’instant présent. Dans le feu de l’action, je n’eus guère d’autre choix que de me secouer ! Je dus me faire violence, mais cela m’évita très certainement de passer toute une semaine terrée dans la voilerie, en tête-à-tête avec mes larmes et mon vague à l’âme.

Pendant quinze jours, nous fîmes route vers le nord, toutes voiles dehors. La mer était belle, le vent était constant et favorable, le bateau marchait bien et l’équipage faisait honneur à l’organisation et à l’autorité de sa capitaine. Orcinus était présent dans les esprits, mais plutôt absent dans les discussions : chacun craignait de remuer le couteau dans la plaie, le manque dans le cœur, en prononçant son prénom devant moi.

J’ai honte de le dire, mais je n’eus pas d’autre choix que de me réhabituer à son absence : le froid de la paillasse, le silence de la nuit, le vide du petit matin… Pour ne pas sombrer, je m’accrochais à la bienveillance de mes compagnons, à l’humour acerbe de Perkinsus, à la coordination des manœuvres, à la présence discrète de Tempetus et aux petites attentions de Milos. C’est ainsi que je tins le coup, que je tins le cap, une fois de plus.

Au fil des jours, nous arrivâmes dans des contrées inconnues et inhospitalières. Nous étions presque tout au bout du continent, à des milliers de milles au nord de Champarfait. L’eau charriait par instant des morceaux de glace, les mammifères marins étaient immenses et recouverts d’une épaisse couche de graisse, et la terre, lorsqu’elle nous apparut au loin, dans la longue-vue de la vigie, ressemblait à une forteresse noire et désolée, cernée d’embruns agressifs et de remparts gelés. Nous étions arrivés en plein cœur de la base arrière des loyalistes champarfaitois, au pays où l’hiver durait huit mois et où nulle âme ne se rendait jamais.

Dans le minuscule port, défendu par deux tours de guet bardées de gardes et de canons, nous entrevîmes le bateau aux voiles auriques que nous ne connaissions désormais que trop bien ! Mais autour, rien ne bougeait… Comme si toute la région était figée dans une éternelle glaciation. Orcinus pourrait-il survivre à un climat pareil ? Et où était-il passé ? Je me forçais à ne pas trop y penser, à ne jamais rester inactive, pour éviter de me noyer dans mes pensées, mais tous les soirs, une angoisse extrême, glaçante, m'étreignait les entrailles de ses mains de sang.

Rutila nous ordonna de mettre le bateau au mouillage dans une toute petite crique, à l’écart de la forteresse mais à seulement quelques encablures du port. Ainsi, nous pouvions surveiller tout ce qui se passait, ou plutôt, tout ce qui ne se passait pas ! Car cette contrée ressemblait à un monstre marin endormi, avec son climat extrême et sa vie au ralenti. Au moins étions-nous ainsi à l’abri des vents glaciaux qui descendaient tous les soirs des sommets enneigés.

Mais il était urgent de nous équiper, et de nous approvisionner. Nous manquions d’eau douce, de vivres et de peaux. Certains entreprirent d’apprendre à chasser au harpon ou de se tailler un arc dans le bois des arbres au tronc affûté, presque noir, qui prospéraient sur les falaises de ce pays étrange. Pour un peuple de pêcheurs, ce n’était pas une mince affaire que de se nourrir, de se vêtir, loin des palmiers dattiers et des eaux chaudes de l’île-capitale !

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