Chapitre LXXV (1/2)

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Ces semaines-là, que nous passâmes coincés sur notre navire perdu au milieu des glaces, furent parmi les pires de mon existence. Orcinus me manquait à en hurler, l’immobilité me pesait terriblement, l’équipage était à la fois nerveux et amorphe et nul ne semblait entrevoir la fin de cette situation. Je me sentais impuissante et inutile, je n’avais d’appétit ni pour la vie ni pour la nourriture, et je passais des heures recroquevillée sous mes couvertures, sans entrain ni envie, à attendre que le temps passe dans une immobilité complète. Parfois, Tempetus, Rutila ou Perkinsus réussissaient à me faire quitter la chaleur de ma paillasse pour mener à bien quelque tâche utile à la collectivité, mais je n’avais toujours qu’une hâte : que cela finisse, pour retrouver le calme et la sérénité de mes tête-à-tête avec moi-même.

Un soir, ma rêverie fut interrompue par quelques coups légers sur la porte de la voilerie. Je n’avais envie de voir personne, mais le visiteur insista et malgré mon silence, le battant de bois s’entrouvrit sous l’impulsion inquiète de Milos. Je n’osai pas lui demander de me laisser seule, et il s’avança vers la paillasse, avec ses cheveux comme une auréole et ses yeux profonds comme un orage.

« - Bonsoir, Lumi.

- Bonsoir, Milos.

- Voilà des jours que tu n’es pas venue me saluer à l’infirmerie… Et je ne te croise plus non plus au réfectoire, ou sur le pont. Est-ce que tout va bien ?

- Bien sûr… Je suis juste fatiguée. Et glacée !

- Et c’est tout ?

- Non. Orcinus me manque.

- Il me manque aussi.

- …

- Lumi, l’équipage s’inquiète pour toi. Perkinsus, Anguillus, Rutila, Tempetus, Ventura… Ils m’ont tous demandé de tes nouvelles.

- Mais je vais bien ! Tu peux les rassurer.

- Tu as maigri, non ?

- Peut-être. Il est difficile de ne pas perdre de poids quand on n’a rien d’autre à manger que des poissons des glaces et des baies noires insipides.

- C’est vrai… Mais quand même, ce n’est pas normal. Tu permets que je t’examine ?

- Merci, Milos, mais ce n’est pas la peine.

- Et si je te dis que c’est un ordre de notre capitaine ?

- C’est Rutila qui t’envoie ?

- Oui. Je te l’ai dit, elle s’inquiète pour toi.

- …

- Lumi ? Tu n’as rien à craindre, tu sais. Tu me fais confiance ?

- Bien sûr ! Mais j’ai envie de rester tranquille…

- Je comprends. Ce ne sera pas long, je te le promets. Comment te sens-tu, ces jours-ci ?

- Seule. Faible. Impuissante.

- Bon… Tu es bien pâlotte, aussi. Evidemment, le soleil est rare ici, mais ça n’explique pas tout ! Allez, ma belle, peux-tu soulever ta tunique pour que je regarde tout ça ?

(Je soupirai de façon théâtrale, grimaçai très visiblement, mais je cédai devant la requête de la capitaine et aussi, la bienveillance jamais démentie de Milos.)

- …

- Bon… Tu disais que tu n’avais plus trop d’appétit ?

- Non. Rien ne me fait envie ! Je me damnerais pour une brochette de viande, mais tout ce qu’on trouve dans ce pays me dégoûte de plus en plus.

- Je vois. Tu as un peu minci, en effet. Tu n’as rien remarqué d’autre ?

- Non. Et je n’ai pas maigri tant que ça ! Hier, j’ai eu du mal à fermer mon haut. Le petit rouge, celui que j’aime bien porter pendant les quarts.

- Ah ? Tiens donc… Laisse-moi vérifier quelque chose…

(Il me palpa le ventre, les hanches, le cou.)

- Tu te sens épuisée, comme si tu n’avais plus du tout d’énergie ?

- Ou comme si mon amoureux avait été enlevé par un peuple étranger, oui.

(Milos sourit franchement.)

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