Chapitre LXXVII (2/2)
Dans les instants qui suivirent, je vis grossir le nombre de soldats et de serviteurs en tous genres agglutinés sur le chemin de ronde. Ils fixaient la nuit de leurs regards perçants, ils discutaient dans un champarfaitois râpeux, aiguisé, qui sonnait douloureusement à mes oreilles. Soudain, je perçus très nettement la voix d’Orcinus, avec son phrasé plus doux, plus mélodieux, qui était encore trop loin pour que je distingue vraiment ce qu’il disait mais que j’aurais reconnu entre mille ! Faisait-il partie de ceux qui avaient visé Tempetus ? Je ne pouvais pas le croire.
Et j’avais raison, comme le prouva la suite de cette douloureuse expédition. Perkinsus, alerté par le bruit de la détonation, jaillit de l'ombre et avança vers moi avec toute la discrétion dont il était capable. Il fut cependant repéré, puisqu’un second coup de feu éclata. Il tomba sur un genou, la jambe transpercée de part en part et le regard résigné. Il bascula vers le sol et je m’empressai de le recueillir, tel un poids mort, entre mes bras raidis par la terreur. Sur les remparts, j’entendis le bruit d’une arme que l’on rechargeait, puis une voix claire, impérative, presque royale, qui interpellait les soldats comme on plaiderait une cause désespérée.
« Vous êtes fous de tirer ainsi sans même savoir ce qu’ils veulent ! Les Lointains ne sont pas armés. Je vous l’ai dit cent fois. Pourquoi vous en prenez-vous à eux ? Ils n’ont rien fait de mal. Bien au contraire ! Puisque je suis votre prince, selon vous, vous devriez les remercier ! S’ils n’avaient pas été là pour me nourrir, pour me cacher, je serais mort depuis longtemps. Vous voulez leur tirer dessus ? Il faudra d’abord me passer sur le corps. Eh bien, qu’attendez-vous ? Allez-y ! »
Alors je levai les yeux vers les remparts et je vis Orcinus, droit comme un mât de misaine, planté devant le canon du soldat qui avait tiré précédemment et qui, visiblement, n’osait pas réitérer son geste de peur de blesser le précieux héritier du royaume…
Mon cœur s’affola. Mais je n’avais guère le temps de m’attendrir… Je profitai de cette intervention pour secouer doucement Perkinsus afin de le rappeler à lui. Il gémit, je le palpai partout sur le corps pour voir s’il avait d’autres blessures que ce trou rouge qui constellait tristement sa jambe. Puis je rampai jusqu’à Tempetus et, avec d’infinies et inutiles précautions, j’entrepris de le retourner pour voir s’il était encore en vie. Mais j’arrivais trop tard : ses yeux étaient vides, éteints, et son corps glacé n’était plus qu’un cadavre.
Je retins un haut-le-cœur et un cri de panique, puis je me souvins à la fois de Perkinsus qui avait besoin de moi et de mon enfant qui s’accrochait dans mon ventre. Je retrouvai alors une force étonnante, purement instinctive, qui me permit de tenir le coup. Grâce au moment de flottement qu’avait provoqué Orcinus parmi les soldats, je pus aider Perkinsus à se relever pour gagner le couvert de la forêt. Il s’appuya sur moi, claudiquant sur sa jambe intacte, et nous entreprîmes cahin-caha de rejoindre la côte et le navire. Le jour devenait de plus en plus clair, mon coeur était de plus en plus lourd, le temps me paraissait de plus en plus long… Mais nous finîmes par trouver notre chemin et atteindre l’échelle de coupée.
Anguillus, qui était de garde, nous vit arriver de loin et s’élança vers nous de son pas élastique. Il était temps, car j’étais sur le point de m’effondrer ! Très vite, plusieurs membres de la troupe nous rejoignirent et nous portèrent à bout de bras, Perkinsus et moi, jusqu’à l’infirmerie. Milos me jeta un regard affolé, estomaqué, mais il vit bien vite que je n’avais rien et que l’urgence était du côté de mon compagnon d’infortune. Entre deux évanouissements, celui-ci ne cessait de murmurer : « Pardonne-moi, Lumi… Je n’ai pas vu le temps passer. Sonu m’a emmené dans une délicieuse petite clairière, et là… Je suis tellement désolé. Je m’en voudrai toute ma vie ! Pourquoi ne suis-je pas mort à la place de Tempetus ? Il me manque déjà tellement ! » Écrasée de douleur, de soulagement et de fatigue, je finis par perdre connaissance.
A mon réveil, plusieurs heures plus tard, un soleil blanc et glacial inondait les sabords de l’infirmerie. Milos était assis derrière son bureau, avec des cernes aussi grands que son savoir médical et les cheveux tout emmêlés. Dans le lit voisin, Perkinsus reposait en silence, couvert de sueur et de bandages : il respirait avec difficulté, mais il respirait !
Mais notre ami Tempetus, avec sa présence discrète, ses tricheries aux cartes, sa loyauté à toute épreuve et son sens inné de la navigation, resterait pour toujours immobile au cœur de ces terres gelées et infinies. Je ressentis soudainement ce vide, cette absence, ce manque que me laissait la mort de mon ami, comme une trace indélébile qui marquerait à jamais mes souvenirs comme mes entrailles.
Et je fondis en larmes.
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