Chapitre LXXVIII (2/2)

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Je voulus rester avec Tempetus jusqu’au bout. Aussi aidai-je d’abord Milos, secondé de Rutila, à lui mettre son bel uniforme de cérémonie, celui avec les boutons dorés et les épaulettes, dont le bleu de mer était d’une luminosité presque incongrue en de telles circonstances. Qu’il était beau, avec sa peau comme une étoffe brune un peu ternie, son corps mince et souple, ses cheveux sombres comme le granit…

Au moment de prononcer le discours d’adieu, dressée contre la neige sur le pont du navire, il me sembla que Rutila était brisée par l’émotion. Sa voix tremblait avec force, ses mains étaient sèches et tristes. Et il était visible qu’elle puisait dans ses réserves pour rendre à son second l’hommage qu’il méritait, mais que quelque chose en elle s’était brisé pour toujours. La cérémonie fut d’une intensité sourde, absolue, parce que nous étions tous étranglés par l'injustice et la violence qui s’étaient abattues sur notre compagnon, mais aussi parce nous tremblions de froid !

Pour pouvoir rendre à la mer le corps de Tempetus, nous avions dû creuser un trou dans la glace, un peu plus loin sur la banquise. A l’issue de l’oraison et de la prière funèbres, le corps passa ainsi de bras en bras, de la coupée jusqu’à cette dernière demeure improvisée. Respecter les coutumes Lointaines depuis cette latitude extrême n’était pas une mince affaire.

Perkinsus et moi-même, parce que nous étions les amis proches du défunt, eûmes l’honneur d’être placés en bout de chaîne. Le veilleur pleurait de tout son cœur, assailli au même titre que moi par un immense sentiment de culpabilité. Avec ses yeux rouges et sa blessure assortie, avec son nez gelé et son équilibre précaire, il n’en menait vraiment pas large au moment où nous précipitâmes la dépouille de Tempetus dans une eau à la transparence glacée. Le corps était lourd, il faisait froid, j’avais l’impression que mes mains allaient lâcher prise à chaque seconde… Puis notre second capitaine rejoignit pour l’éternité les bras légendaires et accueillants d’Aquahé, notre déesse-sirène, en espérant qu’elle daigne braver des températures aussi extrêmes pour venir chercher notre compagnon.

Un peu plus loin, comme un phare sombre posé sur un glacier éclatant, la forteresse des pirates se dressait avec un aplomb particulièrement provoquant. Les gardes semblaient effectuer leurs rondes sans se préoccuper de nous, de notre cérémonie et de notre chagrin. Jusqu’où ces gens étaient-ils prêts à aller pour rendre à leur terre d’origine celui qu’ils considéraient comme leur roi ? Orcinus était-il là, quelque part, derrière une fenêtre grillagée, à pleurer avec nous pour saluer la mémoire de Tempetus ? J’étais beaucoup trop loin pour le voir, mais étonnamment, j’avais l’impression de ressentir sa présence.

Lorsque tout fut fini, lorsque le corps de notre second capitaine eut été englouti par la mer, nous regagnâmes le bord dans un silence pesant. Nous marchâmes les uns derrière les autres, courbés sous le froid autant que sous les souvenirs. Heureusement, un repas chaud nous attendait au réfectoire et cela nous mit un peu de baume au cœur. Mais je ne lâchai pas Perkinsus d’une semelle, comme si notre amitié avec le défunt nous rendait pour l’instant totalement inséparables.

La journée s’étira et laissa place à la nuit. L’ambiance était lourde, figée, les gestes étaient ralentis et les voix étouffées. Peu à peu, le réfectoire se vida. Il ne resta que les irréductibles, les inconsolables : Perkinsus qui tenait machinalement entre ses mains le couteau en os de baleine de Tempetus, Rutila qui gardait la tête infiniment basse, Salmus dont les yeux éteints semblaient ne plus avoir d’horizon, Ventura qui fondait en larmes toutes les dix minutes, et moi, avec mon esprit éteint et mes mains glacées.

Nous nous installâmes tous à une table, au coin de la cheminée, avec un jeu de cartes et une bouteille de liqueur d’anémone. Et nous jouâmes, jouâmes, jouâmes, convoquant les bons moments et les défis relevés, échangeant souvenirs et anecdotes comme un hommage un peu atypique, mais infiniment sincère.

Il devait être cinq ou six heures du matin lorsque Rutila prit la parole : « Allons, les amis, il est grand temps d’aller nous coucher. Perkinsus dort debout ou plutôt assis, Salmus n’a plus rien à boire, Ventura n’a plus de larmes et Lumi commence à tricher aussi bien que Tempetus… Mieux vaut nous en tenir là. Merci à tous de votre compagnie… Perdre son second, surtout aussi jeune et aussi compétent que Tempetus, est un sacré coup dur dans la vie d’un capitaine : sans vous, je ne sais pas si j’aurais tenu. Mais mes responsabilités ne s’éteignent pas avec la mort de Tempetus : et si je dois les porter seule pendant quelque temps, eh bien, je le ferai ! Il est grand temps pour nous de quitter cette île. Les loyalistes ne nous rendront pas Orcinus… Et tant que nous sommes ici, immobiles, vulnérables, Rotu pourrait nous retrouver. Et faire d’une pierre deux coups : Orcinus mais aussi Lumi ! C’est notre rapidité qui nous protège… L’hiver s’affaiblit, les glaces commencent à fondre : dès que nous pourrons creuser un passage pour le bateau, nous reprendrons la mer. En attendant, tout le monde au lit ! »

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