Chapitre LXXXI (1/2)

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Il ne me fallut pas plus de trois secondes pour reconnaître la silhouette élégante, arrogante, tranchante qui nous fixait depuis le pont de cette galère, avec un habit de velours vert et une longue-vue constellée de diamants. C’était Rotu, que j’identifiai à la fixité de son regard, à la fierté de sa posture et à la glaciation qui s’empara instantanément de mes veines. Celui que j’avais fui de toutes mes forces, quelques années auparavant, bravant la nuit, la mer et l’inconnu pour me mettre hors de portée de sa violence boueuse et de ses apparences trompeuses, était juste là devant moi, à quelques dizaines de mètres à peine.

Je n’avais même plus la possibilité de me cacher : il m’avait très bien vue, et il m’avait gratifiée d’une révérence visqueuse, narquoise, immonde qui m’avait secouée de frissons. Je restai donc là à le regarder, ne sachant trop que faire, avec la peur au ventre et la main de Perkinsus posée sur mon bras. Ma gorge était trop nouée pour me permettre de parler, mon dos était trop raide pour me permettre de fuir, mon esprit était trop figé pour me permettre de penser. Seuls les mots murmurés par mon ami veilleur, caressant mon oreille, purent me faire revenir à l’instant présent.

« - Voilà donc ce maudit prince Rotu dont on parle depuis si longtemps !

- …

- Ma foi, il est assez beau, ton mari. Dommage qu’il soit méchant, violent et rancunier.

- N’est-ce pas ! Je me suis fait avoir par son allure, au début. J’étais même toute contente de devenir sa femme…

- Comme l’auraient été beaucoup d’autres jeunes filles si elles avaient été à ta place, Lumi. Tu ne pouvais pas deviner.

- C’est vrai. Dans les légendes, les monstres sont toujours laids, comme si leur noirceur d’âme devait se refléter sur leur physique. Alors que dans la vie, les monstres ne sont pas toujours ceux que l’on croit. Le gentil prince blond, si policé, si bien élevé, si charmeur, cachait terriblement bien son jeu.

- Oui.

- Et maintenant, il va nous poursuivre partout, roulé dans sa haine et dans sa rancune, juste pour me récupérer comme on revendique une terre abandonnée ou un objet de famille. Puisque je suis sa femme, je lui appartiens. Il n’y a pas une once d’amour là-dedans, juste de la fierté, de la possession, de la destruction. Et le jour où il saura que son neveu, héritier du trône, n’est autre que mon compagnon, je n’ose même pas imaginer ce qu’il serait capable de faire. »

Perkinsus ne me répondit pas, mais je sentis sa main peser un peu plus fort sur ma peau, comme pour réaffirmer sa présence. En retour, je me contentai de lui serrer les doigts en silence, en espérant qu’il ressente à travers ce simple geste toute mon amitié mais aussi toute ma reconnaissance : depuis le tout premier jour, il m’avait prouvé que je pouvais compter sur lui en toutes circonstances.

Pendant quelques jours, l’observation silencieuse fut une occupation très prisée de l’ensemble de l’équipage. La galère de Rotu resta à quelques toises de notre voilier, et celui-ci nous épiait, tantôt accoudé au bastingage, tantôt assis sur le pont. Nos deux capitaines observaient ce manège avec une inquiétude manifeste, constatant tout bas que l’ennemi était en train d’assimiler toutes nos habitudes : les bateaux-lits, si vulnérables, sur lesquels la grande majorité de la troupe se retirait pour la nuit, les horaires immuables de mes quarts au rythme de la cloche, le cycle des rondes et des repas… L’organisation ancestrale des Lointains était bien facile à comprendre, et donc à anticiper, pour quiconque prenait la peine de nous observer. Nous étions donc sur nos gardes, et j’étais bien heureuse que Perkinsus ne me laisse plus dormir toute seule dans la voilerie.

C’est d’ailleurs en pleine nuit que Rotu décida de passer à l’action. Il rejoignit notre navire à la nage, avec pour seule compagnie un poignard en acier et la lueur meurtrière de ses beaux yeux verts. Je dormais comme un loir, la main posée sur mon ventre, et ce n’est que lorsque je perçus le tout petit déclic que faisait la poignée de la porte que je méveillai dans le noir, le coeur battant et les oreilles aux aguets. Très doucement, je m’emparai d’un épissoir abandonné par Orcinus sur la table de nuit, et du couteau de Tempetus que Perkinsus posait près de nous tous les soirs avant de se coucher. Et j’attendis sans un geste, tétanisée par la peur autant que par la haine.

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