Chapitre LXXXII (1/2)

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Cette course-poursuite dura trois longues journées, pendant lesquelles je veillai à ne pas perdre de vue la silhouette de Rotu, menaçante et hautaine du haut de sa galère, mais sans jamais nous en approcher. C’était une danse étrange, un équilibre fragile, un défi silencieux qui créait un lien sourd et lourd entre les deux navires. Et entre lui et moi…

À notre tribord, la côte était toute proche. Les paysages défilaient au rythme des quarts, dessinant les contours élégants et familiers de Champarfait. Je retrouvais les vallons généreux de mon enfance, les vergers à perte de vue, les cheveux blonds travaillant dans les champs et les habits de lin aux reflets émeraude. Curieusement, cette familiarité presque viscérale me rasséréna, me rassura, comme si malgré toutes ces années passées parmi les Lointains, malgré les mauvais souvenirs qui rejaillissaient dans mes cauchemars, j’avais laissé à Champarfait une sorte d’ancrage comme lequel je ne pouvais pas lutter.

Je dormais très peu, veillant toutes les nuits sur le repos de Perkinsus à l’infirmerie. Aussi fus-je parmi les premiers à courir sur le pont lorsqu’une explosion retentit dans la douceur d’un soir, même s’il me fallut un moment pour comprendre ce qui c’était passé. Ventura, qui était de quart à ce moment-là, m’expliqua avoir vu un tout petit esquif s’approcher en silence de la galère de Rotu. Puis elle avait entendu une immense détonation et tout s’était brouillé devant ses yeux.

Autour de nous, le ciel était brûlant et vertigineux comme un incendie. À une centaine de mètres de la proue de notre navire, encastrée sur les rochers noirs de la côte, une embarcation crépitait de mille feux, n’exhalant que fumées grises et cris de panique. Quelques planches, quelques rames, quelques ombres nous permirent d’identifier la galère sur laquelle paradait Rotu quelques instants auparavant. Tous les Lointains s’étaient regroupés sur le pont ou sur les gaillards. Et nous étions pétrifiés, massés le long du bastingage comme des prisonniers guettant la liberté, incapables d’agir ou de parler, les yeux et les oreilles bourdonnant sous les fureurs du feu.

Puis le fracas et les flammes se muèrent en un silence abyssal, déchirant, tandis que l’épave s’abîmait dans la mer. Rutila murmura alors, sans s’adresser à personne en particulier : « Pauvres diables, je doute qu’il y ait le moindre survivant… Mais la vie a parfois beaucoup d’humour : c’est ici, à quelques dizaines de toises près, que s’est déroulé le naufrage dans lequel le prince Lomu, la princesse Hanaâ et leur fille ont perdu la vie. C’est ici que Muraena a sauvé Orcinus d’une mort atroce en l’allongeant sur une planche de bois et en rejoignant la rive, à la nuit tombée. Et voilà que cet odieux Rotu vient finir ses jours exactement au même endroit ! Décidément, cette dynastie semble maudite. Ma foi, je ne vais pas pleurer ! Même si je regrette que des dizaines d’innocents aient péri avec lui… Car ces pauvres galériens n’avaient rien fait de mal. Ils n’étaient que des marins, exactement comme nous. »

Je restai encore un long moment sur le pont, m’attendant presque à voir surgir Rotu quelque part… La nuit était étonnamment douce, apaisée, comme un vide immense juste après la tempête. Autour de moi, les yeux étaient grand ouverts, les souffles étaient courts, haletants, et les mains se joignaient sans un mot devant le spectacle de la mort et du noir. Rotu ne reparut pas, et vaincue par le sommeil autant que par le soulagement, je rejoignis l’infirmerie pour raconter la scène à Milos et à son patient, que le bruit de l’explosion avait forcément réveillés.

Le lendemain, le soleil se leva sur une vision d’horreur : partout autour de nous, à la surface de l’eau, dans le creux des rochers, flottaient des cadavres éventrés et calcinés, des membres arrachés, des planches déchiquetées, des voiles en lambeaux et d’autres débris indéterminés… Je ressentis un intense dégoût et ne pus m’empêcher de vomir par-dessus bord, ce qui m’exempta de devoir obéir à notre capitaine lorsqu’elle ordonna de récupérer les corps des marins champarfaitois et de les remonter sur le pont afin de leur offrir une sépulture décente. Cette tâche glaçante occupa mes compagnons toute la matinée. Et pendant la cérémonie mortuaire, après qu’Alexandrius ait fini de lire un texte sacré en hommage aux défunts, tandis que les femmes chantaient pour appeler notre déesse-sirène Aquahé, la majorité de l'équipage semblait presque aussi pâle et raide que les morts, qui étaient pourtant rendus à l’état de bouts de chair brûlés et méconnaissables.

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