Chapitre LXXXII (2/2)

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Je n’eus pas la force de rester jusqu’à la fin des obsèques. Une seule pensée tournait et retournait dans mon esprit : j’étais enfin débarrassée de Rotu ! À cette idée, je ressentais un sentiment fort, presque violent, un mélange de liberté, de soulagement et de doute. Au moins mon enfant n’aurait-il jamais besoin de se préoccuper de ce triste sire qui l’aurait certainement poursuivi de sa haine implacable et aveugle ! J’aurais préféré voir son cadavre, l’enterrer de mes propres mains sous un arbre de Champarfait pour me convaincre que le pire était derrière moi. Mais le destin avait choisi de le faire périr ainsi, parmi des dizaines de morts anonymes. Dont acte.

Côté Lointains, l’explosion n’avait fait que quelques blessés, légèrement atteints par des flammes ou des espars. Milos avait cependant recommandé de s’arrêter à terre pour quelques jours, le temps pour chacun de reprendre des forces et de maîtriser ses émotions. Cette halte serait aussi profitable à la santé de Perkinsus, que le roulis de la mer fatiguait. Rutila accéda à la requête du médecin et nous conduisit à l’embouchure de la rivière sacrée la plus proche pour accoster. J’étais donc de retour, dans des circonstances infiniment improbables, sur ma terre natale.

Nous y restâmes une semaine, choyés par les habitants des environs qui nous apportaient des vivres, du linge propre, de l’eau claire… Pensaient-ils que nous étions à l’origine de la mort de leur tyran et voulaient-ils nous en remercier ? Ou bien était-ce simplement la réputation de pacifisme et de bienveillance des Lointains qui nous valait cet accueil ? Toujours est-il que cela nous fit chaud au cœur et nous fut d’une grande aide, après tous ces mois d’exil forcé dans les terres glacées du grand Nord.

Rassurée par la disparition de Rotu, je me sentais un peu plus sereine. Et je finis par annoncer ma grossesse à l’ensemble de l’équipage, comme on ose enfin se projeter vers l’avenir, du bout du cœur ou sur la pointe des pieds… Mes compagnons me félicitèrent abondamment, m'entourant de leur présence et de leur bienveillance, se montrant rassurants quant au futur retour d’Orcinus parmi nous… Je n’en oubliais pas pour autant son absence, mais cela me la rendit un peu plus supportable.

Mon ventre, délivré de ce secret que je gardais depuis quelques semaines, affichait un tout petit renflement très mignon, très discret, que je dissimulais au quotidien sous des tuniques fluides et amples mais sur lequel ma main se posait amoureusement, le soir venu, au creux de ma paillasse. J’avais pourtant encore bien du mal à y croire ! J’étais cernée par la mort, séparée de mon amoureux, perdue sur la rive de mon pays natal parmi un peuple adorable, mais toujours un peu insaisissable. Un enfant pouvait-il vraiment naître dans des circonstances pareilles ? Où serait son identité ? Comment pourrait-il grandir sans père à ses côtés, sans murs pour le protéger, sans horizon à embrasser ? Le rôle de mère me semblait beaucoup trop grand, beaucoup trop intense pour moi, pauvre petit atome perdu dans l’immensité des océans et dans la folie meurtrière des Hommes et des rois. Mais je ne pouvais partager mes doutes et mes craintes avec personne, pas même avec Perkinsus.

Lorsque celui-ci et les autres blessés eurent repris à la fois des forces et des couleurs, nous nous apprêtâmes à repartir. Je résolus alors de m’échapper quelques heures pour tenter d’avoir des nouvelles de mon père et de mes sœurs. Après tout, je ne risquais pas grand-chose : Champarfait n’avait plus de roi ! Les paysans prenaient la nouvelle avec philosophie tandis que les nobles s'agitaient et parlementaient… Le pays n’avait plus ni cap, ni boussole. Et au milieu de ce chaos, nul ne ferait attention à moi.

J’entrepris donc d’interroger la population des environs pour savoir si quelqu’un n’avait pas entendu parler du précepteur royal et de ses filles, par un voisin ou un cousin ayant des connexions à la capitale… Et je fus renseignée bien au-delà de mes espérances ! Puisqu’une vieille dame élancée, édentée, me dit qu’une jouvencelle était justement arrivée de la capitale deux semaines plus tôt et qu’elle pourrait très certainement m’aider.

Cette paysanne semblait bien étrange, bien usée, mais totalement inoffensive. Alors je la suivis, sans prévenir personne, curieuse de rencontrer la jeune fille en question et impatiente de savoir si ma famille se portait bien.

Elle saisit ma main et m’entraîna en silence, un doigt sur les lèvres, jusqu’à une minuscule maison de pêcheur, perchée sur les rochers, tout près de l’endroit où notre navire avait jeté l’ancre. Je pénétrai dans la seule et unique pièce, étroite et sombre malgré un soleil éclatant. Je ne vis d’abord qu’une silhouette fine et féminine, une main blanche et décidée, une tenue modeste mais propre et bien coupée, et des cheveux blonds comme le maïs en été.

Puis la jeune fille se retourna pour me faire face et je ne pus retenir un cri de surprise.

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