Chapitre LXXXIII (1/2)
Mon cerveau mit un petit quart de seconde à réagir. Puis je sautai au cou de cette charmante jeune fille aux cheveux d’or et aux yeux de jade, dont le sourire mutin, le regard filou et l’attitude bravache étaient bien ceux de ma jolie sœur bien-aimée, la petite Suni.
Elle avait bien grandi ! Elle portait avec une élégance de reine détrônée une tunique aux reflets de bronze et de sapin qui ressemblait à un uniforme de marmiton ou à une tenue de femme de chambre. Elle était droite comme la tour du château royal qui l’avait vue naître, épanouie comme un brin d’herbe au printemps et belle comme l’enfant qu’elle n’était plus. Et j’étais si heureuse de la revoir ! Il nous fallut quelques minutes de silence et d’étreinte frénétique pour digérer notre émotion autant que notre surprise et retrouver l’usage de la parole.
« - Suni, murmurai-je sans vraiment y croire, que fais-tu donc ici, dans cette maison de pêcheurs ? Est-ce que tu vas bien ? Tu as quitté le palais ?
- Je vais bien, Lumi, mais oui, j’ai dû partir… Et toi ? Je pensais que tu étais quelque part à l’autre bout du monde connu, à voguer sur les mers avec les Lointains.
- Eh bien, c’était presque ça, en effet… Mais tu vois, nous sommes repassés par ici. Il y a eu une explosion, Rotu est mort, mais plusieurs de nos compagnons ont été blessés alors nous avons décidé de faire escale dans cette petite crique, pour quelques jours.
- …
- Comment va Père ?
- …
- Suni, que se passe-t-il ?
- Je suis désolée, Lumi. Mais je n’ai pas de bonnes nouvelles.
- Oh…
- Notre père est mort, il y a un mois. C’est Rotu qui l’a fait tuer… Chez nous, au palais. Plusieurs hommes sont entrés en pleine nuit, il n’a rien pu faire. Moi non plus ! Heureusement, je m’étais cachée dans les cuisines pour bavarder avec les marmitons et voler un peu de dessert…
- Quelle horreur… Mais quelle chance que tu sois aussi gourmande et que les cuisiniers aient l’habitude depuis tant d’années de te voir traîner dans leurs jambes ! Notre pauvre père… Il n’avait jamais fait de mal à personne.
- Oui.
(Je sentis mes yeux se remplir d’une eau trouble et poisseuse, tandis que mes entrailles se tordaient de vide et de colère.)
- Et Ruti, comment va-t-elle ?
- Ils l’ont assassinée, elle aussi.
- Oh !
- Avec son mari et ses trois enfants.
- Quelle monstruosité !
- Encore un ordre de ton charmant mari, Lumi.
(Je perdis le souffle et la lumière pendant plusieurs secondes, suffoquée de révolte et d’impuissance, tentant de maîtriser les images de ma sœur si fière et si élégante, arrosée de sang, qui envahissaient mon esprit et brûlaient dans mes veines.)
- Mais pourquoi Rotu a-t-il fait cela ?
- Eh bien…
- Oui ?
- C’est une longue histoire… Quand tu as été déclarée morte, il a convoqué Père pour une audience privée. Car il n’avait pas perdu le nord, figure-toi ! Enfin, il n’avait pas oublié ces terres fertiles dont tu devais hériter et qui faisaient partie de ta dot. Puisque tu étais décédée, et que Ruti était déjà mariée, il a exigé de Père de me prendre pour épouse.
- Quoi ?
- Père a refusé. Officiellement, il a dit que ce serait malsain, incestueux, que le roi épouse la soeur de sa femme. Mais en vrai, en privé, il m’a dit que Rotu t’avait maltraitée, et qu'il refusait de faire deux fois la même erreur en confiant une autre de ses filles à ce malotru.
- Malotru est un euphémisme… Mais Père avait bien raison de vouloir te protéger.
- Il l’a payé de sa vie… Et notre sœur aussi.
- Et les enfants ? Pourquoi Rotu a-t-il aussi tué les enfants de Ruti ? C’est ignoble.
- Rotu n’a aucune pitié ! Il ne voulait ni témoin, ni orphelin qui pourrait un jour lui demander des comptes… Alors il a rayé notre famille de la carte. Enfin, presque ! Puisque nous sommes encore là, toi et moi. Et je nous ai vengées !
- Que veux-tu dire ?
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