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C’était un soir comme tous les autres… Sarah prenait le temps de faire chaque chose posément, de boire un peu mais pas trop, de placer ses opinions discrètement, de rencontrer les personnes importantes, d’observer et de discuter avec presque tous les invités de Florence. Elle était plutôt en forme ce soir-là, du haut de ses vingt-cinq ans, drapée dans sa robe prune qui tombait sur ses hanches avec souplesse et descendait jusqu’à ses chevilles, lui conférant une allure gracieuse et élancée. Ses longs cheveux auburn étaient rassemblés avec recherche et une fausse négligence. Florence était fière de la douce beauté qui émanait de son amie la plus chère, et ne pouvait s’empêcher de la dévorer des yeux depuis le début de la soirée qu’elle et son mari Frederick Arthur donnaient.
Elles s’étaient rencontrées plusieurs années auparavant, en 1882. Sarah, jeune anglaise issue d’une grande famille aristocratique était alors élève aux Beaux-Arts de Paris sous la tutelle du peintre orientaliste Jean-Léon Gérôme. Le défunt père de Florence, monsieur Mott Baker, était venu en France pour découvrir quelques nouveaux talents pour lesquels ses qualités de mécène sauraient s’exprimer. Il avait emmené Florence avec lui, trop heureux de faire découvrir à sa fille unique et chérie les lumières de Paris. Et c’est là-bas, dans cette célèbre école, que Florence vit pour la première fois les deux personnes qu’elle aimerait le plus au monde après son père : son futur mari Frederick Arthur Brigdman et la jeune Sarah Wortley Montagu, de presque dix ans sa cadette. Le quatuor se fit avec tant d’élan et d’amitié, d’amour aussi, qu’ils passèrent tous quatre presque toutes leurs soirées parisiennes ensemble. Ils visitèrent la Ville-Lumière et ses lieux insolites ou charmants, dînaient dans des restaurants à la mode, marchaient dans les jardins publics, discutaient d’art un peu partout où ils se rendaient…
Monsieur Mott Baker aimait ce garçon, américain comme lui et sa fille qui plus est, et sa peinture touchante et colorée. Et il était intrigué par cette gamine, pas délurée mais pleine d’un caractère bien trempé, quoiqu’un peu frivole. Il riait aux récits de Jean-Léon Gérôme et de Frederick Arthur sur la solidité de cette dernière durant leur précédant voyage en 1880, de l’Égypte à l’Algérie, tant elle semblait s’adapter à la lourde chaleur de ces pays avec beaucoup de facilité. Un petit miracle de la part d’une anglaise !
Florence, pour sa part, avait tout de suite été conquise par ces deux personnalités : l’homme était séduisant, séducteur même, et sensible ; la jeune fille, elle, était… Les qualificatifs étaient difficiles à trouver. Captivante. Oui, c’est un terme qui lui allait. Captivante, mais sans le faire exprès et surtout sans s’en rendre compte. Insouciante aussi. Et peintre intéressante, aimant les aspects minutieux. Ses vues de ce récent voyage montraient un souci du détail, aussi bien dans les croquis réalisés sur place que dans les tableaux qu’elle avait fait une fois de retour à Paris. Les scènes d’intérieur étaient les plus réussies, la sensibilité de la toute jeune fille – elle avait 19 ans alors – se manifestait au mieux.
Lorsque le père de Florence avait proposé aux deux élèves de Gérôme de l’accompagner à Boston, il n’y avait pas eu la moindre hésitation. Mais plus encore que la perspective du mécénat, c’était pour ne pas rompre le charme de leur petit groupe qu’ils avaient accepté. La mère de Sarah, seule autorité légale depuis la mort de Lord Wortley Montagu, avait donné son accord par lettre. La traversée de l’Océan Atlantique fut inoubliable – il faut dire qu’un voyage en paquebot était déjà un événement appréciable, dont Sarah s’émerveillait presque chaque jour. Les longues promenades sur le pont, les dîners, les discussions interminables entre Sarah et monsieur Mott Baker, chacun tenant tête à l’autre malgré la différence d’âge, les grands fou-rires, bref, tout cela était fantastique. C’est ainsi que Frederick Arthur demanda tout naturellement la main de Florence à son père, et que Sarah devient sa meilleure amie.
Aujourd’hui, elles s’entendent comme jamais. Sarah vient régulièrement à Boston, entre ses voyages dans les pays « orientaux » et les cours aux Beaux-Arts. Elle était surtout venue assister Florence au décès de son père, un an auparavant. C’était la présence de Sarah qui fut la plus importante pour Florence, malgré tout l’amour qu’elle portait à son mari. Et ce soir encore, Sarah était là. Elle était arrivée depuis plusieurs semaines déjà, avec peut-être une promesse de rester un peu plus longtemps avec eux – avec elle – cette année.
La chaleur de l’été 1888 se faisait encore un peu plus sentir ce soir-là, et de nombreux invités déambulaient dans le grand parc des Mott Baker-Brigdman à la recherche d’un peu de fraîcheur à l’ombre des grands arbres. Sarah avait rejoint Florence à l’intérieur et s’appuya sur son bras pour la presser de sortir un peu avec elle sur la terrasse.
— Allons, occupe-toi un peu de moi et ne t’inquiètes donc pas tant pour tes invités ! Elle riait, et son regard avait une pointe de moquerie.
Florence se laissa guider, trop heureuse de voler quelques instants de repos. Elle était certes la maîtresse de maison, mais les employés connaissaient leurs rôles par cœur depuis fort longtemps, ayant l’expérience des nombreuses réceptions précédentes, du temps même où son cher père vivait encore. La tradition familiale des soirées mondaines était respectée.
— Et bien Florence, tu vois bien que tout se déroule à merveille ! Ne sois pas si soucieuse… Profite plutôt de cette magnifique nuit…
— Oui… murmura-t-elle peu convaincue, comme si les choses allaient s’écrouler si elle ne s’en occupait pas personnellement.
Sarah lui raconta toutes les discussions qu’elle avait déjà eu depuis le début de la soirée, critiquant telle ou telle « vieille peau », louant tel ou tel critique, ne départissant pas de sa bonne humeur et de sa volubilité qui plaisaient tant à Florence. Cette dernière finie par se détendre et remercia intérieurement son amie. Elles trinquèrent ensemble.
— À ta trouvaille d’un nouveau mécène, jeune, riche, beau et prêt à tout pour toi ! avait souhaité Florence, riant à cette idée.
— Ma foi, il y en a un qui semble intéressé par ma peinture, John Lewis Doodley. Tu sais, nous avions déjà discuté ensemble à son sujet il y a quelques mois de cela : il a une galerie à Boston, ce qui me permettrait de venir te voir plus souvent.
Elle avait plongé malicieusement son regard dans celui de son amie. Cela troubla Florence, qui ne savait pas quoi répondre.
— Pourquoi pas. C’est un homme qui a l’air bien placé dans les milieux artistiques…
Ce fut tout ce qu’elle réussit à prononcer. Sarah lui ôta sa coupe de la main et la posa avec la sienne sur le rebord de la terrasse afin de l’enlacer tendrement.
— Merci Florence, lui souffla-t-elle à l’oreille. Je pense que je vais accepter son offre avant de repartir pour le Maroc. Merci pour ton soutien. Pour ton amitié.
Florence était merveilleusement bien. Elle n’avait plus envie de bouger, elle aurait voulu rester ainsi tout contre le corps de son amie lui témoignant son affection. Elles étaient inséparables. Complices. Fidèles. Pourtant, un je-ne-sais-quoi d’inquiétude envahit son esprit à cet instant, comme l’intuition d’une séparation toute proche. Elle trembla doucement.
— Tu as froid ? Tu es sans doute fatiguée… Veux-tu t’allonger quelques instants dans le petit salon ? Frederick se débrouillera bien quelques temps seul avec vos invités.
Elle l’entraîna vers un des sofas, l’obligeant gentiment à s’allonger. Elle lui caressa la joue, d’un geste presque maternel, elle qui était pourtant la plus jeune des deux. Florence soupira longuement, puis ferma les yeux. Elle sentit les lèvres douces et soyeuses de son amie se poser sur son front dans un demi-sommeil… Au loin, les bruits de la soirée s’éloignaient jusqu’à ce que le silence apaisant l’envahisse.
Sarah l’avait laissé là, convaincue que Florence méritait bien ce repos. Elle se dirigea vers Frederick Arthur qui se trouvait en grande discussion avec deux promoteurs.
— Ah, Sarah, ma jolie, ces messieurs me complimentaient justement au sujet du magnifique portrait de feu mon beau-père que tu as fait faire par Benjamin-Constant !
— Messieurs…
Puis, baissant le ton, elle s’adressa à Frederick Arthur.
—Dis-moi, mon cher, ta douce et tendre épouse s’est tant et si bien préoccupée de cette soirée qu’elle s’est écroulée de fatigue dans le petit salon. Je pense qu’il faudrait que tu la portes jusqu’à votre lit…
Elle laissa s’exécuter ce grand gaillard dont elle avait fait la connaissance sur les bancs de l’école des Beaux-Arts. Elle gardait surtout un fabuleux souvenir de leur premier voyage dans les pays chauds et de la manière fraternelle avec laquelle il avait alors veillé sur elle. Il portait d’ailleurs en second prénom celui de son vrai frère, Arthur Wortley Montagu, qui n’avait pour sa part pas continué les études artistiques et les voyages, préférant retourner à Londres dans le manoir familial auprès de leur mère. En effet, si son frère aîné avait supporté très difficilement la chaleur et les conditions de vie durant le voyage de 1880, Sarah quant à elle n’avait absolument pas été dérangée par ces éléments. Elle avait été absorbée par la contemplation des paysages qu’elle n’avait pu qu’imaginer auparavant. L’atmosphère lourde et moite, les épices, les secrets cachés derrière les volets clos, le soleil cuisant : ses carnets de croquis tout autant que son cœur se remplissaient. Elle savait alors qu’elle ne serait plus jamais la même après ce voyage.…
Elle s’était amusée à imaginer que sa bonne acclimatation était due au sang italien qui coulait dans ses veines. Elle avait appris par les femmes de sa famille qui se transmettaient le secret de génération en génération que, si elle descendait bien de son illustre aïeule Lady Mary Wortley Montagu – orientaliste avant l’heure et inspiratrice de sa propre vocation – elle ne descendait pas de son époux Lord Edward. Elle était issue de la lignée du fils que Lady Mary avait eu d’un amant italien, Algarotti. Mais cet enfant avait été reconnu et élevé en tant qu’héritier de la famille pour éviter tout scandale et assuré la pérennité du nom. C’était son arrière-grand-père.
Sarah se rendit soudain compte qu’elle s’était perdue dans les méandres de ses pensées, à des kilomètres et des années de cette soirée. Elle était sorti dans le jardin et regardait la maison des Mott Baker-Brigdman, dans laquelle Frederick Arthur était maintenant entré depuis longtemps. La chambre à coucher à l’étage était faiblement éclairée : il avait sans doute porté sa femme dans leur lit. La jeune femme attrapa un verre de vin puis chercha des yeux dans la foule des invités encore présents. Elle avait un accord commercial à établir.
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