Juillet 3
— Allez ! Cul sec ! Mon pamplemousse ! gueula Evack vers Pola, sa serveuse.
Elle aussi avait été invitée pour passer quelques jours dans le manoir.
— Pamplemousse ! Encore ! C’est quoi ton problème ? Surnom de merde ! gueula-t-elle. Où tu vois un zeste de pamplemousse en moi ?
Une fidèle allier quand il me prenait le gri-gri d’insulter Evack alors qu’un nouveau surnom, frisant le ridicule, était lancé dans un bar bondé. J’avais le pot. À chaque fois, l’assemblée d’heureux poivrots se tournait vers moi avant de se marrer comme des baleines. Pola savait détourner l’attention.
Petite, avec de grands yeux bruns, elle avait le brésil dans les veines et tatouait sur la peau. Ce bout de femme savait se faire respecter de tout le monde. Pas une personne n’osait la contrarier. Qui s’y frottait, récoltait une plaie ou deux. Amusante, elle l’était, mais rien ne l’empêchait d’être droite et nerveuse lorsqu’on dépassait les limites.
Pola attrapa son verre dans lequel une mixture peu appétissante se déployait en plusieurs coloris monstrueusement répugnants. Ça me donnait envie de gagner tout le reste de la soirée à tous nos jeux de cartes. J’avais la même boisson sous les yeux. Et pour avoir vu trois minets en train de s’étouffer en l’ingurgitant, ça ne me donnait clairement pas envie d’y tremper les lèvres. Evack et ses idées à la con.
Je distribuai à nouveau les cartes pour une nouvelle partie de rami. Un jeune couple abandonna la table. On n'était plus que six courageux à jouer, les oreilles chahutées par les basses dans le jardin. Un soir sur trois, Evack invitait ses voisins et des gens avec qui ils traînaient dans la ville voisine. Il avait toujours besoin d’être entouré, sans quoi il dépérissait. Après tout, il avait vécu dans la cohue de sa naissance à ses quinze ans. Ses deux sœurs, Adès et Perséphone, et ses frères, Zéphyr et Paul étaient une fratrie comme on en voit rarement. Toujours collé au derrière des autres. À croire qu’aucun ne pouvait vivre loin des autres sans se foutre en l’air. J’avais rencontré toute la petite famille quelques jours après qu’Evack ait acheté le Hongrois, et j’avais halluciné en les voyant m’inclure si facilement dans leur tribu. Depuis ce jour, je textotais avec les triplets Adès, Zéphyr et Paul. Les triplets qui me fixaient tour à tour en recevant leurs cartes. Ils n’avaient rien à voir les uns avec les autres. Je n’avais jamais vu des personnes si semblables physiquement et à des kilomètres caractériellement parlant.
Adès était un poil plus petit que ses frères, mais avait une grande gueule, à l’instar de Zéphyr qu’on entendait rarement. Paul était un entre deux. Il avait tous les défauts des deux autres. Il l’ouvrait quand il fallait se taire et se taisait quand il aurait dû nous parler. De toute la fratrie, c’était Zéphyr mon préféré, son calme, sa façon de rassurer les autres. Il était doux. Je le pensais fragile du cœur et capable de fuir loin de sa vie pour protéger ceux qu’il aimait. Bien sûr, j’adorais Evack, aussi. Ma préférence n’était pas aussi naturelle que j’avais cru. Les deux frères étaient toujours fourrés ensemble. Je trouvais ça mignon avant de me troubler face à cette attention qu’ils se portaient trop souvent. Outre le fait qu’ils vivaient ensemble, ils avaient parfois une façon de se regarder dérangeante. J’aurais voulu que ce soit une idée parmi toutes celles qui naissaient dans mon esprit et qui me faisaient me demander si j’étais bien tranquille dans ma tête. Mais Perséphone m’avait indiqué que, peut-être, ma perception de leur lien était d’une tout autre nature. Évidemment, elle ne me l’avait pas partagé, disons qu’elle l’avait fait comprendre dans son comportement, un soir, au Hongrois. Elle avait coincé Zéphyr dans le couloir qui menait aux chiottes et lui avait dit dans un crissement de voix : « arrêtez vos conneries, tous les deux ou allez consulter. ».
La tension entre Zéphyr et elle était toujours palpable, même autour de la table, Perséphone ne le quittait pas du regard, le prévenant silencieusement qu’elle finirait par les buter tous les deux s’ils continuaient. Quoi ? J’évitais cette question.
C’est à cause de la relation ambigüe de ses frères qu’elle avait emménagé avec son mari et sa fille dans le même immeuble. Pour les tenir à l’œil. Ça, c’était Evack qui me l’avait dit sous l’emprise de l’alcool. Je n’avais rien compris à ce qu’il avait tenté de me raconter ce soir-là, mais ça oui. Je savais aussi qu’elle finirait par déménager parce que son mari avait été muté dans le nord.
Perséphone était la plus âgée. Elle avait aidé ses parents à élever les plus jeunes. Evack était le benjamin de la tribu. Et peut-être que Persé le voyait plus comme son fils…
— Ely, si tu gagnes encore, je me fous à poil, me prévint Adès.
Perséphone secoua la tête. Elle ne jouait pas avec nous, elle nous surveillait comme la braise sur le feu.
— Ne t’en sens surtout pas obligé, dis-je en déposant mes suites sous les yeux médusés des participants.
Si je posais la dernière carte, ils devraient tous boire et je jubilais en jetant la dernière.
— Non ! C’pas vrai ! Tu triches !
Pola se leva de sa chaise, imité par Adès. Depuis que je les fréquentais, je remarquais leur synchronicité. Parfois, Evack se marrait en disant que Pola était le double démoniaque d’Adès. Ce qui n’était pas faux. Même s’il n’y avait aucun lien de parenté, les deux jeunes femmes se ressemblaient dans chacun de leur mouvement. Pourtant, je n’avais pas connaissance qu’elles se fréquentaient ailleurs qu’au bar.
Adès commença à retirer son débardeur et le lança au visage de Paul. Il soupira. Persé aussi. Elle quitta la table en roulant les yeux. Voir Adès à poils n’était pas rare. Si moi, je n’en avais plus rien à faire, ses frères et sa sœur en avaient par-dessus la tête.
Je suivais Perséphone du regard. Elle disparut dans la cuisine et ne réapparut pas.
Zéphyr se détendit, sans capter le regard insistant d’Evack posé sur lui. Je ne voulais pas comprendre ce que mon ami demandait à son frère avec cette intensité violente dans ses yeux bleu marine.
Il y avait des jardins secrets qui devaient le rester.
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