juillet 4
Pola m’embrassa les joues. Embrasser était un bien grand mot, disons qu’elle me fila deux bons coups de tête avant d’embarquer dans la voiture de Persé entre Magalie, la nièce d’Evack, et Paul. Je sentais de l’animosité dans les grands yeux bleus de la grande brune. Zéphyr était visé. Il baissa la tête, alors qu’Evack se posait juste devant lui, fusillant sa sœur aînée.
Je ne sais pas bien ce qui avait pu se passer entre eux trois à la dernière soirée qu’avait organisé Evack, mais l’atmosphère avait été glaçante.
— Au revoir cousine ! lança Max en agitant ses mains. Bisous, cousin ! Pola, Magalie !
Il était arrivé en début de soirée, avec sa compagne, les jumelles, Carmen et Natacha, et Lucien, le petit dernier, qui était suspendu à mon cou.
La voiture démarra et tout le monde retourna dans le salon où le reste des invités déambulaient. J’abandonnais la troupe carrément fatiguée de ma journée. Adès m’avait traîné de force dans les sous-bois avec deux minets. Alphonse et Ibram. Mignons, c’est clair, mais alors pas dégourdi. De vrai citadins. J’avais fini avec Ibram sur le dos et Alphonse clopin-clopant au bras d’Adès. Marcher en mocassin de toile sur des chemins rocailleux, franchement !
En passant devant la bibliothèque, je m’y arrêtai, hésitant à entrer. Allais-je y croiser ma hantise. Ce gamin aux longues boucles qui ne savaient pas se taire ? Ce gamin qui me regardait trop franchement ? Ce gamin qui n’avait plus peur de me parler ?
En entrant, je furetais mon regard sur les dos des livres avant d’en prendre un et filer vers la porte entrebâillée.
Je me stoppai brusquement, en y retrouvant Mathys. Ce gamin continuait à apparaître sans prévenir. Il lisait au-dessus de mon épaule ou sur le pc de Max. La veille, il m’avait à nouveau confié son avis. Pas de petit mot. Une simple idée, lancée de bout en blanc.
Pour me débloquer, ça m’avait débloqué. Depuis, le récit avancé bon train. Mais j’étais encore sous le choc qu’un gamin de douze ans ait pu avoir une idée si… ça ne m’avait même pas effleuré l’esprit !
« Genny n’a eu que deux hommes dans sa vie, son père et son ex-copain avec lequel elle est restée vingt ans. De ses seize ans à ses trente-six ans. Ce n’est pas l’âge de Jonh qui la dérange, mais son manque d’expérience à elle. Genny n’a en soi, rien connu. Voilà pourquoi elle le repousse. Elle veut être sûre. Ne pas s’engager trop vite, simplement parce qu’elle ressent des sentiments pour lui. »
Quel genre de gosse déduisait ça d’un roman écrit au quart ? Sans doute, un qui lit le trône de fer en anglais. Je crois que je n’avais jamais été plus troublé par une personne que lui à ce jour. Il y avait quelque chose d’effrayant chez ce gosse. Je ne savais pas quoi exactement, mais il me faisait trembler. La peur qu’il m’apprenne à nouveau ce que j’écrivais me le rendait plus particulier. Comprenait-il la violence de mon récit ? Comment ? Pourquoi ? Qu’est-ce ça allait changer sur sa perception du monde ? Pourquoi Max et Mélodie le laissaient-ils faire ?
Intelligent ou non, il avait douze ans. Il n’avait pas à savoir ce qu’il savait. Ça finirait par l’abîmer !
Mathys ne bougeait pas de l’embrassure de la porte, bras croisés. Il se donnait un style, sans équivoque. Avait-il oublié ses manières devant un adultes ou avait-il un problème avec moi ? Avais-je été trop familière la dernière fois ?
— Bah, t’es pas encore au lit, gamin ? lançais-je pour faire redescendre la frayeur qu’il m’inspirait.
Qu’est-ce que c’était que ce froid qui me givrait le corps ?
Sous ses yeux, j’avais l’illusion malaisante d’être comprise.
— Pas sommeil. Ça t’étonne ?
— Trop de bruit ?
— Non, trop d’idées, mais surtout trop de questions, réctifia-t-il.
Il était posé, une épaule contre le mur, la tête légèrement inclinée et toujours son regard vissé dans le mien.
Voilà un gosse qui se donnait des airs, et maffois, ça lui allait bien.
Putain de gosse qui ne se prend pas pour de la merde.
— Dois-je parler de ton comportement à ton père ?
— Si tu en juges la nécessité. Je te donne l’adresse de son cimetière ou tu la connais déjà ?
— Merde…la conne… le con… le, la, et fais chier !
Ça aussi ça me faisait suer. Je ne savais jamais comment parler de moi. Le langage non genré ne me venait pas naturellement. Mais je ne savais pas non plus si je devais utiliser le féminin, le masculin ou m’en battre l’arrière-train et tant pis si les autres avaient du mal à suivre.
— Pas besoin de t’insulter pour si peu. Mais Max n’est pas mon père même si je le trouve super. J’ai eu un père et je l’ai aimé.
— Excuse-moi.
Ce gamin me rendait dingue. Il allait finir par me faire cramer la cervelle. Pourquoi il était comme il était ? Pourquoi, je réagissais comme ça ? À douze ans, on parlait comme un enfant, pas comme… comme quoi d’ailleurs ? Comme un écrivain qui connaissait son sujet. Philosophe arrivant tout droit de la Grèce antique. J’en savais fichtre rien, et ça me perturbait.
— Je m’excuse pour mon indélicatesse, mais toi tu devrais arrêter de jouer avec moi. Quoi que tu aies en tête, je n’ai pas envie que tu te fasses des idées. Je n’aime pas ça. Pas à douze ans.
— Des idées ? Qui ne s’en ferait pas ? Tu as passé la matinée à me fixer au lieu d’écrire.
— Méfis-toi de tes déductions, gamin.
— Tu le prends trop à cœur. Pourquoi ?
C’est vrai ça ! Pourquoi ?
On passait beaucoup trop de temps dans cette bibliothèque, et même si je m’efforçais de l’ignorer, avec tous les miroirs autour de nous, c’était peine perdue. Je l’avais toujours en visuel. Je le soupçonnais de le faire exprès. Et quand je m’évitais de le faire, je sentais ses yeux rivés sur moi. C’était comme se faire déshabiller. Je pouvais bien porter du tissu sur moi, Mathys voyait plus loin.
— Je ne prends pas grand-chose à cœur, et certainement pas toi.
Ce n’était pas vraiment un mensonge. C’était son esprit qui m’intriguait. Rien de plus. Comment avait-il fait pour si bien comprendre mes personnages ? Je n’avais pas tant écrit que ça sur le pc de Max. Ce n’étaient que des bribes, des idées rapidement esquissées, pas encore emboîtées les unes aux autres.
Mais une chose était sûre : j’aurais pu inventer n’importe quel mensonge, il savait qu’il était différent. Il savait que je n’avais qu’une envie, le mettre sur une table métallique et le disséquer pour déterminer ce qu’il avait en tête et pourquoi il pensait comme il pensait.
— Je vais me coucher, Mathys. Et tu ferais mieux d’en faire autant.
— Je t’intéresse, m’envoya-t-il sans prévenir.
Je ne m’y attendais pas et je faillis m’étrangler avec ma salive. Je voulais bien être conciliant, mais il y avait des limites à l’insubordination. J’étais fatigué et je recommençai à cauchemarder. Les nuits s’écourtaient avec les soirées festives. Aussi, je dormais beaucoup moins. Et le manque de sommeil me rendait parfois rude.
Je le vis déglutir. Son regard changea. Il perdit toute la confiance qui m’avait irrité un instant plus tôt.
Je sentais la crispation de ma mâchoire et la violence de mon regard posé sur lui.
— Je te demande pardon, jeune homme ?
Ne surtout pas lui donner trop d’importance, alors j’esquissais un sourire. Parce qu’à la vérité, c’était un peu drôle.
Il se mordit la lèvre, avant de reprendre un peu plus sa confiance.
— Je sais qu’un jour, tu me donneras plus d’intérêt. Quand mon corps aura changé.
Qu’avait-il regardé à la télé ? Quel livre lisait-il ? D’où me sortait-il cette bombe ?
— Quoi que tu penses, tu le fais mal, grinçais-je des dents.
Je n’aimais pas me répéter. J’avais fait trop souvent marcher ma patience. Aujourd’hui, je redevenais ce que j’étais : impatient.
— Je ne veux plus que tu sous-entendes quoi que ce soit en ma présence. Tu es un gamin. Tu as douze ans, et moi je suis une adulte de trente ans. Trente ans ! À quel moment tu as cru que tu pouvais m’intéresser ? Tu lis, sais très bien. Tu apprends, c’est génial. Mais tu n’es qu’un petit enfant. Cesse de te prendre pour une grande personne. Attends au moins d’avoir du poil au menton pour tenter de draguer qui que ce soit. Si encore, c’est ce que tu as essayé de faire.
— Trente ans ? l’entendis-je marmonner.
— Oui. Trente ans. Tu vois, tu viens d’apprendre une belle leçon. Ne te fis pas à l’aspect d’une personne. Il y a des gens qui reste jeune longtemps. J’ai une gueule de gamine, mais je ne le suis plus depuis une bonne décennie. Puis tu dois bien te douter que si je travaille, c’est que je suis un adulte, non ?
— Est-ce que ça doit m’empêcher de te trouver biel ?
— Biel ? Qu’est-ce que c’est ?
— C’est ce que tu es.
— Mathys, tu me fais chier.
C’était sorti sous le coup de la fatigue. De la peur surtout. Je n’aurais pas dû. On ne parlait pas comment ça à un enfant.
— Est-ce des mots qu’on dit à un gamin de seulement de douze ans ? ironisa-t-il.
— T’as raison, fais le malin. Continue comme ça et Max saura tenu au courant de tes agissements.
Il se détendit à nouveau alors que je lui passais devant et quittais la bibliothèque. Pourquoi est-ce que je tremblais ? L’impatience ? La situation plus que perturbante ? Venais-je de me prendre le bec avec un gamin ?
Ce n’était pas lui le problème, mais bien moi.
— Ok. J’arrête… promit-il.
Je fermai la porte derrière moi et me passai une main sur le visage.
— Putain de gosse ! grondais-je en retenant mon cri.
Je n’arrivais pas à rester calme. Son regard. Cette façon qu’il avait de faire courir ses yeux sur mon âme. Je ne voulais pas qu’il regarde à l’intérieur. Que voyait-il ?
Par excès d’une rage non maitrisée, je jetais le livre, que je tenais, contre le mur. Il tomba au pied de Zéphyr, médusé.
— Ce n’est absolument pas ce que tu crois ?
C’était sorti de ma bouche et je n’en comprenais pas le sens.
— Mathys est fort pour retourner la tête des gens. Mais je ne crois rien. Je sais comment tu es Ely. Quoi que Mathys ressente pour toi, parce que c’est le cas, et ça se voit à dix mètres à la ronde, je sais qu’il n’est qu’un gamin à tes yeux. Mais un gamin qui t’intrigue. Et pour l’avoir eu souvent dans les pattes, je sais ce qu’il peut inspirer. Parfois, je me demande s’il n’est pas né avec l’âme d’un vieil homme. Va, ne te fais pas trop mal à la tête. Ça lui passera.
— Facile à dire. Putain… je m’en veux de porter autant d’importance à ce qu’il dit. Il me fait flipper.
— Il faisait flipper sa mère et son père. Étrangement, Max n’a jamais ressenti ça. Il pense que c’est un génie en manque d’ami de son âge. Un enfant qui teste les adultes pour connaitre ses limites.
— Ouais…
Ses limites… ou les miennes ?
Je n’aimais pas qu’on me teste. Qu’on cherche à ouvrir les portes que j’avais fermées depuis tant d’années. Je ne voulais pas qu’on me cherche derrière mes remparts. Surtout pas que ce soit un gosse qui s’y risque.
Mathys tentait de me comprendre, et je n’avais aucune envie qu’il voie ce qu’il y avait dans ma tête. Tout y était encore si sombre. Ce n’était pas un endroit fait pour un enfant.
Zéphyr me tendit le livre qu’il avait ramassé et me tapota l’épaule. Je rejoignis ma chambre, avant de faire demi-tour et revenir vers Zéphyr. Pourquoi arborait-il un air si abattu ?
Je m’arrêtais net. Il n’était plus seul. Adès retenait son visage dans une main et le regardait avec pitié et douleur. De toute, c’était elle qui gardait les secrets de Zéphyr. J’en étais persuadé. Quelque chose de mal avait dû arriver pendant que je me prenais le chou avec un minot. Il avait eu les yeux brillants, avant de me croiser.
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