Juillet 5
Il était quarte heure du matin quand je m’arrachai à mes draps et allumai toutes les lumières autour de moi. J’essuyai la sueur sur mon front, retirai mon pyjama trempé pour en remettre un nouveau. Chaque geste était automatique. Je ne m’en rendais pas, particulièrement, compte.
En regardant la chambre, je cherchais cette ombre qui s’était invité dans mon esprit. Je fixai le lit et me reculai pour voir en dessous. Il n’y avait rien. J’étais seule avec un démon invisible. Une monstruosité que j’avais enfermé sous ma chair.
Ça faisait des années que je n’y pensais plus. Pourquoi revenait-il à l’état de cauchemar ?
Depuis que j’étais arrivé dans ce manoir, que j’avais eu cette « interaction » avec Mathys, je faisais le même rêve ou plutôt je me souvenais de lui. Le monstre. Je me souvenais de la porte qui s’ouvrait dans la salle de bain et de son pas dans la chambre. Je ne savais pas bien pourquoi ça me revenait.
Je pensais m’en être débarrasser en construisant une vie qui me ressemble. Je ne me forçais plus à rien avec qui que ce soit. Alors pourquoi revenir ? Pourquoi changer constamment de forme ? Je savais qui m’avait fait du mal.
Pourquoi cette chose, gluante, sombre avait-elle arborait mon visage avant de redevenir le monstre et de dévorer… Mathys ?
Pour quelle raison rêvais-je de lui ? De ce petit garçon ? Pourquoi était-ce moi qui lui faisait ce mal avant de me noyer dans les tortures du passé ?
Quel était ce mécanisme tordu qui me transformait en prédateur ?
Je croisai les bras autour de mon torse, tout en écoutant les battements de mon cœur. Tout était si calme, que je percevais son martèlement étouffant.
— C’est quoi ce rêve dégueulasse ? lançai-je vers le miroir du fond.
Je me jugeais, tout en essayant de me justifiant.
Mathys ne m’avait pas laissé indifférent par son éloquence, sa maturité dérangeante, sa confiance en lui que je n’avais pas toujours… son visage et ce regard pénétrant. Il était beau. Et plus il veillerait, plus il le serait. Mais je n’avais aucune envie de lui donner de l’intérêt, de m’avouer que s’il avait eu mon âge, j’aurais dit oui à chacune de ses propositions.
Il pouvait bien m’appâter, me divertir avec son savoir, il restait un gamin.
C’était un enfant. Aux yeux de la loi et aux miens. Un enfant qui faisait le grand. Un enfant qui risquait gros s’il tombait sur un prédateur. J’avais peut-être peur de lui. Peur qu’il fasse sortir un être nauséabond d’un recoin insoupçonné de mon être. On avait tous une part de nos agresseurs collé quelque part en nous. Et je devenais un mangeur de chair, un voleur d’âme ?
Moi aussi quand j’avais eu son âge, plus jeune encore, j’avais eu confiance en moi. Je riais, ne me souciais pas de comment je dansais ou de comment les autres me percevaient. Je ne savais pas ce que ça voulait dire aguicher. Je ne savais pas qu’une petite fille pouvait être vue comme un désir trop intense. Un désir pour lequel on ne pouvait pas se brider, se contrôler.
« C’est ta faute. », je l’entendais me le dire, même quand il n’était pas là.
Je fixais toujours le miroir.
— Que suis-je ?
J’eu la sensation que mon reflet prenait les traits d’une jeune adolescente qui ne savait pas ce qu’elle voulait vraiment.
C’est peut-être de là, que m’était venue l’envie d’avoir ce qu’on me refusait. Au collège, plus qu’ailleurs. Je voulais être belle pour conquérir les garçons qui me plaisaient. Mais c’était toujours ceux qui me dégoûtaient qui posaient leur regard sur moi. Ceux qui ne me faisaient sentir sale et minable qui s’intéressaient à moi. Quoi que je fasse, je n’étais jamais assez bien pour ceux qui m’attiraient. Je devais être à ceux qui me révulsaient. C’était marqué dans ma chair. J’appartenais au monstre. Et peut-être que j’en deviendrait un, aussi ?
Pour cette petite-fille, cette jeune fille, je devais protéger Mathys du monstre. Celui qui infiltrait mon corps loin dans mes cauchemars. Celui qui me faisait penser que Mathys était un beau garçon. Celui qui me donnait envie de parler avec ce gamin. Celui qui me laissait me perdre dans les façons qu’avait ce gamin de dire, d’expliquer et d’intéresser. Il restait un garçon posé. Un gosse qui consolait son tout petit frère, qui le câlinait et qui faisait rire ses grandes sœurs. Je ne pouvais m’empêcher de l’imaginer plus vieux : un doux jeune homme. Quelle chance auront ses futures prétendantes.
Je sortis de la chambre en frottant mon visage, presque en le griffant.
Je marchais dans le noir jusqu’à la cuisine. Me réveiller la nuit, et commencer à gamberger m’ouvrait toujours l’appétit. J’avais faim. Et je devais combler ce vide qui gonflait en moi. Ce vide que je côtoyais depuis…de nombreuses années. Je ne m’étais jamais sentie entière. Enfant, je ne comprenais pas cette sensation d’être incomplet. Pas assez pour mettre des mots dessus en tout cas.
Ce soir, je me sentais vide et pouilleux.
J’avais sali un garçon de douze ans, dans un cauchemar répugnant où une créature posséder mon corps.
— Qu’est-ce que ça veut dire de moi ? Un fantasme cruel ? Une peur du passé ?
J’avais envie de pleurer.
La moitié d’une baguette en main, j’allais remonter quand une voix m’interpella dans le noir. Max ?
Je me retournai, et cherchai son ombre. Je la trouvais affalée dans le canapé du salon. Une chance qu’Evack laissait les volets et les fenêtres ouvertes. Sinon, j’aurais bien voulu croire que la nuit me parlait.
L’air frais glissa sur ma peau. Je rejoignis Max.
Assis devant lui sur la table basse, je contemplais l’éclat de ses yeux. Il ne devait rien voir, parce qu’il attrapa mon visage pour être certain de qui venait de s’assoir.
— Ely… T’es un vrai chat noir, sans déconner. J’croyais que c’était Mélodie qui venait pour s’excuser.
— Ah… Vous vous êtes fritter pourquoi cette fois ?
Il souffla un rire.
Depuis qu’ils étaient arrivés, l’ambiance n’était pas au beau fixe.
— Mathys veut partir un an en Angleterre pour parfaire son anglais, m’expliqua-t-il d’une voix lasse.
— C’est une bonne chose, non ?
Ce gamin était étonnant. À douze, il voulait partir parfaire son anglais. Et pendant un an.
À douze ans, je jouais encore avec ma maison de poupée.
— Bien sûr que c’en est une. L’école est géniale. Sa grand-mère est prête à faire jouer ses relations. Il serait en pensionnat, il n’aurait pas à se soucier de sa mère sur son dos.
— Mais elle ne veut pas ? devinais-je.
— Non, soupira-t-il.
— Bon, faut la comprendre aussi. Mathys est encore un peu jeune, non ? Partir en Angleterre et pour un an, ça fait beaucoup.
— Tu ne comprends pas. Ce n’est pas son âge qui pose problème. Les jumelles ont passé deux ans en pensionnat dans la même école au même âge que lui.
— Nathalie et Carmen ? Je ne savais pas.
Je ne m’en étais jamais soucié. Peut-être en avait-il déjà parlé.
— Mélodie est catégorique. Pas Mathys. Et je t’assure que même en si mettant à trois, on n’a pas pu lui faire changer d’avis.
— Les jumelles s’en sont mêlées ?
— Tu sais comment elles sont avec leur petit « géni ».
— Pas vraiment. Mais tu m’en parles assez pour que je m’en fasse une idée…C’est quoi le problème avec Mathys. Pourquoi pas lui ?
Max se passa la main sur le visage avant de se lever et faire quelques pas vers la fenêtre. Il s’y pencha, je le suivis.
L’air entra, repoussant nos cheveux en arrière. Le jardin de nuit, portait la mélancolie d’une poésie et la magie d’un conte fantastique.
— Y’a cinq ans, son père l’a pris pour les vacances. Deux semaines, comme c’était prévu. C’est la période où Mélodie a été mutée à Aubagne. C’était parfait pour nous deux. Pour le déménagement.
Je savais que Mélodie avait eu des problèmes avec son ancien compagnon. Que c’était pour cette raison qu’elle était souvent réticente avec Max. C’était un mec endurant et patient en ce qui la concernait. Ça faisait dix ans maintenant qui lui avait mi le grappin dessus. Mais elle refusait toujours le mariage. Je savais aussi que le père des jumelles et de Mathys était franco-anglais. Qu’il avait passé son enfance dans la campagne anglaise dans une ferme. Les jumelles avaient passé plusieurs vacances dans la ferme de leur grand-mère, ces dernières années. Elles parlaient plus, qu’un Mathys passionné par un sujet. Deux moulin à vent de dix-huit ans.
— Ok. Et ?
— Ils ne sont pas revenus à la date prévue. On les a appelés. On tombait directement sur la messagerie. Mélodie a su. Edward l’avait enlevé. Il s’est souvent plaint de ne pas l’avoir assez. Et l’annonce de la mutation était mal passée. De Bretagne, on se retrouvait à nouveau dans le sud.
Il marqua une pause en collant son épaule contre l’encadrement et fixa un point sur l’horizon.
Des nuages se formaient au loin.
— Pendant six mois ça a été un enfer. Pour moi, Mathys est mon fils. Je l’ai connu, il avait un an. Mélodie était séparée et elle avait deux petits monstres et cet adorable bébé blond, toujours souriant. J’suis tombé amoureux de ce gamin. Des jumelles aussi. Et de cette femme qui les élevait seule tout en se donnant la possibilité de s’épanouir avec eux. La rupture avec Edward avait été éprouvante. Elle ne supportait plus ce qu’il devenait. Quand elle est partie avec les filles, elle ne savait pas encore qu’elle était enceinte de Mathys. Un beau merdier.
— Qu’est-ce qui s’est passé pendant six mois, Max ?
Il commençait à aller dans tous les sens.
— Edward est parti avec le petit en Angleterre dans une maison de famille. Celle d’un grand-oncle. Solène, sa mère, n’était même pas au courant.
— Merde, alors.
— Six mois d’enfer. Six mois où je n’ai plus entendu la voix de mon petit garçon. Quelle surprise quand un soir, il m’a appelé. Il nous a rassurés. Il n’avait que sept ans et il nous rassurait. Nous, ses parents. C’est dire combien il est différent. Son calme. Sa patience.
— Il est intelligent.
— Oh ! Pas seulement. Il sait plus qu’il ne veut bien en dire. Il est à part. Il ne pense pas toujours comme nous. Parfois, je me dis qu’il a plus vécu que moi à quarante-deux ans.
— Le père a été arrêté ?
— Non…
Max s’écroula au sol, les mains sur sa nuque. Un sanglot s’écrasa entre ses lèvres. Il retint son émotion.
— Ce connard s’est pendu devant son fils. Merde. J’entends encore cet appel à trois heures du matin, sa voix au bout du fils. La voix de mon petit garçon. « Max, maman, je vais bien. Mais papa est mort. Je suis resté avec lui tout le temps. J’ai fait comme il a dit. ». Edward s’est pendu. Je t’assure que ça n’a pas été facile d’apprendre que mon garçon avait dû assister à la mort d’un homme. De ce père qu’il aimait. Qu’il avait suivi des « consignes ». Le souvenir de son calme. C’est ce qui m’a blessé le plus quand l’assistante sociale nous racontait l’histoire de notre garçon. Nous n’étions pas là. C’est Mathys qui a tout fait. Tous ses appels. Des « consignes ».
Il cogna sa tête contre le mur. Une seule fois.
Son visage baigné dans la clarté lunaire, me le rendit si vulnérable.
— Je n’sais pas quoi te dire, Max. Je n’étais pas au courant. Mélodie a peut-être raison de vouloir le garder chez vous. Ce sont de lourds souvenirs. Six mois, c’est énorme pour des parents. Et tout le reste. Les années ne changeront rien à ses peurs concernant Mathys. Il n’y a rien de plus terrible que de ne pas savoir ce qu’endure son enfant loin de nous.
Je n’imaginais pas un tel scénario dans la vie d’un de mes proches. Alors il n’y avait pas que dans les films que se jouait des histoires aussi folles.
Mathys. Ton arrogance. Que cache-t-elle ? Pourquoi joues-tu les grands ? Pour rassurer ta mère ? Pour rassurer les autres ?
— Ce n’est pas bon, Ely. Ni pour lui ni pour elle. Il fait tout pour s’émanciper, pour grandir plus vite et faire comme ses sœurs, partir étudier loin de la maison. Mélodie ne voit pas ce qu’elle lui fait subir. Elle l’étouffe. Je ne veux pas qu’il grandisse plus qu’il ne le fait déjà. Ça va en faire un adulte coincé. J’veux qu’il profite de sa jeunesse. Qu’il s’amuse. Qu’il se détende. Ce qu’elle fait, ne changera pas le passé, mais ça pourrait impacter l’avenir, tu comprends ?
Coincé ? En tout cas, le garçon avec qui je partageais la bibliothèque ne l’était pas.
— Elle lui a permis de venir trois semaines plutôt, ici, lui fis-je remarquer.
— Parce qu’elle savait que mes cousins et cousines auraient un œil averti sur lui. Elle connait bien la tribu des Torrens.
— Tu en es un aussi. Max Torrens.
— Ouais. J’avais toujours hâte que les vacances débutent pour partir chez tonton et tata. J’étais fils unique, tu comprends. Et chez eux, j’avais plein de frères et de sœurs. Même s’ils étaient plus jeunes. Enfin, Perséphone a mon âge.
— Famille de grands bargeot.
Je ris.
— Je suis d’accord. Mais fais gaffe, tu es toi aussi une Torrens quoique tu penses. Tu es entrée dans la famille.
— Une Torrens adoptée, alors.
— Avoue que tu as gagné trois ou quatre kilos depuis que tu connais Evack.
— On va gonfler la somme, m’exclamais-je.
La mère d’Evack me nourrissait comme si elle avait peur que je perde un os. Ce qui n’était pas le cas. J’étais musclé, mais loin d’être maigre. Juste svelte.
Max leva la tête vers moi, comme s’il attendait que je résolve son problème.
— J’suis romancier, lapin, pas magicien. J’ai pas le bon conseil. Je ne peux pas t’aider. Un jour, Mathys confrontera sa mère et elle devra accepter de le laisser aller. Pour le moment, il a douze ans.
— Et je ne suis pas sûr de vouloir être là pour le voir. Et toi, on peut savoir ce que tu fais debout avec une moitié d’une baguette à la main ? changea-t-il de sujet.
— Bah, figure-toi que j’ai eu un petit creux.
— Ça ne m’étonne pas de toi. Et ce petit creux, c’est dû à une nouvelle insomnie ou parce que tu planches sur ton roman ?
Un reproche que j’ignorai avec superbe.
— Disons que la chaleur a eu encore raison de moi, éludai-je.
C’était faux. J’avais rêvé de son fils et du monstre.
— Ely, Evack avec un petit coup dans le nez, ça parle beaucoup. Mon cousin est inquiet. Et il s’inquiète rarement pour rien.
Qu’avait dit Evack pour que Max prenne cet air trop sérieux ?
— Fais-moi confiance, ce n’est rien que je ne pourrais pas surmonter. Je gère.
Encore un gros bobard.
Max ne chercha pas à me contrarier et n’en dit pas plus avant de se redresser. Il tapota mon épaule, conciliant. On avait tous nos problèmes. Je serrai sa main dans la mienne, en lui souriant.
Il me salua et reprit le chemin de sa chambre. J’en fis de même, après un long regard vers le jardin. Si apaisant.
En remontant, je me glissai dans ma chambre et fermai la porte à clé, derrière moi.
J’allumai la radio et ouvris mon pc tout en dévorant ma demi-baguette. Autant combler la nuit avec des mots et du pain.
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