Septembre 2015 - 27
ELY
Max m’avait presque porté pour venir chez lui.
« Il est hors de question que tu prennes un hôtel ! » Mes oreilles avaient tellement sifflé que j’avais cédé. Devant Mélodie, bras croisés, j’avais compris qu’elle me tiendrait le même discours, alors j’étais entré chez eux pour y passer la nuit avant de rejoindre mon groupe en train. Un concert dans le nord m’attendait. Linda nous tannait depuis des mois pour y participer. On avait tous cédé pour ses beaux yeux, et parce qu’on n’en pouvait plus de ses rengaines.
— Mathys dormira avec ses sœurs, et tu dormiras dans son lit. Ça ne te dérange pas ?
— Je peux dormir sur le canapé. Vraiment, Max.
Ma voix s’était durcie sans que je ne le veuille et Max avait fait une tête d’enfant grondé.
— Ok, comme tu veux.
Sentait-il l’agitation en moi ? Non. Il ne savait pas qu’un vent terrible soufflait sur mon équilibre. Et quand il m’amena dans le salon, je tremblais très légèrement. C’était si léger que personne n’aurait pu y faire attention.
Assises sur les canapés, les jumelles expliquaient un jeu au petit Lucien. Quand ils se retournèrent de concert, j’eus droit à des exclamations joyeuses. Je n’avais pas vu les jumelles depuis février, et le petit Lucien depuis juillet quand il avait passé quelques semaines chez les Torrens. Ce gamin me faisait rire. Il était adorable, gentil et affectueux comme un chiot. J’avais apprécié quelques après-midis avec lui et les Torrens.
Les jumelles me sautèrent au coup, bien que plus grandes que moi. À vingt-trois ans, elles passaient encore beaucoup de temps chez leurs parents. Carmen vivait pourtant à Toulon et Nathalie à la Ciotat. Les week-ends se faisaient en famille. C’était beau.
En soi, Aubagne n’était pas non plus au bout du monde. Max me disait souvent combien elles étaient très famille et qu’il ne serait pas étonné qu’elles lui fassent une ribambelle de petits-enfants à chouchouter. Je souris tout seul en les prenant tour à tour dans mes bras. Je rattrapais Lucien au vol. Il m’embrassa la joue, me serra le cou et chuchota à mon oreille :
— J’crois t’as fait pleurer Mathys. Il était triste que tu viennes.
Je déglutis. Personne ne l’avait entendu, je le reposais en lui faisant un clin d’œil.
— T’inquiète, ça va aller, lui assurai-je.
Il hocha la tête, plein de confiance en moi. Je ne lui mentais pas. Mathys finira par passer à autre chose. Je l’espérais profondément.
Mélodie nous rejoignit affolée.
— Tu as déjà mangé ?
Je clignais des paupières surpris. Il était vingt-et-une heure trente. Évidemment que j’avais mangé.
Je donnais un coup d’œil à Max pour savoir quoi répondre. Il secoua la tête et les bras, remuant ses lèvres d’un « non » bien distinct.
J’étais bon pour manger une deuxième fois.
— Non. Mais je n’ai pas une grosse faim.
— Tiens, Mathys numéro deux, et après ça, va dans le frigo à deux heures du matin manger un yaourt.
Je sentais que j’allais avoir mal à l’estomac. Un présentiment qui se réalisa.
Quand elle m’apporta l’assiette deux minutes plus tard, j’avais déjà la nausée ? Elle retourna en cuisine, j’attrapai le bras de Max.
— Elle m’a prise pour un orgre. Je n’arriverai jamais à bouffer tout ça. Ne dis pas qu’elle va revenir avec autre chose.
Il sourit crétinemment.
Putain.
En voyant mon visage se décomposer, les jumelles se marrèrent. Lucien regardait sa mère amener plein de nouveaux plats, bouche bée.
— Mélodie, je ne mange pas autant le soir, j’t’assure.
— Ta, ta, ta, mange. Je te trouve amincie.
J’avais pris trois kilos avec la mère d’Evack, en plein été, et malgré les monts que j’avais montés avec Jeck et Armand, je n’arrivais pas à les perdre.
Impuissante, comme le reste de la famille qui ne cachait pas leur grand sourire, je mangeai.
Mathys n’était pas venu me saluer, personne n’était allé le chercher. J’imaginais qu’il n’avait aucune envie de me voir. Je l’avais ignoré et j’avais mis Max au courant de ses mails. Je l’avais clairement remis à sa place. Peut-être avait-il honte et n’osait-il pas me faire face ? Ça pouvait se comprendre.
La soirée se termina à vingt-trois heures. Tout le monde partit se coucher. Et j’investissais le canapé dans lequel, je me couchais, mais vite rattrapé par le second repas bien trop copieux. Je me relevai et courus presque en direction des toilettes. Un son du robinet bouché sortit de mon estomac, j’allais repeindre le fond des chiottes.
La poignée en main, je poussai, peut-être plus fort que je l’avais prémédité, et vins m’encastrer dans un corps solide. Je n’avais pas eu le temps d’allumer la lumière, déséquilibré par la main qui avait tiré la poignée.
Mon estomac parla une langue que nul n’aurait voulu connaitre et la lumière me révéla le visage de…
Je fronçais les sourcils, me reculais pour mieux constater.
— Mathys ?
— Non, son jumeau.
Sa voix raisonna dans les toilettes, rauque et étrangement douce. Pénétrante.
Les photos n’avaient rien à voir avec l’adolescent devant moi. Plus de joues rondes, plus de petits garçons. J’avais un jeune homme face à moi. Et je le remarquais plus violemment parce que je devais lever les yeux pour constater les siens. Il était plus grand que moi. Pas de beaucoup… dix centimètres, tout au plus.
— Tu n’aurais pu dû céder à ma mère. Ça finit toujours mal.
Il se déporta et quitta l’espace exigu avant de m’y pousser et de fermer derrière lui.
Je restais quelques secondes à regarder le parfum d’ambiance sur le toilet, avant que mon estomac me rappelle à l’ordre.
Assis sur le trône, dans l’odeur intrusive de mon postérieur, je réalisai que Mathys n’avait plus rien à voir avec le gamin de treize ans. Ou peut-être bien que si. Il y avait toujours de l’insolence dans son regard trop vert.
Je me frottais le visage, incapable de me retirer l’adolescent de l’esprit.
Sa mâchoire était plus prononcée, carrée, son nez plus droit, ses joues plus creusées, ses cheveux plus longs et ses yeux… Ils dégageaient encore plus de savoir. Ce vert puissant et hypnotique l’était plus encore que par le passé.
— Putain de merde. C’est quoi le problème des nouvelles générations, ruminai-je, en déroulant le PQ.
J’avais trente-trois ans et j’avais encore droit à « votre carte d’identité » quand j’achetais de l’alcool.
— C’est moi le problème ?
On a toujours fait extrêmement jeune dans la famille.
En sortant des toilettes, je passais devant la chambre de Mathys. La porte y était grande ouverte et j’y jetai un œil par curiosité. Des livres, des DVD, des CD s’entassaient. Un vrai foutoir. Je jetai un œil à ses collants de danse négligemment posés sur son bureau, à l’étui de son violon et aux partitions.
— Tu aimes ce que tu vois ? me surprit-il dans mon dos.
Sa voix avait mué plus grave que je ne m’y attendais. C’était carrément trop caressant pour être la sienne.
J’ignorai sa question, en prenant un air détaché.
— Ton père dit que tu as commencé la FAC, ça te plait ?
— Il y a deux semaines et oui, ça me plait, pour le moment.
Il me tendit un verre d’eau et un cachet.
— Pour l’estomac, ça passera avec une bonne nuit de sommeil.
Il n’eut pas un sourire. Son visage resta hermétique. Je l’avais blessé indéniablement et ça me faisait quelque chose. Je n’avais pas eu envie de lui faire mal. Ce n’était pas le but de la manœuvre. Le comprendrait-il avec du recul ? Je n’avais pour intention que de le protéger.
Ses yeux restèrent fixés sur moi, le temps que j’avale le cachet et que je lui rende le verre. Son verre aprioris. Un M y était inscrit.
— Tu savais très bien que ça me blesserait, mais tu vois, pour le coup, j’ai compris.
Je faillis ne pas comprendre, avant de soupirer.
— Je ne m’approcherais pas de toi, je ne te parlerais plus de mes sentiments. Je n’ai ni envie de te faire peur, ni envie de te rendre mal à l’aise.
— Peu… peur ? Tu n’y es pas du tout.
Pourquoi devinait-il ce que je pensais en un claquement de doigt ? Il était évident qu’il me faisait peur. J’avais peur de me laisser séduire, peur d’avancer ma main pour la poser sur son cœur. Peur de croire qu’un ado avait suffisamment de maturité pour porter mes souffrances et avoir la capacité de me réparer. C’étaient des illusions. Parce qu’à son âge on se construisait.
Je ne détournais pas le regard. J’étais l’adulte. Je n’avais pas à le faire. Bien que ses yeux me pesèrent jusque dans mes entrailles.
— Tu as peur de ce que je ressens pour toi et de ce que tu pourrais ressentir. Ne me dis pas que tu n’as pas peur alors que je détecte essaiment les émotions des autres. Ne me regarde pas droit dans les yeux alors que tes mains tremblent, Ely. Je conçois, une chose dans cette histoire. Une seule. Je suis légalement trop jeune pour que tu t’intéresses à moi. Mais ne t’amuse pas à me traiter encore comme si j’avais besoin d’apprendre ce que je ressens. Ça, je ne peux pas te le permettre.
— J’ai… de quoi ?
— Je ne me suis jamais senti aussi mal que lorsque ma mère m’a traité de petit con ignorant. Quand elle a bafoué ce que je ressentais pour toi. Tu leur as dit quoi exactement pour qu’ils me prennent pour un détraqué ?
— Non. Pas du tout. Tu te trompes, Tys. Je voulais juste que tu comprennes que tu es jeune.
— Pour savoir aimer ? Y a-t-il un âge ?
— Non. J’aimerais que tu comprennes… C’est pas aussi simple. Il y a des conditions pour aimer. Tu ne pouvais pas me dire ce que tu me disais, en sachant mon âge. C’est ce qui prouve que tu es un enfant. C’était très beau, très touchant, mais inadapté. Tes parents ont eu tort de te faire croire que tu étais un détraqué, ce n’est pas ce que je voulais. Juste que tu comprennes…
— … que j’étais jeune, inconscient de la vie autour de moi, incapable de savoir ce qui arriverait si tu me cédais. Je n’ai pas peur de toi, Ely. Je n’ai pas peur de ce qui pourrait se passer. Je sais comment je désire. Et je sais aussi, que ça ne me passera pas et que je ne tomberais pas amoureux d’une charmante jeune fille de mon âge. Garde ça pour les autres, Ely. Il va falloir faire mieux pour me convaincre que tu n’es pas le meilleur choix pour moi. Maintenant ou dans cinq ans.
— Je t’aime bien, mais n’y vois rien d’autre.
Ma mâchoire s’était crispée comme mes poings.
— Ely, en deux ans, tu as oublié combien de fois que j’avais dix-huit ans de moins que toi ?
Je me figeai. Toucher.
— Combien de fois tu m’as parlé avec passion et t’es-tu dévoilée ? Parce que comme moi, tu aimes la matière dont sont composés les mots. Tu sais que je te comprends quand je te lis, quand je t’écoute. N’est-ce pas facile de m’écrire ? N’avais-tu pas l’impression d’être écouté, vraiment !
J’étais certain de pâlir à mesure qu’il disait la vérité.
— Il n’y avait rien de romantique dans ce que je disais.
— C’est vrai. Mais tu me parlais de toi, de ce que tu aimais. Tu oubliais l’âge que j’avais. Tu étais juste toi. Et ces moments, je les chéris encore, parce qu’il n’y avait pas d’âge, seulement deux personnes qui se respectaient et se comprenaient.
Je n’arrivais pas à répondre, muet par ce qu’il racontait. Étais-je comme ça ?
Je me sentais mille fois coupable, parce que je l’avais conforté dans son amour pour moi.
— Je sais que c’est très dur pour toi d’accepter ce que tu ressens, mais tu n’as rien de monstrue.euse. Je suis désolé d’insister sur le fait que tu m’aimes plus que tu ne veuilles bien l’avouer. Et de toi à moi, l’amour ça grandit, comme chaque émotion. Derrière cet écran, tu aimais mon âme, mes paroles, c’était pareil pour moi. Aujourd’hui, en te regardant avec les yeux d’un « gamin de quinze ans », je suis toujours amoureux de ton sourire, de ton cœur, de tes mots… mais te dire qu’il n’y a pas plus serait mentir. T’avoir sous les yeux me rappelle ta beauté et le désir qu’elle peut soulever en moi. C’est naturel, non ?
J’étais incapable d’aligner un mot. J’écoutais et j’hallucinais. Pas avec mépris, mais avec cette admiration dont je l’avais toujours observé.
— J’en ai trop dit ? J’ai dépassé les bornes ? Je le sais et je m’excuse. C’est ce que je pense. Et quand tu me regarderas un peu plus, autrement que comme un « monstre » qui cherche à éviscérer sa proie, je sais que tu te rangeras de mon côté. Je te semble arrogant, mais tu me trouves beau aussi. Là tout de suite, tu es encore à te demander si je suis bien celui que je prétends être. Ce sont bien mes mots. Les miens. Et oui, j’ai encore grandi. Pas seulement en taille… Que ça te déplaise ou non, Ely, je ne suis pas tout le monde. J’en suis loin. Et pour finir, que tu le veuilles ou non, il y a quelque chose entre nous. Une alchimie. Je ne la rêve pas, alors ne te fatigue pas en mensonge. Bonne nuit, Ely. Et bon concert. On se verra sans doute à Noël. Peut-être que ma rancune sera atténuée. Pour le moment, je suis fâché avec toi.
Il referma la porte de sa chambre me laissant comme un idiot, bras ballants, lèvres ouvertes.
— Putain, de gos… de p’tit con.
Putain de petit con, insolant.
Comment ? Pourquoi ? Que voulait-il dire par monstrueu.euse ? De quoi avait-il voulu parler ?
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