Juillet 2016- 41
Ely
— Je ne sais pas quand est-ce qu’ils ont grandi autant ou quand est-ce qu’ils ont décidé qu’ils voulaient vivre leur vie ailleurs qu’à la maison. Il ne me reste plus que Lucien. Lui aussi il me sera enlevé par ses amours, ses études, et ses rêves.
— Tu nous fais une petite déprime, non ?
J’observais Mélodie penchée à la balustrade de la bibliothèque. Elle fixait un point dans le ciel matinal.
— Tu crois ? me demanda-t-elle.
Elle se tourna vers moi, boudeuse. Cette femme possédait une sensibilité toute propre à son vécu. Elle aussi avait perdu ses parents tôt. Une malade dégénérescente. Elle s’était mariée jeune et avait divorcé quelques années plus tard. Mélodie m’avait avoué, lors d’une soirée, qu’elle avait mûri et qu’elle ne trouvait plus ce qu’elle cherchait chez son ex-mari. « On était jeune, il voulait m’offrir la lune, je voulais continuer de rêver. » Les mauvais choix, ça me connaissait aussi. Dans mon entourage, tout le monde avait cédé au moins une fois à contrecœur, et le résultat avait été sans appel… S’écouter. J’ai l’impression que les gens ont du mal à s’écouter, et pourtant ils se connaissent. Je savais ce que je voulais à quinze ans, à vingt ans et aujourd’hui à plus de trente ans… Je n’avais tout simplement pas les occasions pour m’aider à réaliser mes envies, mes pensées ou encore mes besoins.
— Je crois que tu dramatises. Aucun d’eux ne te sera jamais enlevé. Ils seront seulement moins présents.
Ce dont Mélodie avait peur, ce n’était pas que ses enfants partent, mais de ne plus les voir, de ne plus se rendre utile auprès d’eux. Elle était terrorisée par la possibilité de revenir à elle-même. De profiter de la vie avec Max. De recouvrer sa liberté, mise momentanément en pause, pour s’occuper de ses enfants.
— Tu ferais une bonne mère, Ely.
Je ne comprenais pas comment elle pouvait en conclure ça. Je ne voyais pas ce qu’il lui donnait à croire que je ferais un bon parent. Mais, je savais que je n’en avais pas le moindre désir. Les bébés et les enfants avaient tendance à m’exaspérer. Je ne leur trouvais absolument rien de charmant ou d’intéressant. Cela pouvait être dur à entendre, mais je n’avais pas cette fibre-là.
— Oui, une bonne mère, Elynne, répéta-t-elle.
Il n’y avait qu’elle pour m’appeler par mon prénom. Ça me faisait rire. Ça me rappelait combien je n’y étais plus vraiment habitué. Rex m’appelait lui aussi Elynne, comme mes parents. Peut-être est-ce leur faute si mon prénom me faisait grincer des dents ? Je l’avais trop entendu, et pas toujours dans d’agréables circonstances. Je préférais Ely. Ely pouvait respirer. Ely pouvait être qui iel voulait. Oui, je me sentais libre en Ely.
— Je l’ai été suffisamment longtemps, Mélodie. Ça ne me tente pas du tout.
Elle souleva un sourcil, d’incompréhension.
— Dois-je t’expliquer ? À toi ?
Je quittai un instant mon clavier, après avoir écrit la dernière phrase d’un chapitre chaotique. J’étais clairement mieux, lorsque personne ne m’interrompait. Peut-être que le silence de Mathys me manquait un peu dans cette bibliothèque. Au moins, avec lui, je pouvais écrire en paix. Je n’avais que son regard à ignorer.
— Je t’écoute, me lança-t-elle tout ouïe.
Je m’adossais à la chaise, tombant dans les images de mon passé. Je n’aimais pas revenir à ces années où ma vie avait foutu le camp et où je n’espérais qu’une chose : mourir. C’était devenu ma seule prière. Chaque soir, chaque matin, et tout au long de la journée, je souhaitais partir. Que mon corps me lâche et qu’il s’affale sur le bitume sans une once de vie.
— J’ai été la « mère » des personnes dont je m’occupais, celle de mes parents, pour ne rien te cacher. Aujourd’hui, je suis toujours celle de mes chiens. Ne me laisse pas entendre qu’un enfant est différent, parce qu’il n’y a pas de différence quand tu mets en suspens ta vie pour soutenir, soigner ou éduquer les autres. J’ai trop donné de mon temps et de ma "maternité" aux gens.
— Nous sommes tous éducateur Elynne. Pas, Parents.
— Je n’ai jamais ressenti le besoin ou l’envie d’un enfant dans ma vie. Narcisse et Cerninos ont toujours comblé mes attentes. Je suis parent. Une autre sorte de parent. Un parent qui en comprend un autre, malgré tout. Tes gosses t’aiment, ils reviendront toujours vers toi et en prime, tu auras la joie de les voir grandir, de les voir se tenir égaux à toi.
— Et ça ne te plairait pas ?
— Non. Ce que je cherche, ce n’est pas un enfant. Comme je viens de te le dire, j’ai trop donné. Je n’ai plus envie de faire cet effort. Tu n’imagines pas la douleur que c’est de se regarder dans le miroir chaque jour et de s’ignorer. Ignorer ma maigreur. Ignorer ma fatigue. Ignorer mon mal-être. Ignorer ma jeunesse. Ignorer mes envies et mes besoins profonds Ce que je veux, c’est un être fait pour apaiser mon cœur dès que je poserai les yeux sur lui. Je cherche quelqu’un fait pour moi, pour me soutenir, et avec qui je me sentirais forte. J’ai été tellement fatigué, Mélodie, en m’empêchant de vivre. Je ne veux plus ce genre de contrainte. Un enfant en serait une pour moi, précisais-je. Ce n’est pas une fatalité.
Mélodie sourit et hocha la tête lentement. Je ne demandais pas à ce qu’elle comprenne t’en qu’elle respectait la vision de ma vie.
Je laissais mon regard couler sur elle. Ses yeux avaient presque la même intensité que ceux de Mathys. Pourtant, je ne me sentais pas pris en étau quand elle les posait sur moi, à nouveau.
— Je suis désolée.
J’arquais un sourcil, pas bien sûre de la suivre.
— Désolée de quoi ? demandais-je.
— Pour Mathys. Il se croit grand, mais il n’est qu’un enfant qui ne comprend pas tout.
En voilà une autre qui se mentait.
— Je pense qu’il en comprend suffisamment pour avoir un tel impact sur chacun de nous. Ne t’excuse pas. Ce n’est pas à toi de le faire. C’est à lui, et il l’a déjà fait.
— J’aimerais te dire que ça lui passera…
— Ça lui passera, affirmais-je sans lui permettre de terminer sa phrase.
J’avais aucune envie d’entendre plus, d’entendre la vérité sur qui était Mathys. Et de l’entendre de la bouche de sa mère.
— Oui. Après tout, il n’a que seize ans. Je me fais mal au crâne pour pas grand-chose, avoua-t-elle avec une légèreté feinte. Parfois, il est juste buté.
Parfois…
Concevait-elle, elle aussi, que Mathys pouvait être sérieux le reste de sa vie à ce sujet ?
Je préférais ignorer cette possibilité.
Seize ans ? Qu’avait-il dans la tête ? Comment était l’état de son cœur pour me trouver quoi que ce soit d’attirant ? Et pourquoi cela me préoccupait si souvent ?
À cet âge, on ne connaissait le monde qu’en surface ! Pourquoi lui l’explorait-il dans ses profondeurs ? Qu’avait-il à y chercher ?
— Est-ce seulement les enfants qui te rendent morose, Mélodie ? demandais-je, en croisant les bras.
Elle s’approcha du bureau dans son peignoir de piscine. À quarante-sept ans, elle n’avait absolument rien à envier aux jeunes filles qui se faisaient bronzer dans le jardin. La taille fine, des hanches épaisses, une poitrine généreuse. Elle aurait pu me plaire si elle n’avait pas été en couple.
— Outre le fait que Mathys m’inquiète, peut-être que j’ai peur de me lier à nouveau avec un homme.
Max. Le mariage. Ça coulait de source.
— Je pense que Max et toi êtes ensemble depuis un bon bout de temps pour que tu saches qui il est. Vous avez eu Lucien. Vous avez élevé les jumelles et Tys. Vous vous accordez plutôt bien l’un à l’autre. S’il y avait eu à se méfier, je pense que tu le sentirais, non ?
— J’ai peur de trop l’aimer, avoua-t-elle d’un bloc.
Je ne parvins pas à retenir mon rire qui claqua dans la salle.
— Tu m’en diras tant. C’est plutôt une bonne chose, non ?
— Je ne sais pas. Quand j’aime, je dis oui si facilement.
— OK. Alors, ce n’est pas moi qui vais t’apprendre qui est ton fiancé, hein ? Est-ce que Max t’a une seule fois forcée à quoi que ce soit ?
Elle n’eut pas à réfléchir et secoua la tête.
— Ce ne serait pas une excuse pour reculer encore la date ?
— Je ne sais pas. Je me sens perdue parfois.
— Nos émotions ne sont pas toujours claires, et sur certains sujets, il faut plus de temps.
Facile à dire…
— Tu sauras quoi dire et quoi faire le moment venu. Crois-moi, il viendra ce moment. Il vient toujours.
Oui. Le temps des libérations vient. Même lorsqu’on pense que tout est fichu. Il vient et susurre à l’oreille qu’il est temps de marcher de nouveau et d’ouvrir les portes d’un renouveau.
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