Janvier 2017- 61 Ely
Max partit rejoindre Mélodie. Il me laissa seule à mon stand. Aujourd’hui, plus qu’un autre jour, je n’avais ni ma prothèse, ni ma peau d’homme. La femme en moi avait immergé la veille pour observer un peu ce qui se passait sur mon corps. Elle commençait à fatiguer à mesure que la journée défilait. Je n’étais pas bien sûre, mais j’avais l’impression qu’elle n’avait été attirée que par la couleur des stands autour de nous. Ou bien, était-ce plus profond. Mon « elle » luttait juste aujourd’hui, comme pour me dire qu’elle ne serait jamais vraiment loin, mais que ce serait peut-être la dernière fois, qu’elle empiéterait sur les deux zones. C’était comme un aurevoir amical. Un dernier moment entre nous.
Je terminai de signer un de mes premiers romans à une jeune fan. Elle ne devait pas avoir plus de dix-huit ans, à moins que ce soient les cornes de bélier, le maquillage et la robe gothique lolita qui me la rendaient jeune.
Ce salon du fantastique était moins grand que certains auxquels j’avais pu être invité, mais il était si vivant.
Je lui rendis son sourire.
— Merci, Noirdebrume, dit-elle en reprenant son livre. Avant de partir, est-ce que je peux vous poser une question ?
Noirdebrume était mon nom de plume, parce que j’avais décidé de commencer à vraiment écrire un jour où la brume avait noyé la nuit.
— J’vous écoute.
—Avez-vous eu une enfance difficile ? Vos parents vous ont-ils fait du mal ? Parce que dans vos histoires, les parents des personnages sont souvent inexistants ou morts… Et comment dire, on ne va pas se cacher que leur vie semble toujours chaotique. J’ai entendu une autrice dans un postcast dire qu’il y avait beaucoup d’elle dans ses romans. Est-ce votre cas ?
Je crois que c’était la première fois qu’on me posait ces questions. Je ne m’y étais pas vraiment préparé.
— J’imagine que chaque auteur parle un peu de lui dans ses histoires, oui. Et pour vous répondre… j’ai eu une enfance, dite « normale ».
Normal ?
Oui. Un truc comme ça.
Mes parents avaient été des parents. Je n’avais pas eu à souffrir de coups ou de… quoi que ce soit avec eux. Tout était question d’argent. Les disputes et les douleurs sociales. Moi, je n’avais fait qu’écouter. J’avais appris à grandir… vite.
La jeune femme hocha la tête avant de me sourire, de me remercier et de partir.
Je m’adossai à ma chaise, un peu perplexe, quand ma voisine de stand se pencha vers moi. Une jolie rousse aux yeux gris avec de belles formes onctueuses.
— Ils ont des questions parfois !
Elle roula les yeux au plafond et secoua la tête.
— C’est clair.
— À mon dernier salon, un lecteur m’a posé une de ces questions indiscrètes à cause de mon dernier roman.
Drydie, de son nom d’autrice, le pointa du doigt. Une romantasy médiévale.
— Et ça parle de quoi ?
— D’une chevaleresse de vingt-cinq ans qui tombe folle amoureuse d’un semi-orge de vingt ans son aîné. Je ne te cache pas qu’il s’agit d’une lecture mature.
Elle me fait un clin d’œil.
Je souris.
— Je crois que j’ai ce genre de scène dans certains de mes romans, m’amusai-je. Et du coup, il t’a branché dessus ?
Drydie hocha la tête.
— Il m’a demandé si c’était mon cas. Si j’étais amoureuse d’une personne plus vieille que moi, parce que, selon lui, c’était un texte vraiment intime qui suscitait la possibilité que l’auteur ait pu s’inspirer de son vécu.
— Oh, oh, oh ! Carrément !
— Il y en a qui n’ont aucun retenu.
— C’est clair. Et sinon, c’était le cas ? demandai-je par curiosité et peut-être parce que je n‘avais pas de retenu.
— Si je me suis inspirée de ma vie pour écrire ce roman ?
Elle fixait un instant son livre, songeuse, avant de hocher la tête.
— Oui, il y a énormément de moi et de mon chéri. Beaucoup d’obstacles avant de comprendre qu’on s’aimait et beaucoup d’autres pour faire comprendre autour de nous que nous nous aimions sincèrement. Aujourd’hui, on vit notre vie. On est heureux et plus personne n’a d’impact sur notre bonheur. Ni ses enfants ni son ex ni mes amis, ou mes parents. C’est juste nous et pas mal de voyages aussi. Un peu comme Sahron et Graidlov.
Je lisais de la fierté dans le regard de Drydie. La façon qu’elle avait de caresser la couverture de son livre me rappelait combien il y avait de nous à l’intérieur d’eux.
— On voit combien tu aimes ton semi-ogre. C’est cool.
— Oui. C’est un semi-ogre doux, patient et… il est merveilleux. Auprès de lui, je me sens moi. Je me sens belle. Bien. Il est ma maison.
Je n’avais pas grand-chose à dire sur ses petites confidences, alors je souris encore une fois, par politesse… par envie aussi.
Nous fûmes interrompus par de nouveaux lecteurs. Et jusqu’à la fin de la journée, on ne s’adressa plus la parole, le nez dans nos romans respectifs, à signer et à discuter avec notre lectorat.
Quand 19 h 30 sonna, je commençais à arranger mon stand. Plus un livre sur la table.
M’apercevoir qu’il y avait tant d’engouement pour mes livres me faisait chaud au cœur. Ça me paraissait si loin, le temps où je gagnais 1 euro 80 sur un livre de 180 pages en deux mois ou lorsque je croyais que je n’avais ni valeur ni talent et que je me laissais corrompre par tous ceux et celles qui ne croyaient pas en moi.
Mes parents. Rex. Ses parents. Et ses amis.
Aujourd’hui, il y avait eu tant de changements.
Je m’épanouissais. Je devenais Ely.
Drydie me tapota sur l’épaule, je me laissai happée par son regard doux et charmant.
— J’ai été ravie d’avoir pu bavarder avec Noirdebrume. Mon semi-ogre m’emmène au resto. J’espère qu’on se reverra dans un prochain salon.
Elle me salua et s’éloigna. J’en profitai pour observer son semi-ogre, grand d’au moins un bon mètre quatre-vingt. Il avait les cheveux détachés, longs jusqu'au bas du dos, d’un gris argenté. Quand il se retourna, je pus admirer la jeunesse dans ses yeux noisette. Ils disaient : « qu’est-ce que vingt ans de différence, au final ? ».
C’est vrai. Qu’est-ce que c’était ? Des cheveux blancs, un peu plus de rides… et une vie plus courte.
Quoi que. L’âge n’avait pas toujours à voir avec la mort.
Pourquoi je pensais à ça ?
Le semi-ogre hocha la tête dans ma direction amicalement, avant de disparaitre avec Drydie.
Je trouvais qu’ils allaient très bien ensemble.
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