Février 2017 - 63 Ely
Avant d’entrer dans l’appartement d’Evack, pour lui ramener, Raton, son chat, j’entendis des éclats de voix derrière la porte. C’était Perséphone et Adès. Je reculais, fis demi-tour, Raton sous le bras, prêt à décamper, mais visiblement l’univers le voulait autrement. La porte s’ouvrit sur Evack, le visage d’un homme exténué.
— Putain, la tronche, gars ! lançai-je sans filtre.
Je n’avais pu retenir mes mots en le voyant plus blanc que la mort. Les yeux cernés. Qu’est-ce qu’il avait fichu ce week-end pour revenir dans cet état ?
Il me fixa, d’un regard lamentable. Persé le retenait par le bras, Adès retenait leur sœur.
— Je sens que j’arrive au mauvais moment. Raton et moi, reviendrons plus tard.
— Non ! cingla Persé. Tu rentres aussi. Presto !
Elle tira Evack qui ne résista pas, propulsé à l’intérieur. Seulement, je sentais qu’il ne se laisserait plus faire dans peu de temps.
J’entrai derrière lui, hésitant à fermer derrière moi. Les voisins n’avaient pas besoin de participer. Je refermais.
Adès lâcha sa sœur aînée en secouant la tête. Elle s’excusait en silence auprès de moi.
Directement plongé dans le salon, je me posais dans un coin et lâchais Raton qui fuit le bruit.
Perséphone agitait les bras, rouge de colère. Je regardais autour de moi. L’appartement me parut plus vide que d’habitude. Plus que lorsque j’étais venu chercher Raton sous la demande exprès d’un Zéphyr angoissé. Je n’étais pas resté longtemps. Zéphyr m’avait presque poussé à la porte en s’excusant.
Persé tenta de se calmer, sans y parvenir.
— Seigneur, Evack, est-ce que tu as pensé aux parents ? À nous ? Ce que ça pourrait nous faire toute cette histoire. Zéphyr est le plus censé de vous deux, visiblement.
— Putain, j’t’ai rien demandé, hurla mon pote.
— Ne lève pas la voix sur moi.
— Je fais ce qu’il me plait. Rentre-toi ça dans le crâne. Tu es chez-moi ! Là où il devrait être à ta place.
J’observais l’appart’.
Vendredi, quand j’étais venu, il y avait un camion qui patientait devant l’entrée. Un déménagement, avais-je simplement pensé.
N’était-ce pas les affaires de Zéphyr qui manquaient ?
Evack serra les poings. Je me reculai, incertain de pouvoir faire quoi que ce soit s’il décidait de céder à la rage débordant de son regard.
— Je sais qu’il est parti à cause de toi. Si je ne le retrouve pas, crois-moi que je ne t’adresserais plus jamais la parole. Et là, tu auras tout gagné.
— Evack, c’est mal ce que vous faites. C’est sale.
— Persé, s’interposa Adès. Pas ça.
— Alors quoi ? Tu acceptes ?
— Je tolère. Parce que Zéphyr m’a convaincu.
— Tu es pire qu’eux.
— Non. J’ai du mal à comprendre comment, mais ils sont…
— Frères ! Ils sont frères, Adès.
— Et qu’est-ce que tu veux qu’on te dise ? répliqua Evack.
Sa voix avait détonné dans l’appartement comme le hurlement d’une créature à bout.
— J’ai choisi d’être son frère ? reprit-il, presque aussitôt. J’ai choisi de l’aimer comme un tarré ! Tu crois que c’est facile à accepter ? Tu crois que les psy que je suis allé voir depuis les dix dernières années, c’étaient pour faire jolie.
— C’est interdit, Evack. Interdit, s’époumonna Persé qui marchait de droite à gauche.
— Sans déconner ! Tu crois ? Ça aussi, je le sais. Ça aussi ça me bouffe. Ça me tue. Mais j’arrive pas à me le sortir de la tête et du cœur. Je l’aime. Pas parce qu’il est mon frère, je l’aime parce qu’il est celui dont j’ai envie et besoin.
— Mais comment c’est possible ?
— Je sais pas. J’ai pas la réponse.
Evack se passa la main sur les lèvres, les larmes pleins les yeux comme ses sœurs.
Je regardais sans être choqué. Je savais depuis un moment ce que vivaient Zéphyr et Evack. Je savais qu’un jour leur histoire finirait comme ça. Dans le silence de l’un et la fureur de l’autre.
Perséphone se retourna vers moi, accusatrice.
— Tu es son amie Ely, pourquoi tu cautionnes, toi ?
Je me rappelais que je n’étais pas transparent et que tout le monde me voyait. Je participai à cette engueulade malgré moi. Ça me prouvait une chose très précieuse : je faisais partie de leur famille. Une famille où on parlait. Où certains se soutenaient. J’aimais cette famille, même si j’aurais préféré ne jamais avoir à me prononcer sur ce que vivait mon pote.
— Pourquoi ? répéta la grande brune.
Je haussai les épaules.
— Parce que ce n’est pas mon problème. Et je n’ai pas à juger. Ils sont deux adultes consentants. C’est déjà plus que pour beaucoup de couples. J’aimerais te dire qu’ils ont de l’ascendant sur l’autre, mais ça serait un mensonge. Il suffit de lever les yeux sur eux pour savoir qu’ils ne se voient pas comme des frères. Et je crois que ça n’a jamais été vraiment le cas. Du moins depuis que je les connais.
— Laisse Ely en dehors de ça, soupira Adès.
— Tu as raison… Toi, pourquoi tu ne l’as pas empêché ? gronda Persé vers sa sœur.
— Parce que tu crois qu’on n’a rien fait avec Paul ? Quand un jour Zéphyr nous a demandé de partir étudier loin de la maison complétement paniqué et honteux, tu crois qu’on a fait quoi ?
— De quoi ?
La grande brune se tourna vers Evack, troublée.
— Je perds le fils. Depuis quand vous vous fréquentez ?
La cruauté dans sa voix ne manqua pas de me refroidir, contrairement à Evack. Il fixait sa sœur droite dans les yeux, fier et enragé.
— Depuis le jour de mes vingts-et-un, deux ans après qu’il soit revenu en ville. Mais j’avoue l’avoir embrassé avant que les triplés ne décident de partir à la fac. Plusieurs fois. Pas seulement.
— Putain ! Tu avais à peine quinze ans !
— Et alors ? Ça aurait dû me poser un problème ? Moi aussi, j’ai cru aux hormones. J’ai cru que j’avais pété les plombs. Mais je n’ai jamais arrêté de penser à lui autrement que comme un garçon que j’aimais plus que le frère qu’il représentait. Jamais. J’aurais voulu être un autre, pour l’aimer autrement que derrière des portes fermées. Tu ne sais pas à quel point ça me fait souffrir qu’il me repousse quand il me pense trop près de lui, de le voir pleurer en se maudissant. Je me suis dégoûté pendant longtemps. Quand il est revenu de la fac, j’ai continué à l’éviter comme il semblait le vouloir. Puis un soir, je n’ai pas réussi à me retenir et lui non plus. On s’est embrassé. Et c’était merveilleux. Je me sentais bien. Contre lui, dans ses bras, respirant son odeur. Il m’a repoussé. Je l’ai laissé partir. Plusieurs fois à cette époque, tu m’as demandé pourquoi je me faisais du mal. C’est parce que je ne pouvais pas l’avoir lui. Parce que tout me l’interdisait. Parce qu’on ne pouvait pas aimer son frère. Ce n’était pas normal. Pas possible. C’était ignoble, sale… Mais je n’arrêtais pas de l’aimer. J’aurais pu en mourir s’il n’avait pas fini par me dire ressentir la même chose.
— Non… Non !
Perséphone se boucha les oreilles en secouant la tête.
— Si, Persé. Si. On s’aime, gueula Evack. C’est une vérité très laide, mais c’est la seule qui existe entre nous. J’aime Zéphyr de toute mon âme. Pas comme un frère, mais comme l’unique amour de ma vie. Personne n’a su le remplacer. Et tu sais que j’en ai fait défiler du monde. Après mes quinze ans et jusqu’à mes vingt-et-un ans.
Perséphone s’écroula au sol, les mains sur le visage. Personne ne la retint. Elle pleura. Dans son monde superficiel et à cheval sur les principes, les gens comme Evack étaient considérés comme des dégénérés. Pourtant, tout le monde savait dans cette pièce qu’il en était loin.
Adès se massa les épaules, la tête levée au plafond.
Evack regardait un point invisible devant lui.
— Pour revenir à tes préoccupations premières, Persé, sache que les parents n’ont pas besoin de savoir. Peut-être le savent-ils, mais qui le cachent. J’n’en sais rien. Mais voilà, Frangine, Zéphyr et moi, c’est un amour consenti, beau, parfois silencieux, d’autres fois violent, c’est le seul que je connaisse, le seul qui me fasse vibrer. Et surtout, le seul que je veuille. Je veux Zéphyr. Et Zéphyr me veut. Et quoi que tu lui aies dit, pendant mon absence, aujourd’hui, il est parti. Il m’a encore laissé, et tu sais ce que je vais recommencer à faire. À me foutre en l’air. Parce que s’il n'est pas là, plus rien n’a d’importance. Trouve-le moi. Rapporte-le-moi.
Il se tourna vers moi en laissant sa sœur au sol.
— Tu es le dernier à l’avoir vu, non ?
— Je présume. Mais j’t’assure. Je n’avais aucune idée de ce qu’il comptait faire. Il m’a dit devoir aller rendre visite à un producteur pour ses parfums alors… Je l’ai cru. Il était pressé. Comme on l’est à cause du boulot.
Evack tremblait, tant de colère que de terreur.
Dans leur fratrie, Zéphyr était le plus sensible. Et quelque part, savoir que Zéphyr était parti m’inquiétait aussi. Je repensai à notre discussion sur la plage, il n’était pas dans un bel état.
« Désfois, j’ai envie de tout recommencer à zéro».
Où était-il ?
Ce dont j’étais certain, désormais, c’est que Zéphyr n’était pas parti sur un coup de tête. Il avait organisé son départ.
*
Perséphone claqua la porte derrière elle. Evack cogna contre le mur et le cri qui sortit d’entre ses lèvres me glaça.
Je ne tentais aucune approche, le contournant et suivis Adès dans la cuisine.
Les bras croisés, elle s’adossa au mur, contemplative du calpin étendue sur la table.
Je devinais que les recherches pour trouver Zéphyr avaient commencé avant mon arrivée et, en sortant mon portable pour avoir une chance que Zéphyr me réponde, je constatai les messages d’Evack.
— Il a laissé une lettre, murmura Adès.
Je redressai la tête vers elle.
— Que disait-elle ?
— Rien de réjouissant. Tout ce que je sais est écrit dans la lettre. Zéphyr dit qu’il a accepté une proposition de travail et qu’il a suivi une amie.
— Où ?
— Pas en France en tout cas. Mais il n’a pas spécifié où.
Je me tournai vers l’embouchure de la porte où je distinguais les pleurs d’Evack.
S’il l’avait dit, Evack aurait tout abandonné pour lui courir derrière. Chose qu’il fera quand il aura les informations. Car il les trouvera.
— Je suis désolée que tu aies dû assister à ça.
— Qu’est-ce que serait une famille sans tragédie ?
Elle sourit, mais le cœur n’y était pas.
Je lui ouvris les bras. Elle s’y glissa, me serra fort.
— Merci d’être là.
Je le serai pour chacun de vous.
Elle embrassa ma tempe, le regard brillant.
— Qu’est-ce qu’on va faire de lui ? demanda-t-elle, émue.
— Le soutenir du mieux qu’on le pourra. Ne surtout pas le laisser basculer trop loin. Même s’il fait le con.
Annotations
Versions