Juin 2017 - 76 Ely
— Vous savez, une transition, c’est long.
— Ce qui est long, c’est de comprendre qui on est, et ensuite, l’administration continue de nous tester pour voir si on est bien sûr de nos choix. Mais là, ce n’est pas un choix. Je suis un homme dans un corps encore beaucoup trop féminin. Ce que je veux, c’est que vous puissiez m’appuyer auprès d’un chirurgien.
— Il y a beaucoup à faire avant.
— Je le sais. D’ailleurs, nous savons tous les deux que ce chemin était inévitable. Nous en avions déjà parlé.
— Mais là, vous le confirmez.
— Oui. Je le confirme. Parce qu’il y a eu acceptation de qui je suis. Il n’y a plus de doute. Plus de peur. Il y a moi et ce que j’ai dans le cœur. Ce corps ne m’a jamais convenu. Vous m’avez dit, que mon comportement face à mon corps était plus profond que ce que j’avais vécu dans ma jeunesse et je vous avais répondu…
— « … que vous pensiez être une sorte de mérou. »
Je hochais la tête, très sérieux.
— J’ai besoin d’être plus que ce que je suis à l’intérieur. Besoin d’avoir un corps plus masculin. De connaître celui que je suis. Pouvoir le toucher. Ce n’est plus une possibilité, mais bien un besoin d’ordre physique. Parfois, j’ai l’impression que mon corps actuel a été amputé. C’est comme vivre avec un membre fantôme. Il est là, invisible, impalpable… Mais il est là. Dans l’immatériel.
— J’entends. Et je vous aiderai.
Elle n’avait loupé aucune étape de ma transition. Celle qu’on ne divulguait que lorsqu’on était certain. Celle qui se passe dans la tête. Celle qui cherche des solutions avant de penser trop fort à la chirurgie.
— J’ai vu votre changement.
Elle parlait de la prothèse que j’avais à chaque rendez-vous. Je ne la quittai plus, même pour dormir.
— J’aimerais commencer.
Elle hocha la tête.
— Quelque part, vous avez commencé il y a longtemps.
Elle pointa mon torse du doigt.
— Oui. Mais à cette époque, je ne savais pas encore que mon corps changerait plus radicalement.
— Pour qu’elle raison l’aviez-vous fait ?
Nous n’en avions jamais parlé. Peut-être était-ce le moment de se confier ?
— Par esthétique. Je ne supportais pas ma poitrine. Elle me faisait mal à longueur de temps. La moindre secousse. Pendant mes règles. C’était devenu un calvaire. Rien à avoir avec un refus de ma féminité. C’était d’abord une question de douleur physique. Et oui, c’était aussi une question de préférence. J’aimais la musculature de mon buste, de mes épaules, de mon ventre… mais ces petits seins qui ressemblaient à des petites meringues gâchées tout. Toujours. Je ne me reconnaissais pas en eux. Si petit et pourtant si dérangeant. Pourquoi me faisaient-ils si mal ?
— Et s’ils ne vous avaient pas fait mal, les auriez-vous gardés ?
— Sans doute, je les aurais gardés un peu plus longtemps… Quoi que. Ils étaient dissonants avec le reste.
— Comment voyez-vous votre corps ?
Avions-nous commencé un nouveau « travail » ?
— Comme n’importe quel corps. Une sculpture faite de chair et d’os. Une sorte d’objet vivant… Ou plutôt une plante. Vous risquez de rire. Mais je pense qu’un animal est composé de deux choses : la première, son corps qui s’apparenterait à un objet-vivant ( un être-vivant). « L’être » pouvant signifier des tas de choses. Et la seconde, un moteur qui le ferait penser et fonctionner. Il faut alors deux choses pour créer un vous ou un moi. Ce qui signifie que nous sommes deux à l’état d’un. Voilà pourquoi, on pourrait se sentir, parfois, étranger à notre chair. Rare est le contraire. Parce que la chair ne pense pas. Quoi que…
— C’est profond.
— Je suis modelable… Mais je sais que c’est jusqu’à un certain point et que ce sera pour la vie.
Nous nous observions.
— À la prochaine séance, je vous livrerai une attestation pour commencer les injections de testostérone. Juste le temps de réfléchir une semaine de plus.
— Ça me parait être une bonne idée.
Je me sentais apaisé.
— En avez-vous parlé avec votre conjoint ?
— Oui. Il sera à mes côtés.
— Il est donc au courant de votre démarche.
— Et il me soutient.
Peut-être y eut-il plus d’émotion dans cette dernière phrase, parce qu’elle me sourit plus franchement.
— C’est une bonne chose.
— Je ne pouvais espérer mieux.
Eden serait là. C’était mon ange à moi. Ma main tendue. Celle qui me sauverait peut-être des pensées maudites de mon cœur.
Annotations
Versions