Janvier 2022 - 91 Elyas
Ce soir, je jouais au Hongrois.
Mon quatrième solo depuis que Linda et les garçons étaient partis en Inde pour vivre plus librement leur trio.
J’étais installé sur mon tabouret, un micro devant moi. Pola m’apporta un verre de limonade, juste au bas de mes pieds, sur la petite estrade.
Une dernière chanson avant de laisser ma place aux baffes de milieu de soirée. J’appréciai ces moments rien qu’à moi. Tous les regards divergeaient dans ma direction. Parfois, le calme se faisait maître pour laisser à ma voix la place de s’évader et de se poser dans chaque oreille.
Je grattais les cordes de Guéguette, et balançais les derniers mots d’une nouvelle chanson.
L’oiseau récupère ses ailes brisées pour voler et te retrouver.
Mais il cherche sans jamais te voir.
Il te ressent, il t’entend.
Écoute les battements de ses plumes contre le vent. Il repousse le monde pour un seul baiser qu’il te doit depuis ce jour.
Je reprends le refrain deux fois, avant de poser ma guitare et de me griser des applaudissements.
Après avoir salué mon public et fais quelques photos avec des habitués qui ne viennent plus que pour m’entendre chanter, je rejoins le comptoir.
Pola me resservit une limonade.
—Tu me fais remplir le bar à chaque fois.
Elle était devenue gérante du Hongrois, et employait trois serveurs et une barmaid, puisqu’Evack avait abdiqué en acceptant de n’être plus que le proprio.
Il était passé un peu plutôt, seulement pour écouter un couplet que je jouais toujours au début de mes solos. Je ne sais pas ce que ça lui inspirait, mais avant que je n’aie terminé, il partait, comme pour s’éviter d’entendre la fin. La chanson parlait d’années à s’aimer et de siècles pour se retrouver.
— Viens quatre fois par semaine.
— Deux, c’est très bien et tu le sais. Venir trop souvent, ce serait une mauvaise idée. On se lasserait de m’entendre. Cinq chansons entrecoupées de bla-bla, et c’est parfait. Je peux leur donner de la nouveauté assez souvent et mélanger mes répertoires, faire des tests pour de nouvelles compos. Les gens aiment quand on leur donne la possibilité de participer à un projet. Ils aiment donner leur avis sur les sons, sur les paroles. Parfois, ils laissent un petit mot. Ils participent, ils évoluent… Avec moi. C’est ça qui les fait venir.
— T’as raison.
— Comment va Adès ? On ne la voit pas beaucoup ces derniers temps.
Je bus une gorgée de ma limonade. Pola soupira.
— Tu veux savoir ce qu’elle fabrique. Pas moyen de la faire parler. Tout ce que je sais, c’est qu’elle a acheté un complexe en centre-ville et qu’elle le retape.
Adès avait déjà acheté le mas, celui vers les bonnes herbes. Il n’était pas encore fini. Mais ce que j’en savais, c’est qu’elle avait pour projet d’en faire un hôtel d’art. Vingt chambres, un terrain de tennis et de basket réaménagé. Une maisonnette dans le domaine qui servirait de salon de thé où les clients pourraient admirer des peintures et même s’en procurer. Elle réarrangeait avec son père les rangs de vigne et l’orangerée. Dans l’ancienne serre, elle avait installé une salle de méditation. C’était envahi de plantes. Parfois, j’allais donner un coup de main ou me baigner dans la grande piscine. D’ici la fin de l’année, elle aurait toutes les autorisations pour que la clientèle se presse.
Quand elle n’était pas dans le domaine, Adès passait beaucoup de temps à des vernissages à droite et à gauche. Sa passion pour l’art était arrivée en même temps que celle de notre chère Mathys. Elle avait une jolie collection de toiles dans une chambre chez elle et Pola. Une, qui commençait à déborder dangereusement. La chambre vomissait des peintures, des illustrations acquises pendant les trois dernières années.
J’imaginais sans mal ce qu’elle ferait de son complexe. Un musée et une galerie d’art. Pourquoi pas une chambre d’hôtes atypique en plein centre-ville. Les défis, ça la connaissait.
Pola retourna à son service vite remplacé par Carmen qui s’assit à côté de moi.
— Ely, c’est quand que tu vas te décider ! Tu as une superbe voix, je suis sûre que tu te ferais remarquer si tu postais sur des plateformes musicales.
— Et qui te dit que je veux faire de la musique mon boulot ? Je suis romancier, Ma puce.
— Je sais. Mais, c’est tellement dommage de ne pas le partager avec plus de monde. Quand je t’écoute ça me fait du bien au cœur. Même si je t’avoue que tes paroles sont tristes.
— Tu trouves.
— Oui. Je ne sais pas de qui tu parles ou à qui tu destines ces mots, mais je ressens de la souffrance.
— Disons que je les destine à tous ceux, celles et ciels qui ne s’écoutent pas plus.
Je me tournai vers la piste de danse où un gars un peu gauche se trémoussait. Je ris. Carmen me donna une tape dans le dos.
— Ne te moque pas de mon chéri. Il sait qu’il danse comme un pied, mais au moins il n’en a pas honte. Puis il y a pire. Elle pointa le copain de sa sœur.
J’explosai de rire. Effectivement, il y avait bien pire.
— Vous choisissez bien vos partenaires de danse.
Nathalie n’osait pas bouger ses pieds de peur de repartir avec des orteils en moins.
— Notre frère a décidé de fuir Toulon, quant à Eden, Tante Margot l’a réquisitionné.
Elle pointa Margot et Eden sur la piste.
Ça me rappelait, qu’Eden ne m’avait pas félicité après la fin de mon solo. Commençait-il à sentir que je ne parviendrais jamais à chanter pour lui seul ?
— Eh, dis, t’es bon danseur, toi aussi.
— Disons que je sais bouger. Si c’est ce que tu insinues.
— Oh ! Ely, tu ne laisserais pas une jeune femme attendre au comptoir qu’on l’invite.
— Pourquoi ne pas danser avec ton « chéri ».
— J’ai les pieds fragiles.
Mon rire redoubla.
Indulgent, je lui tendis la main qu’elle prit, un grand sourire aux lèvres, et je l’amenai sur la piste où je la fis tournoyer. Qu’elle soit bien plus grande que moi, ne me dérangeait guère. Si Mathys pouvait les faire danser, je me le devais aussi.
Carmin fut remplacé par Nathalie, puis par Margot.
Une main sur mon épaule, l’autre entre mes doigts, Margot me caressa d’un regard maternel.
Sur un son disco entrainant, nous bougions comme sur un slow. Je quittai un instant ses yeux expressifs. Elle me demanda de ne pas ignorer ce qu’elle avait compris.
— Tu sais, Mathys t’as aimé rapidement. Il était un enfant au début. On pensait tous à tort que son amour était éphémère. Comme ceux des petits enfants. Nous avions tous tort. Aujourd’hui, je sais et j’accepte que Mathys a toujours et sera toujours différent. Je vois dans le travail qu’il nous envoie qu’il y a un grand vide et une grande blessure, mais aussi la profondeur d’un amour véritable.
— Margot, je suis marié. Mathys est un jeune homme…
Que savais-je du jeune homme qu’il était devenu ?
— Tu es marié. Oui. Mais je me suis toujours demandé pourquoi si vite. Ne te trompe pas, Elyas. Je sais que tu n’as jamais eu de mauvaise intention envers Mathys et que tu aurais attendu quoi que tu aurais pu ressentir. Je ne te juge pas, mon fils. Je me demande combien de temps tu pourras encore mentir à ton cœur, à nous et à Eden.
Je ne dis rien. Je la fis seulement danser, jusqu’à ce que Carl vienne me la voler.
Doucement, je sentis un corps se déposer sur mon dos. Comment ignorer celui de l’homme qui partageait ma vie ?
— Tu danses ? murmura-t-il à mon oreille.
Oui… pour lui faire plaisir, pour tomber dans une illusion, pour continuer d’être un bon époux.
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