2010 - Mathys
Maman me regardait à la dérobée. Elle n’appréciait pas le livre qui me tenait éveillé tard le soir. J’étais à nouveau sous les coups d’insomnies. Si le sommeil ne venait pas, autant lire, autant intégrer de nouvelles informations et d’étudier les mots, leur portée.
Oui. Je ne dormais presque pas.
L’image de Papa me hantait. Il l’avait toujours fait. Depuis sa mort, et un peu avant.
Je n’en avais pas peur. Loin de là. Je ne crois pas que la mort était quelque chose qui pouvait m’effrayer. En revanche, ne pas savoir, ça, c’était ma hantise. Je pensais souvent à Papa, quand je ne savais pas quelque chose. Et chaque fois, je me souvenais de ses litanies. Une sorte de prêche. Il se parlait à lui-même, plus qu’à moi.
Papa avait toujours eu des peurs irrationnelles. Il n’avait pas confiance en lui et il pensait trop. Il n’était pas conçu pour penser autant. Il était trop fragile, trop émotif, trop sensible. Et pas une sensibilité qui lui permettait de massifier son armure. Je crois que Papa n’a jamais eu d’armure. Il combattait ses doutes et ses questions presque nu.
Il n’était pas taillé pour vivre vieux.
Je ne l’avais pas pleuré. Je ne le pleurais toujours pas.
Mais j’entendais encore le son de sa voix dans mes rêves.
« Je ne sais pas. »
« Tout est si compliqué »
« Et aimer, ça fait si mal. »
« J’ai l’impression d’avoir tout perdu et de n’avoir jamais rien eu. ».
Papa ? Pourquoi avais-tu si mal ? Pourquoi ne t’es-tu pas arrêté de pleurer ?
Tu voulais mourir ? C’est toi qui l’as dit. On a même fait en sorte que tu meures rapidement. Mais ça, il ne faut surtout pas le dire.
Il fallait cacher certaines vérités, je l’avais entendu à la radio. Pour se protéger, pour pouvoir être encore libre de ces mouvements. Il fallait parfois se cacher des autres pour ne pas craindre leur peur et les chaines qui nous auraient passé aux poignets.
J’étais bizarre.
Papa le pensait.
Et je le savais, de toute façon. Je ne pensais pas comme tous les enfants de mon âge. Je ne pense toujours pas comme eux. Je vois le monde. J’entends les autres. Je ressens des émotions intenses.
La vie, c’est fait simplement pour marcher. On ne devrait pas en savoir autant sur tout. Ça peut nous dissuader de bouger. Réfléchir nous mène à d’autres questions. Et c’est un long fleuve que nous parcourons sans savoir si un jour nous atteindrons une rive.
Je l’avais lu quelque part.
— Mathys, vas jouer avec tes sœurs.
En vrai, maman voulait dire, arrête de penser trop fort. Quitte ce livre et oublie-le. Reviens, mon petit garçon qui n’existe pas.
Maman n’avait pas peur de moi, elle avait peur pour moi. Peur que le monde me monte à la tête et que je ne me tue comme papa. Elle disait à Max, mon beau-père, que je ressemblais à Papa. Elle avait tort. Je ne ressemblais qu’à moi. Mais ça, c’était, semble-t-il, dur à comprendre.
Pour lui faire plaisir, je quittai le livre et partis dans le jardin jouer avec les jumelles. J’aimais mes sœurs. J’aimais jouer avec elles. On ne faisait que jouer, sans penser. On imaginait des univers, des jeux. Carmen était souvent l’investigatrice, Nathalie la meneuse de troupe et moi le savant qui rendait tout plus fou et plus réel.
Ce matin, on ne jouait qu’au ballon.
C’était bien aussi.
Mais je pensais toujours aux lignes de mon roman. J’avais envie de savoir la suite. Alors je jetai des coups d’œil vers la table basse dans le salon. Est-ce que les personnages pourront s’aimer ?
Je n’étais pas encore très sûr de ce que ça voulait dire aimer une personne. Aimer autrement que ses sœurs, sa mère, son beau-père ou son père décédé.
Je me demandai comment serait la personne que j’aimerais. S’il y en aurait plusieurs ?
Si au contraire il n’y en aurait qu’une ?
En rentrant, j’entendis maman se plaindre à Max.
— Il n’a que dix ans. C’est trop violant pour un adulte, alors pour un enfant. Quelle mère je suis de le laisser lire toutes ses horreurs ?
— Une mère qui a un enfant un peu particulier. Mathys n’a pas la même approche que les gens sur ses émotions. Il réfléchit différemment, et puis tu as bien vu où ça nous a mené de le privé de ses lectures ?
Ma mère soupira.
« Parce que tu crois que tes livres jeunesse vont me sauver de qui je suis et de ce que je pense ? »
C’était ce que j’avais dit à ma mère quand elle m’avait interdit de lire des livres pour « adulte », des livres trop sombres, qui parlaient des vices de l’humanité. Elle avait stoloté les scènes olé, olé. Si elle savait tout ce que j’entendais à l’école, aurait-elle encore peur de mes lectures ? Les livres ne me faisaient pas peur, mais les pensées de certaines personnes me déroutaient parfois. Celles dans la vraie vie.
Le frère de Lukas, par exemple, qui voulait absolument que sa copine se mette nue devant d’autres de ses copains. Je l’avais vu nu. Elle m’avait souri. Mais j’ai compris qu’elle avait peur. Alors peut-être que j’en avais parlé à la mère de Luka en la faisant promettre de ne rien dire à mes parents.
Depuis, je ne voyais plus Lukas ni son frère ni la fille.
Je savais plein de choses.
Je n’en étais pas plus perturbé qu’un autre. J’avais du mal à être choqué. Même pendant les informations qui passaient à la télévision. Je perdais de la sensibilité ou alors je m’adaptais aux situations qui se présentaient à moi. Je ne savais pas vraiment.
Là, je voulais juste lire.
Est-ce que Maman se ferait d’avoir un enfant comme moi ?
Max semblait faire avec, il ne voulait pas me brider. Évidemment, il m’imposait des limites, il m’expliquait ce que je voulais comprendre et que j’avais parfois du mal à mettre en forme. Comme le pourquoi, il y avait tant d’agression de très jeunes filles sur les journaux ? Je voulais comprendre ce qu’il y avait de plaisant à faire du mal à des enfants de cette façon ? Et pourquoi les agresseurs semblaient y prendre du plaisir ?
Ma mère ne pouvait pas entendre ce genre de mots de ma bouche. Elle me disait : « Tu es trop petit. ». De son point de vue et même du mien. Oui. C’était vrai. Mais c’était sous mes yeux et une fois dans ma tête, il me fallait les réponses. Il fallait que je me fasse mon propre raisonnement. Mal, bien ou « c’est compliqué ».
Tout ce à quoi je pensais était souvent de l’ordre « c’est compliqué », parce qu’il y avait toujours des nœuds à démêler, tout le temps, sur tout.
Est-ce que j’arrêterai de penser ? Est-ce que ça se calmerait un jour quand je serais plus grand ? Avais-je accès à trop d’informations malgré l’attention que ma mère mettait pour tout dissimuler ? Est-ce que mes questions lui pesaient ? Aurait-elle voulu un enfant moins compliqué, plus naïf ? Pourquoi étais-je comme ça ?
Pourquoi je n’arrive pas à arrêter de penser ? Pourquoi, parfois ça part dans tous les sens ? Pourquoi une question en entraine une autre et encore une ?
Pourquoi les Sorcières ont-elles souffert d’être des femmes ? Pourquoi le monde est insatiable ?
Un nouveau mot que j’ai décortiqué avant d’avoir la migraine.
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