13 : sergueï
Elle était revenue. Je me languissais de son retour. Même si elle portait un nouveau tableau à bout de bras, j’avais senti son regard se poser sur moi. Sans me tourner, et préférant observer la cour intérieure ainsi que le reflet de la livreuse sur les vitraux, un vif espoir me gagna.
— Tu as fait un choix ?
Elle monta les escaliers, toqua à la porte du bureau de la directrice et y resta une vingtaine de minutes, avant de ressortir. Plus tard, je jetterai un œil sur le nouveau tableau.
Au bas des marches, la jeune fille fouilla les différents couloirs avant de s’avancer vers moi. Avait-elle compris ce que je lui avais révélé ? Le perpétuel danger qui la guettait si elle ne prenait pas garde.
Elle se tassa dans un recoin sombre.
Enfin je me tournais vers elle adossée au bois plaqué du mur. Son visage baignait dans ses boucles, comme le haut de son corps. Elle me parut un peu plus en chair.
Je m’approchais pour qu’elle n’ait pas à parler trop fort.
— Qu’elle est ton prénom ?
— Lalia, répondit-elle.
J’avais attendu un silence.
— Sergueï, dis-je.
Je ne souriais pas, je n’étais pas l’être le plus aimable, et ça ne sembla pas perturber Lalia. Elle ne souriait pas non plus, les bras croisés.
— Vous dîtes ne plus avoir de corps. Pourquoi ?
— On me la volait.
— Ne voulez-vous pas dire qu’on vous a tué ?
— Je ne suis pas mort. Je me suis fait éjecter de ma peau.
— Qui ?
Je devinais sa demande.
— Mon double démoniaque.
Elle soupira bruyamment et fronça ses épais sourcils.
— Expliquez-moi.
Elle ne cherchait pas vraiment une conversation, elle voulait des réponses, peut-être aux questions qu’elle se posait… Avait-elle fait des recherches ? était-elle curieuse ? Elle m’en avait tout l’air.
Je m’adossais à mon tour contre le mur, juste à côté d’elle, lui forçant à tourner le visage vers moi.
— Je suis un sorcier. Un enfant tyrannisé. Un adolescent humilié, et un adulte en colère. Mon pouvoir et l’état de mes émotions ont permis à mon double ; ïeugres, un habitant de l’Envers, d’ouvrir une brèche vers ici. Et j’étais cette porte. Il me garantissait plus de force et je tuais.
Lalia fronça plus fort les sourcils, mais resta.
— J’ai tué des personnes qui me faisaient du mal à d’autres. Je me croyais juste, jusqu’au moment où ïeugres m’a emprisonné ici, entre l’académie et l’opéra. Je ne peux sortir, sans un corps. Voilà qu’elle est la malédiction qu’un double de l’envers peut nous réserver.
Je me tue le temps qu’elle digère ce que je lui racontais. Elle me parut si peu décontenancé.
— Si je ne m’étais pas entêté à vouloir tuer ce danseur pour la simple raison qu’il me renvoyait à la fois l’image de mes bourreaux et celle de moi-même, je serais encore auprès de ïeugres à partager mon corps en deux.
Elle haussa un sourcil.
— Pourquoi ne dis-tu rien ?
— Parce que tu parles et que je veux savoir ce que tu me réserves si je t’accepte. Il y a toujours une contrepartie. Tu me dis être un tueur. Si tu es de la même espèce que le Loup, je veux bien t’aider, si tu tue pour tuer, alors je me demande si tu ne chercherais pas à me voler mon corps.
Un rire m’échappa. Lalia était surprenante.
— Tu n’as pas le tempérament de quelqu’un a qui on vole un corps. J’attends de toi, seulement de me faire passer les portes de l’opéra. Et puis si tu décides de m’éjecter, alors j’errerai dans les rues à la recherche d’un corps. Un mourant, une pauvrette, un animal errant. Quelqu’un avec une âme au bord du gouffre… même un corps sans vie…
— Sans vie ? Comment ton âme pourrait survivre à la mort ?
— Oh ! Je ne parle pas de cadavre, mais d’un corps artificiel, un automate.
Elle hocha la tête avec une moue de compréhension.
Pendant un moment, je la laissai réfléchir. Elle posait le pour et le contre.
— Je ne compte tuer personne, bien que cela ait pu me passer à l’esprit. Aucun double ne se fraiera un chemin vers moi ?
— Dans l’optique où ton cœur n’est pas maculé de noirceur, tu ne crains rien. Puis tu ne semble pas vouloir gouter au meurtre.
— Qui tuais-tu ?
Elle me coupa presque la parole.
— Qui as-tu tué ? précisa-t-elle.
— Plein de gens. Des violeurs, des tyrans, des sadiques. Des personnes qui faisaient du mal.
— As-tu déjà tué un innocent ?
— Non.
C’était vrai. Je l’avais presque rendu fou, mais Séverin vivait toujours. Et je traitais avec sa livreuse pour me payer une nouvelle liberté.
— Que feras-tu dehors, hormis trouver un corps ?
— Ce que je faisais avant, fabriquer des chaussures. Et dans l’optique, retrouver ïeugres.
— Que lui feras-tu ?
— Je récupérerai mon corps.
— Comment ? ïeugres est-il comme toi ?
— Non ; il ne l’est pas. Mais lui et moi sommes des marionnettistes. Nous pouvons posséder les gens. Il me suffit de confectionner des chaussures maudites pour imprégner le corps de ma « victime ». Une fois le lien établi, je peux explorer sa mémoire, ses rêves. Je deviens maître de tout son être.
— Il n’y aurait aucune logique de ma part de te libérer. Et en même temps…
Elle se passa la main dans les cheveux.
— Ne peux-tu pas posséder autrement qu’avec des chaussures ?
— Eh bien, en tant qu’âme errante, je pourrais me glisser dans un corps, mais voilà, si la personne en question me repousse, je ne pourrais rien faire pour l’en dissuader. Pourquoi cette question ?
Elle était préoccupée. Et j’en devinais la cause.
— Mon Maître est en danger. Un tueur rode autour de lui. Il dépose des dessins subjectifs dans la boîte aux lettres, et il tue toutes les personnes qui s’en sont prise à mon Maître. On parle d’obsession. Pourrais-tu faire quelque chose ?
— Peut-être bien.
En restant évasif, j’aurais plus de chance qu’elle m’accepte.
Je souris en mon for intérieur. Lalia me demandait d’aider Séverin. Ce jeune homme que j’avais essayé de tuer des années auparavant. Avais-je envie de le faire ? Je n’en savais rien.
— J’ai besoin de plus de temps pour réfléchir.
— J’ai tout mon temps, mais ton maître en a-t-il ?
Elle serra les poings et partit en me laissant derrière elle. Ce n’était ni de la tendresse, ni un sentiment s’en rapprochant, Lalia ressemblait à une personne qui voulait payer sa dette. Mais laquelle ? J’étais curieux de cette jeune fille…femme ?
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