Chapitre 2

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Évangéline

La chambre était silencieuse, à l’exception du léger crépitement du feu dans la cheminée, et du doux frémissement des rideaux, comme des spectres qui se déplaçaient dans la brise tiède. Les murs étaient drapés de riches tissus pourpres et dorés, et l’atmosphère semblait tout droit sortie d’un rêve de noblesse : des meubles en bois sculpté, une grande armoire miroir, des tapis épais sous les pieds, et ce parfum lourd de roses séchées et de cire d’abeille, un parfum que l’on s’attendait à trouver dans un endroit comme celui-ci. Tout, dans cette pièce, respirait l'élégance – l'élégance d’une cage dorée.

Évangéline, pourtant, n’y voyait que des chaînes.

Elle se tenait droite devant son miroir, les yeux fixés sur son reflet, mais sans le voir vraiment. Les doigts de Marisol, sa fidèle servante et amie, glissaient doucement à travers ses cheveux, appliquant une pression régulière de la brosse, démêlant chaque mèche. La sensation de la brosse glissant sur ses cheveux mi-longs, lents et méthodiques, faisait naître en elle une rage sourde, un tumulte qu'elle retenait, mais qui grondait de plus en plus fort à chaque mouvement.

Marisol ne disait rien, comme toujours dans ces moments-là. Elle savait bien que sa maîtresse n’avait pas besoin de mots, que la colère bouillonnait sous sa peau, qu’elle n’avait pas besoin qu’on lui rappelle ce qui allait se passer. Ses doigts, délicats mais fermes, traçaient des arcs soignés sur les boucles d’Évangéline, qui se laissait faire silencieusement, mais l'ombre de sa frustration se lisait sur son visage. Chaque passage de la brosse, chaque coup de peigne semblait amplifier la sensation de claustrophobie qui la prenait, comme si ses cheveux, tout comme ses pensées, étaient en train de l’étouffer.

Elle détestait cette idée. Détestait l’acceptation de son père, l’abandon de son autonomie, l’illusion de pouvoir échanger sa liberté contre des promesses de sécurité et d’honneurs. Mais le plus insupportable, ce n'était pas même le mariage en soi. C'était l'homme qu’on lui imposait. Le commodore Beryl. Un nom qui, dans son esprit, sonnait comme une sentence, un destin déjà scellé. Elle se refusait à y penser, à imaginer ce visage inconnu, à se projeter dans une vie où elle n’avait ni voix, ni volonté propre.

"Ne laissez pas votre tête tomber, ma chère," murmura Marisol d'une voix douce, presque hésitante, mais Évangéline ne l'écoutait pas vraiment. Ses pensées étaient ailleurs, engluées dans cette frustration implacable, dans l’injustice d’un monde où elle n’était qu’une marchandise. Le souvenir de son père, si calme et détaché, la frappait comme un coup de poignard. Ses mots revenaient sans cesse, résonnant dans sa tête avec une clarté glaçante.

Elle inspira profondément, fermant les yeux un instant pour chasser la vague d’émotion qui montait en elle. Le bruit de la brosse s’arrêta brièvement. "Tout va bien, mademoiselle? " demanda Marisol, mais la question ne nécessitait pas de réponse. Les deux femmes savaient tout ce qu’elles avaient à se dire sans mots.

L’aristocrate tourna son regard vers le reflet. Une silhouette élégante, impeccable, mais vide. Il ne restait plus que des gestes, des rituels, des paroles à dire, des rôles à jouer. Son corps, revêtu de tissus d’apparat, ne lui appartenait plus. Elle le voyait maintenant comme un masque qu’on lui imposait pour masquer la réalité. La réalité de sa propre perte, de sa liberté volée.

La brosse s’arrêta à nouveau. Le silence qui s’ensuivit, lourd et oppressant, sembla durer une éternité.

"Je n’épouserai jamais cet homme," souffla-t-elle dans un murmure, presque pour elle-même, un souffle de défi perdu dans l’air clos de la chambre.

"Ne dites pas cela, mademoiselle," répondit Marisol, son ton empreint de douceur et de compréhension, bien qu’elle fût bien consciente de l’impossibilité de tout changement. "Vous ne pouvez pas lutter contre la volonté de votre père. Je–J’ai entendu dire que le Commodore est un très bon parti."

"Je n'en ai que faire de son statut ou de sa richesse !" éclata-t-elle, sa voix brisée par la colère et le désespoir. Ses poings se serrèrent, les ongles enfoncés dans la paume de ses mains, comme pour retenir la furie qui grondait en elle. "Je ne l'épouserai pas, Marisol ! Je préfère mourir que d'appartenir à cet homme !"

Ses yeux, d'ordinaire d’un calme profond, étaient désormais brillants de rage. Chaque mot qu'elle crachait portait le poids d'une révolte intérieure qu'elle ne pouvait plus contenir. Marisol, silencieuse, continuait à tenir la brosse dans ses mains, figée dans un équilibre précaire entre la loyauté et l’inquiétude. Elle savait qu’Évangéline n'avait pas besoin de réconfort, pas dans ces moments-là. Mais cette colère qui consumait sa maîtresse, elle la ressentait aussi, comme un poison qui se répandait dans l'air de la chambre. Elle baissa les yeux, prête à répondre, mais son souffle se coupa dans l'instant où une voix nouvelle se fit entendre, perçant le lourd silence.

La porte s’ouvrit soudainement, et une petite tête rousse apparut, les yeux curieux, presque apeurés. C’était le jeune domestique, un rouquin avec une tache de rousseur en plein milieu du nez.

"Demoiselle Lancaster, votre père vous demande. Votre... fiancé est arrivé," dit-il d'une voix timide, comme s’il avait du mal à prononcer ces derniers mots, l’air aussi inconfortable que la situation elle-même.

Évangéline ferma les yeux un instant, comme si elle espérait que l’annonce se dissiperait dans l’air. Mais la réalité ne se dérobait pas. Elle sentit un poids lourd lui appuyer sur la poitrine, aussi tangible que les tissus soyeux de sa robe. Elle se leva brusquement, repoussant doucement les mains de Marisol de ses cheveux, comme si ce simple geste pouvait lui permettre de retrouver un peu de contrôle.

"Je vais le rencontrer," murmura-t-elle d’une voix qui ne laissait aucune place à la discussion. C’était une décision, une rébellion silencieuse contre ce qui était imposé, contre l'imminence de ce qu’elle détestait. Ses pas étaient lourds, presque mécaniques, alors qu’elle traversait la pièce, ses talons résonnant sur le parquet d’un bruit sec. Sans un mot de plus, elle se tourna vers le rouquin et le suivit dans les couloirs du manoir.

Les portraits des ancêtres de sa famille la regardaient avec leurs yeux de glace, figés dans un silence qui en disait long. Mais aucun regard ne la libérait, aucun visage ne l'aidait à se défendre. Tout était rigide, figé dans l’ordre des choses. Évangéline, elle, n’était qu’un pion, une pièce placée là pour assurer la stabilité, le statut, la richesse de son père. Elle serra les poings, le pas encore plus pressé, tandis qu’elle traversait les couloirs froids et parfaits de ce manoir où les murs semblaient l’observer avec un jugement implacable.

L’aristocrate s'arrêta net devant le bureau de son père, une étrange sensation l’envahissant alors qu’elle se trouvait à quelques pas de la porte entrouverte. Le jeune rouquin, qui s’apprêtait à poser sa main sur la poignée, s’arrêta tout de suite à l’ordre silencieux de la jeune femme. D’un geste rapide, elle lui attrapa le bras et lui fit signe de se taire, ses yeux brillants d’une lueur furtive. Elle colla son oreille contre le bois froid, écoutant, parfaitement immobile. L’air semblait plus lourd autour d’elle, le silence en dehors du bureau soudainement oppressant. À travers la porte entrouverte, elle perçut les murmures de deux voix, profondes et gravement modifiées par la distance, mais suffisamment distinctes pour qu’elle puisse les comprendre.

La voix de son père, froide et méthodique, résonnait d’une manière qui la fit frissonner : "Alors, Commodore, ce que vous me présentez est réellement… légitime ? Vous êtes sûr qu'il s'agit bien de la carte du Coeur des Abysses ?"

Le Commodore, un homme aux traits sévères, à la stature imposante et aux yeux brillants de convoitise, répondit d’une voix assurée, pleine d'une fierté détestable, comme s’il venait de dévoiler une découverte miraculeuse.

"Oui, Gouverneur Lancaster, absolument." Il marqua une pause, savourant ses mots avant de les laisser sortir. "Cette carte, mes sources me le confirment, est faite d’une peau de sirène, rare et précieuse. Elle est non seulement un artefact en soi, mais elle contient également des inscriptions anciennes que seuls les plus grands explorateurs savent déchiffrer. C'est grâce à cela que nous avons pu déterminer l’emplacement exact du Coeur des Abysses."

Évangéline sentit son cœur manquer un battement. Le Coeur des Abysses… l’artefact perdu, dont tout le monde parlait dans les tavernes comme une légende, capable de conférer l’immortalité. Immédiatement, elle pensa à la folie qu’un tel pouvoir pourrait engendrer, aux créatures et aux hommes prêts à tout pour s’en emparer. Et maintenant, son père, ce serpent avide, en avait la clé.

"Immortel…" murmura le gouverneur d’une voix faible, comme si l’idée le consumait déjà. "Avec cet artefact, tout serait à nous. Nous serions… au sommet, Commodore. Personne ne pourrait nous arrêter." Son ton s’alourdit d’ambition. "Si cette carte mène réellement là-bas, si c’est bien… vrai…" Il laissa sa phrase en suspens, ses yeux devenus des fentes glacées de désir. "Nous serons plus puissants que le Roi lui-même."

Le Commodore se redressa, visiblement fier de son rôle dans cette affaire. "C’est précisément ce que je pense, Gouverneur. L’emplacement de ce Coeur est caché sous les profondeurs de l’océan, là où les hommes n’osent s’aventurer. Et croyez-moi, même si des pirates ou des créatures de la mer tentent de nous intercepter, je serai prêt." Il éclata d’un rire froid, sans chaleur. "Et une fois l’artefact entre nos mains, vous n’aurez plus à vous soucier de la Couronne, ni de quiconque. Le monde sera à nous."

Le gouverneur émit un faible rire à son tour, un rire dénué de toute humanité, empli d’une avidité infinie. "Bien sûr, bien sûr… Vous avez bien agi, Commodore. Ce n’est que le début, après tout. Ce Coeur des Abysses est la clé d’un pouvoir au-delà de ce que l’on peut imaginer."

"Il faudra être prudent," ajouta le Commodore d'une voix plus basse, presque conspiratrice. "Les rumeurs circulent déjà. Nous ne pouvons pas laisser d’autres âmes égarées trouver le Coeur avant nous."

Les voix se turent, laissant la tension s’épaissir dans l’air. Évangéline ferma les yeux un instant, la décision se formant en elle comme une certitude. Elle ne pourrait plus rester là, sans agir, sans tenter d’empêcher cette folie. Mais elle ne savait pas encore comment, ni jusqu’où elle serait prête à aller.

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