Chapitre 3
Évangéline
La porte s'ouvrit dans un grincement sourd, et Évangéline se tenait là, dans l'embrasure, son regard aussi froid que le marbre. En un instant, les deux hommes se turent, médusés par son apparition, pleinement conscients qu’une conversation de cette nature n’avait pas sa place devant une dame. Le gouverneur, ses yeux d’acier toujours aussi perçants, détourna à peine son regard de l’objet de son ambition pour se tourner vers sa fille.
Il garda une posture raide, parfaitement maîtrisée, un homme dont le rôle était de diriger, même dans l’intimité la plus close. Mais sa froideur n’échappait à personne. Ce n’était pas un homme fait pour l’affection ; tout en lui respirait le calcul et l’opportunisme.
"Ah, voici ma fille, mademoiselle Évangéline Lancaster," annonça-t-il d’une voix glaciale, la bienséance apposée à chaque mot, comme si l’officialité du moment lui importait plus que toute autre chose. Il fit un léger mouvement de la main, dirigeant son regard sans chaleur vers le Commodore. "Ma chère, je vous présente le Commodore Beryl. Un homme d’une grande distinction, avec qui j’ai le plaisir de collaborer pour l’intérêt de notre famille."
Le Commodore, un homme de stature imposante et de visages sévères, se leva dans un élégant mouvement, bien qu’il fût difficile de ne pas percevoir l'irritation qui passait sous ses traits. Les manières étaient impeccables, la posture parfaite, mais quelque chose dans la crispation de ses lèvres trahissait son ennui. Il salua d’un geste mesuré, un sourire poli, mais sans aucune chaleur.
"Ma chère demoiselle Lancaster," dit-il d’une voix grave, son regard scrutant la jeune femme comme un prédateur qui mesurerait sa proie. "Je suis honoré de faire votre connaissance." Les mots étaient courtois, cependant l’acier dans sa voix laissait entrevoir une insistance que l’on n’aurait pas attendue d’un simple homme de cour.
Évangéline resta immobile, son cœur battant de plus en plus fort, mais son visage restait figé dans une expression de calme. Ne cède pas, Évangéline, se disait-elle intérieurement. Ne montre rien.
Elle répondit d’un ton froid, bien que sa gorge soit serrée. "L’honneur est partagé, Commodore," dit-elle, chaque mot parfaitement choisi, mais porteur d'une froideur non dissimulée. Son regard se posa sur lui, et dans les profondeurs de ses prunelles brunes, une étincelle de défi brûlait, qu'elle espérait bien cacher sous son masque de courtoisie. Elle n’était pas une simple demoiselle à marier. Elle refusait de l’être.
Le Commodore la dévisagea un instant de trop près, comme s’il calculait déjà la manière dont il pourrait se servir d’elle, de sa beauté, de son statut, comme il le ferait pour n’importe quelle marchandise. Son sourire s’élargit légèrement, comme un piège invisible se refermant sur la jeune femme.
"Je dois admettre que vous êtes encore plus charmante en personne, mademoiselle," dit-il, sa voix mielleuse, ses mots comme du velours qui dissimulaient une lame aiguisée. "Votre père m’a souvent parlé de votre beauté, mais il n’a jamais mentionné… la vivacité de votre esprit." Il la jaugeait, comme s'il essayait de deviner son tempérament, ou peut-être de la soumettre d’un simple regard.
Évangéline, consciente de chaque mouvement, chaque mot qui franchissait ses lèvres, sentit la colère enfler à l’intérieur d’elle-même. Son corps était figé, mais son esprit était déjà ailleurs, en train de calculer sa riposte. Elle n’était pas là pour être courtisée, pas ici pour flirter avec cet homme de paille. Non, elle était là pour une seule chose : annuler ce mariage. Elle tourna lentement la tête vers son père, ses yeux plongés dans les siens, mais aucun mot ne franchit ses lèvres. La froideur entre eux deux était telle que l’air autour d’eux semblait se cristalliser. Son père ne réagit pas à son silence. Il se contenta de la regarder, comme si elle ne valait pas la peine d'une quelconque réaction.
"Vous êtes bien silencieuse, mademoiselle," remarqua finalement le Commodore, son regard insistant. "La modestie, je présume."
Mais elle n’était pas modeste. Elle était empoisonnée par l’injustice de sa situation, par le poids de l’inéluctable qu’on voulait lui imposer. Elle prit une profonde inspiration et se força à parler d'une voix ferme, tranchante comme l’acier d’une épée.
"Je vous remercie de votre courtoisie, Commodore," dit-elle en soutenant son regard sans fléchir. "Mais je crains que je ne puisse répondre favorablement à ce que mon père et vous attendez de moi." Elle marqua une pause, ses mots clairs comme du cristal. "Je ne vous épouserai pas."
La tension dans la pièce monta d’un cran, chaque mot d’Évangéline résonnant avec une certitude glacée. Son père, pourtant si calme et si implacable, sembla légèrement se tendre. Le Commodore, lui, haussait un sourcil, mais son regard se durcit. Le gouverneur, à peine déstabilisé, posa les mains sur son bureau d’un geste lent et calculé, son visage figé dans une expression de mépris presque paternel.
"Ma chère fille, vous vous méprenez. C’est une union bénéfique pour vous, pour nous tous." Sa voix était glaciale, dénuée d’affection. "Le Commodore est un homme de distinction. Vous n’avez guère de choix."
La décision d’Évangéline, maintenant prononcée, ne pouvait plus être ignorée. Elle avait fait le premier pas vers la rébellion. Mais le regard que son père lui lança, et l’insistance du Commodore, laissaient présager que l’affrontement n’en était qu’au début.
Le Commodore Beryl, un sourire carnassier étiré sur ses lèvres fines, posa son regard calculateur sur le gouverneur. "Si vous le permettez, monsieur, laissez-moi discuter seul à seul avec votre fille. Je suis persuadé que nous trouverons un terrain d’entente."
Le gouverneur, à peine troublé par la tension palpable dans l’air, acquiesça d’un léger mouvement de tête, sa perruque oscillant presque imperceptiblement. "Faites donc, Commodore. Je vous laisse gérer cette affaire comme il se doit." Puis, sans même un regard pour sa fille, il se détourna, ses pas calculés et lents résonnant sur le parquet ciré. La porte se referma derrière lui avec un claquement sourd, laissant Évangéline seule avec cet homme dont la présence pesait comme une ombre glaciale.
Le silence qui suivit était presque assourdissant. Le Commodore prit son temps, ses bottes crissant légèrement sur le sol alors qu’il commençait à marcher autour d’elle. Son regard, perçant et cruel, ne la quittait pas, sondant chaque mouvement, chaque respiration, comme s’il cherchait à la disséquer. Il ressemblait à un fauve, rôdant autour de sa proie avec une lenteur délibérée.
"Alors, comme ça, vous souhaitez jouer les rebelles, Miss Lancaster…" murmura-t-il finalement, sa voix basse et glaciale, chaque mot chargé d’une menace implicite.
Évangéline sentit son cœur s’accélérer, battant à tout rompre dans sa poitrine. Sa respiration se fit plus rapide, mais elle ne bougea pas d’un pouce resta figée, les muscles tendus, luttant pour ne pas reculer sous la pression écrasante de son regard. Elle n’était pas une proie. Pas encore. Elle serra les poings, ses ongles s’enfonçant dans ses paumes pour garder le contrôle. Le Commodore s’arrêta soudainement devant elle, plongeant son regard dans le sien, une lueur glaciale dans ses yeux sombres. Avant qu’elle ne puisse reculer, sa main se leva brusquement, et ses doigts s’enroulèrent autour de son menton avec une force brutale. La froideur de sa poigne était comme un coup de fouet sur sa peau délicate, un contraste cruel avec la chaleur qui montait en elle, alimentée par une colère sourde et une peur qu’elle refusait de montrer.
"S’il y a bien une chose que je déteste, ce sont les rebelles, Évangéline," murmura-t-il, son souffle glacial effleurant son visage. Sa voix, douce et dangereuse, était celle d’un homme habitué à briser les volontés. "Et vous… vous avez l’air déterminée à vous comporter comme telle."
Elle sentit ses doigts s’enfoncer davantage dans sa peau, comme pour lui rappeler qu’il détenait le pouvoir, que tout ici était sous son contrôle. Mais malgré la douleur qui irradiait de sa mâchoire, Évangéline ne détourna pas les yeux. Ses prunelles sombres brûlaient d’une fierté indomptable, d’une rage qu’elle contenait tant bien que mal.
"Enlevez votre main," souffla-t-elle, sa voix tremblante mais pleine d’une détermination farouche.
Le Commodore haussa un sourcil, amusé par sa résistance. "Vous avez du cran, je vous l’accorde." Il resserra encore sa prise, forçant son visage à se tourner légèrement pour qu’il puisse mieux la scruter. "Mais croyez-moi, mademoiselle, le cran ne vous mènera nulle part avec moi. Vous apprendrez bien vite où est votre place."
Chaque mot était un coup, un rappel cruel de la cage dans laquelle elle se trouvait enfermée. Mais au lieu de fléchir, Évangéline sentit sa détermination s’intensifier, comme une flamme qui refusait de s’éteindre.
Elle leva une main tremblante mais résolue, et d’un geste rapide, elle repoussa la poigne glaciale qui retenait son visage. "Ne me touchez pas," siffla-t-elle, les mots crachés comme du venin, son regard lancé comme une arme.
La gifle partit avec la force d’un fouet. L’impact résonna dans la pièce, brutal et implacable, et Évangéline vacilla sous le choc. Son équilibre rompu, elle trébucha en arrière, ses doigts se raccrochant désespérément au bureau massif de son père pour ne pas tomber. La douleur cuisante s’étendait sur sa joue comme un feu ardent, la brûlant jusqu’à l’âme. Elle porta une main tremblante à son visage, ses doigts effleurant l’endroit où le Commodore l’avait frappée. Sa peau délicate semblait encore vibrer sous la violence de la gifle, et des larmes incontrôlables montèrent à ses yeux, brouillant sa vision. Mais elle ne pleura pas. Pas ici, pas devant lui. Elle refusa de lui accorder cette satisfaction.
L’homme, toujours aussi impassible, avança d’un pas lent, ses bottes martelant le sol de manière méthodique, comme un bourreau s’approchant de sa victime. Son regard de prédateur dénué de toute humanité. Il pencha légèrement la tête, un sourire glacial se dessinant sur ses lèvres. "N’osez plus jamais me parler sur ce ton, Évangéline," déclara-t-il, sa voix tranchante comme la lame d’un couteau. "Vous m’appartenez désormais, et je vous interdis de contester mes ordres."
Ses mots s’enfoncèrent dans son esprit comme des poignards, mais ce fut la dernière étincelle dont elle avait besoin. Une rage brûlante naquit en elle, consumant la peur et la douleur, ne laissant qu’un désir viscéral : fuir cet homme. Elle ne pouvait pas rester ici. Elle ne pouvait pas vivre sous l’emprise de cet être abject. Ses pensées tourbillonnèrent, cherchant frénétiquement une issue, un plan. Son regard, embué par les larmes qu’elle refusait de laisser couler, balaya la pièce. Puis elle la vit : la carte. La fameuse carte en peau de sirène, soigneusement pliée et posée sur le bureau, à quelques centimètres de ses doigts crispés. À côté, une bourse en cuir, manifestement pleine de pièces.
La réalisation fut immédiate, presque instinctive. Elle n’avait qu’une chance, un seul moment pour agir. Le Commodore, percevant son silence soudain, plissa les yeux, comme s’il pouvait lire dans ses pensées. Mais elle bougea avant qu’il ne puisse réagir. Dans un mouvement rapide, presque désespéré, elle attrapa la carte et la bourse d’un geste fébrile. Le cuir glissa sous ses doigts, mais elle s’y accrocha fermement, ses muscles tendus comme un arc.
"Évangéline !" hurla le Commodore, mais elle ne s’arrêta pas.
Elle tourna les talons et s’élança vers la porte, son cœur battant à tout rompre. Les cris du Commodore résonnèrent dans son dos, remplis de rage et de frustration. "Gardes ! Arrêtez-la ! IMMÉDIATEMENT !"
Les larmes qu’elle avait retenues jaillirent alors qu’elle courait, brouillant sa vision, mais elle ne ralentit pas. Ses pieds martelaient le sol, ses doigts serrant avec acharnement la carte et la bourse contre sa poitrine. Elle devait fuir. Elle ne pouvait pas échouer. Derrière elle, le bruit des bottes des gardes retentissait déjà, se rapprochant, mais elle ne leur prêterait pas attention. La peur et la détermination se mêlaient dans ses veines, la poussant à aller plus vite, toujours plus vite. Le monde autour d’elle était flou, comme si seule la liberté devant elle existait. Elle avait pris une décision. Elle allait fuir cet enfer, quitter cette ville, et tout laisser derrière elle. Le poids des chaînes invisibles que son père et le Commodore tentaient de lui imposer s’effaçait à chaque pas, remplacé par une lueur fragile mais persistante : l’espoir.
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