Chapitre 1 - Partie 1

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Ses longs cheveux noirs ondulaient légèrement dans son dos tandis qu’elle émergeait de l’ombre. Effleurant du bout des doigts le gigantesque arbre qui la cachait, elle s’approcha lentement de la lisière de la Grande Forêt d’Acriona. L’air printanier échevelait paresseusement la courte chevelure de l’homme au dos tourné. Silencieuse telle une brise caressant l’herbe, elle avança jusqu’à sa hauteur sans qu’il ne l’entendît arriver.

— N’ont-ils pas l’air de vous narguer, à ainsi manifester bonheur et insouciance ? lui demanda-t-elle dans un murmure.

Il fut à peine surpris par sa présence soudaine. Il continua un instant à contempler les feux d’artifice que l’on voyait au loin se détacher contre le ciel nocturne, avant de lui répondre.

— Qu’ils profitent de leurs plaisirs tant qu’ils le peuvent. Ils ne seront que de courte durée, maugréa-t-il d’un ton amer.

Elle lui jeta un bref coup d’œil de côté, remarquant la balafre à sa joue droite, puis observa les feux à son tour.

— Et comment proposez-vous d’abréger ces-dits plaisirs ?

Il ravala sa salive, admettant silencieusement n’en avoir encore aucune idée.

— De mon côté, reprit-elle d’un ton assuré, j’ai déjà la solution à vos malheurs.

Il tourna la tête et la dévisagea d’un air dubitatif.

— En effet, l’annonce de votre renvoi a déjà traversé bien des contrées, susurra-t-elle. Sans doute, Zanel a-t-il été trop étroit d’esprit pour comprendre vos nobles motivations. Je connais néanmoins un moyen de mener votre désir interrompu à son terme tout en détrônant celui qui vous a contrecarré.

— Quelle est ce moyen ? grommela l’homme sans chercher à masquer son scepticisme grandissant.

— La foi, répondit-elle simplement, un sourire en coin.

Elle retourna à sa contemplation des feux d’artifice, imitée par son interlocuteur.

Visibles depuis l’autre bout du royaume, des feux multicolores éclataient haut dans le ciel ; signe que le château royal et son village étaient en fête. Dans l’Arma, première des quatre régions du royaume d’Acriona, un banquet avait lieu. Le roi Zanel avait convié les meilleurs partis du pays à courtiser la désormais unique héritière à la couronne. Bien entendu, ces meilleurs partis en question provenaient des deux plus riches régions d’Acriona uniquement. Le roi considérant la fortune comme qualité la plus respectable de toutes, il ne pouvait concevoir que sa fille épousât moins respectable qu’elle-même.

Tandis que les enfants du village s’amusaient et s’émerveillaient devant le spectacle sonore et visuel dans le ciel, les comtes, barons et autres seigneurs charmaient un à un la seule et unique personne capable d’améliorer leur statut déjà important : le roi. Apprendre à connaître la princesse n’était qu’un détail sur lequel ils auraient tout le temps de s’attarder plus tard. Au demeurant, la musique jouée par les ménestrels, la nourriture et la boisson abondantes et l’humeur festive de la soirée étaient bien trop distrayantes pour que l’on remarquât son absence.

Sa fidèle dame de compagnie, dame Amy, l’aidait à se faufiler hors de la fête et éviter les gardes, l’entraînant loin des obligations faussement importantes auxquelles elle devrait répondre un jour plutôt qu’à celles réellement nécessaires au royaume. Elles étaient parvenues à pénétrer dans l’une des tourelles dont la porte n’était pas gardée. Remontant les escaliers permettant d’accéder au deuxième étage à toute vitesse, elles tendirent l’oreille, à l’affût du moindre bruit distinctif d’armure. Arrivées dans le couloir, elles ralentirent l’allure en passant devant des serviteurs et des gardes afin de n’éveiller aucun soupçon. Elles allongèrent le pas pour rejoindre la tourelle opposée, mais en tournant à l’angle, tombèrent sur des soldats plus alertes que les premiers. Ils les interpellèrent depuis le bout du couloir.

— Vite, demi-tour, s’exclama précipitamment la princesse.

Les deux femmes tournèrent les talons et, cependant qu’elles percevaient les gardes les suivre, se mirent à courir pour les semer. Ignorant les « Revenez ! » et les « Halte-là, princesse ! », elles esquivèrent les domestiques du premier couloir à l’air surpris et se précipitèrent sur une porte menant à une cage d’escalier.

— Dépêchons, il vous attend dans la tourelle est, chuchota dame Amy, incitant la princesse à poursuivre sans elle.

Cette dernière s’en alla dans la direction indiquée sans se retourner, dévala les marches, ouvrit la porte sur laquelle elles donnaient et traversa le couloir du premier étage d’un pas rapide, épongeant les gouttes de sueur qui lui perlaient sur le front. Par-dessus les battements assourdissants de son cœur, elle entendit les gardes laissés au deuxième descendre les escaliers et se remit à courir avant qu’ils n’eussent le temps d’alerter leurs collègues du premier étage. Elle entendit leurs voix masculines l’appeler tandis qu’elle ouvrait déjà la porte menant à la tourelle est, hilare. Elle descendit rapidement l’escalier de pierre en colimaçon, s’efforçant de rire le plus silencieusement possible, et une fois parvenue au dernier tour, aperçut finalement l’objet de ce jeu du chat et de la souris. Elle dégringola les dernières marches et se jeta dans ses bras de son bien-aimé, qui dut presque l’attraper au vol.

— Princesse Gabrielle ! s’exclama-t-il, surpris par tant d’énergie.

— Je craignais que vous ne soyez déjà reparti. Il a été plus compliqué que prévu de me dérober, pantela-t-elle, l’air soulagé.

— J’aurais attendu toute la nuit s’il le fallait, répondit tendrement le jeune homme en desserrant son étreinte.

Il la relâcha et lui prit les mains avant de les baiser. Elle se sentit rougir tandis qu’il ne la quittait pas des yeux et se redressait en faisant grincer son armure.

— Comment se passe le banquet ? Y-a-t-il un prétendant qui vous plaise ? chuchota-t-il en caressant sa joue d’ébène.

Le regard souriant de Gabrielle devint soudain grave tandis qu’elle rassemblait son courage pour lui annoncer la nouvelle.

— Oh, Luke, je me dois d’enfin vous tenir dans la confidence. Il faut que vous sachiez que je pars. Seulement pour quelque temps, ajouta-t-elle précipitamment devant son air étonné. Je pars pour Primeli, loin de tout ceci.

— Que…quoi… mais… Sa majesté a-t-elle approuvé ? balbutia-t-il.

— Non, bien sûr…

— Laissez-moi faire partie de votre garde, l’interrompit-il en s’attendant à ce qu’elle répondît que tel était prévu.

— Je pars sans.

— Comment ! s’indigna le jeune homme dans un murmure.

Il lui prit délicatement le visage dans les mains pour l’obliger à le regarder dans les yeux.

— Il ne peut en être autrement. Ce ne sera pas long. Je veux simplement m’éloigner pour vivre libre une dernière fois avant que le roi n’annonce une date de mariage.

La mâchoire de Luke se contracta.

— C’est de la folie. Vous ne pouvez sérieusement songer à vous rendre seule dans le Nord. Vous vous feriez voler en chemin !

— Ne vous inquiétez pas, j’ai tout prévu. Nous aurons l’air de simples villageoises.

— « Nous » ?

— Oui. J’ai chargé dame Amy d’envoyer une lettre à la princesse Aurora pour la prévenir de mes intentions.

Dame Amy avait laissé Gabrielle poursuivre sans elle sachant qu’une autre tâche requérait son attention. Laissant les gardes continuer à les chercher toutes deux, elle s’était rendue des étages plus bas, où se trouvaient les chambres des serviteurs. Ces derniers festoyaient également en cette soirée-là, bien que ceux qui ne fussent pas occupés à servir les nobles dans le village, au-dehors, n’eussent nul l’autorisation d’y être pour participer à la fête. Aussi, célébraient-ils le banquet à leur façon, où cela le leur était permis.

Dame Amy trouva rapidement celui qu’elle cherchait : le messager personnel de la princesse Gabrielle. Cette dernière avait écrit une lettre à son amie, la princesse Aurora du royaume voisin, dans laquelle elle proposait une escapade et son désir de garder l’affaire secrète à tout prix. Au moins le temps de quitter le royaume sans se faire rattraper par sa garde. Elle était bien consciente que son absence se ferait remarquer, mais voulait s’assurer de mettre le plus de distance possible entre Acriona et sa destination avant que cela ne se fît.

Dame Amy s’approcha du messager qui, bien trop occupé à laisser ses mains vagabonder sous les jupes des servantes, ne la remarqua pas tout de suite.

— Il va sans dire que le roi aura raison de vous tenir à l’écart de la Cour en pareilles occasions, commenta-t-elle d’un ton réprobateur en jetant un coup d’œil autour d’elle.

Elle était suffisamment près pour que le messager et sa proie l’entendissent, et le premier se redressa immédiatement en la reconnaissant. Il inclina la tête, l’air quelque peu confus, tandis que la servante s’éloignait vers d’autres prétendants en gloussant.

— J’ai une mission de la plus haute importance à vous confier, reprit dame Amy en s’approchant de son interlocuteur pour s’assurer que leur conversation restât discrète.

Cet effort paraissait inutile, cependant, car le couloir était bondé de domestiques festoyant, riant, chantant et buvant, loin de leur prêter la moindre attention. En quelques mots, elle lui expliqua sa mission, lui faisant comprendre qu’il était impératif que la princesse Aurora reçût la lettre en main propre à la première heure le lendemain matin.

Après l’avoir précautionneusement rangée dans sa besace, enfilé un châle, emporté quelques ravitaillements et enfourché sa monture, le messager se mit en route vers l’est, en direction du royaume Ellyos.

Inutile de préciser que le soleil brillait fort et que le temps était radieux ce matin-là, car tel était toujours le cas à Ellyos. La très matinale Aurora, première des princesses triplées, dispensait un cours de bienséance à quelques jeunes paysannes au sein même du palais. Ces dernières, conscientes de l’opportunité unique offerte, absorbaient les moindres conseils prodigués par sa douce voix légère.

Alors qu’Aurora leur apprenait à présent comment convenablement boire le thé, des coups frappés à la porte du salon l’interrompirent. Elle invita à entrer. Une servante accompagnée de deux gardes pénétrèrent dans le salon, escortant un jeune homme qui se disait le messager personnel de la princesse Gabrielle d’Acriona. Un frisson d’excitation parcourut les jeunes paysannes. Surveillé de près, le messager fut autorisé à approcher Aurora, s’agenouilla devant elle et lui tendit un courrier. Diverses expressions lui traversèrent le visage tandis qu’elle parcourait rapidement son contenu. Une fois sa lecture terminée, elle replia la lettre, rédigea hâtivement une réponse et se tourna vers ses gardes. Elle leur demanda d’escorter gentiment le messager vers la sortie, sa lettre à elle à la main, puis s’adressa à sa servante qu’elle chargea de préparer une calèche pour se rendre en ville avant d’écourter la séance.

Une fois à bord, Aurora relut la lettre de son amie plus attentivement. Ainsi, le roi d’Acriona avait-il décidé de marier sa fille pour assurer la pérennité de son royaume sans même la consulter quant au choix de son époux. Il paraissait évident que Gabrielle ne l’entendît pas de cette oreille-là et cherchât à fuir la pression étouffante loin de se rapprocher des projets qu’elle avait en tête. Aurora ne la comprenait que trop bien, car son amie de longue date lui avait depuis longtemps raconté les envies et espoirs qu’elle nourrissait vis-à-vis d’Acriona et auxquels elle souhaitait faire voir le jour une fois devenue reine. Aurora ne pouvait que la soutenir dans son projet inoffensif de liberté et par conséquent, se devait de régler quelques détails avant de l’accompagner dans son voyage.

Une vingtaine de minutes plus tard, la calèche s’arrêta devant une vaste forge. Lorsque la princesse s’avança vers lui, le jeune homme à l’entrée sembla perdre contenance : il fit tomber ses feuilles de parchemin et ses plumes, se cogna la tête contre la table en se relevant et balbutia des bribes de mots inintelligibles. Aurora lui sourit patiemment avant de demander où elle pourrait trouver un certain Marcel puis de suivre le chemin indiqué.

Allongé sur une planche en bois, un jeune homme était occupé à poncer le dessous d’un char de course. En entendant appeler son nom, il fit glisser sa planche pour apparaître à la vue de tous. Les cheveux bruns et broussailleux en bataille, le visage couvert de graisse, de poussière et de sueur, et la chemise tâchée par endroits, le dénommé Marcel dévisagea ses interlocuteurs d’un air interrogateur. Son visage s’illumina lorsqu’il reconnut la figure ronde de la femme blonde qui se tenait au-dessus de lui. Il se leva vivement et s’approcha pour la saluer, mais Aurora recula précipitamment. Elle sourit nerveusement pour dissiper le malaise installé, et Marcel crut comprendre d’où venait le problème. Sur un petit meuble en bois non loin du char, il saisit un torchon autrefois blanc, mais à présent aussi noir que les taches de graisse sur sa tenue et entreprit de s’essuyer le visage et les mains.

— Tu as l’air bien sérieux aujourd’hui, s’exclama-t-il.

— Bonjour, dit-elle en ignorant la remarque. Serait-il possible de s’entretenir un instant ? demanda-t-elle en désignant un coin isolé parfait pour une conversation privée.

Fronçant légèrement les sourcils, Marcel la suivit, toujours surveillé par ses gardes.

— Je te prie de me pardonner pour cette visite inopinée mais une affaire urgente requiert mon attention et il me fallait te prévenir au plus vite, commença précipitamment la jeune femme.

— Me prévenir de quoi ? demanda Marcel, de plus en plus suspicieux.

Aurora déglutit, agrippa nerveusement les pans de sa robe puis prit une brève inspiration.

— Je pars pour le Nord demain.

Marcel n’eut point l’air surpris. Au contraire, il donnait plutôt l’impression de s’être attendu à une telle nouvelle.

— Évidemment, fit-il en affichant un sourire dépourvu de joie. Comme j’ai été idiot de croire que tu voudrais vraiment t’engager.

— Je puis t’assurer que cela n’a rien à voir avec toi, Aurora s’empressa-t-elle de répliquer, l’air presque suppliant.

Marcel ne chercha pas à masquer son scepticisme. Il détourna le regard des yeux tristes de la princesse et soupira.

Comment avait-il pu penser que l’une des héritières d’Ellyos voudrait réellement sceller son destin au sien, lui qui n’était qu’un simple forgeron ? Cette pensée lui avait traversé l’esprit à l’instant même où il avait fait sa demande, et bien qu’elle eût accepté, il avait depuis eu la désagréable sensation que quelque chose viendrait tout gâcher au dernier moment. Il se sentait parfaitement sot à se tenir là, son torchon sale entre les mains, à l’inverse d’Aurora qui n’avait jamais été plus soignée et qui lui apprenait que le surlendemain soir, il ne serait plus question d’annoncer au roi qu’ils avaient l’intention de se marier.

— Tu pars trouver un parti ? lui demanda-t-il brusquement, toujours sans la regarder.

— Non. Je ne puis cependant rien révéler sur la raison de mon départ, se désola-t-elle.

— Le Nord est si loin. Et tout le monde sait qu’il est impossible de lui résister. Il y a les meilleurs barons, et comtes, et princes qui sont tous plus convenables pour toi que je ne le serai jamais. Qui sait ce qui peut arriver…

— Marcel, il te faut me faire confiance. Je ne me rends point dans le Nord dans le but de trouver un parti.

— Alors jure-moi que tu me reviendras, implora Marcel en regardant de nouveau Aurora dans les yeux et s’approchant d’elle. Jure-moi que tu me seras loyale et ne m’oublieras pas.

Elle prit ses mains dans les siennes et réduisit l’écart entre eux.

— Je jure par Bellis que je te reviendrai et que nous annoncerons alors au roi que nous comptons nous marier, promit-elle en tentant de se montrer rassurante.

Marcel lui baisa les mains et lui rendit son sourire, quoique incapable de se débarrasser du sentiment de doute grandissant dans sa poitrine.

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