Chapitre 1 - Partie 2
En raison de sa géographie, Oneira était souvent qualifiée d’île immense. L’on aurait pu la décrire comme un ovale parfait sur lequel, à l’une des extrémités, deux encoches assez profondes avaient été taillées pour créer deux avancées d’eau sur les littoraux ; portuaire pour l’un, touristique pour l’autre. La côte portuaire laissait ensuite place à la ville, pleine de marchés et de commerces, et plus l’on s’enfonçait dans les terres, plus ces derniers devenaient épars jusqu’à être remplacés par des établissements officiels. Sur l’autre golfe, les nombreuses cascades de tailles, formes et aspects divers et variés permettaient à toute âme de trouver son bonheur dans ce paradis du Sud.
Renommées pour la beauté de leurs cavernes, leurs paysages colorés à couper le souffle et leur contiguïté à la Mer Turquoise — ainsi appelée en raison de sa couleur paradisiaque —, les cascades constituaient l’attraction touristique principale du royaume. De ce fait, elles représentaient une branche importante de l’économie d’Oneira et l’activité qui s’y rattachait en devenait non négligeable.
Tous les cinq ans, dans les villages littoraux où se situaient les cascades, un grand festival avait lieu pendant lequel les enfants s’amusaient à s’éclabousser, les manches retroussées ; les commerçants tenaient des stands de produits exotiques de toutes sortes à vendre aux touristes ; les artistes de rue rentabilisaient leur vie de saltimbanques ; les mères confectionnaient les plus belles robes imaginables à leurs filles pour le défilé ; et les pères apprenaient à leurs fils à se battre pour remporter le tournoi de lance, à l’issue duquel le vainqueur se voyait offrir un poste de garde au château, quelle que fût son éducation.
Malgré son climat chaud et sec, hérité de sa proximité au Grand Désert des Terres Sauvages et rendu agréable et supportable uniquement grâce à la présence de la mer, cette après-midi-là était parfaite. L’on aurait su rêver d’un meilleur temps. Car si le royaume était déjà réputé pour être la première destination exotique du Deyrna, le Festival des Cascades attirait encore plus de monde qu’à l’accoutumée.
Depuis leurs quelques grottes ouvertes de chaque côté, tels des tunnels rocheux miniatures, l’on pouvait apercevoir les terres ascendantes au sommet desquelles une large montagne en pierre et granite se dressait et abritait le château royal, entouré d’une mince forêt inégale. Un long chemin tortueux reliait la ville au château, le monde d’en bas au monde d’en haut, les êtres ordinaires aux statuts supérieurs.
Au sommet de cette montagne en pierre et granite, dans le château, loin des cris de joie et de l’atmosphère festive, le roi Asteri était en grande conversation avec son conseiller principal, le seigneur Dito. La princesse devenant en âge de se marier, il paraissait important de l’annoncer officiellement au royaume, et le tournoi qui aurait lieu dans quelques heures semblait être l’occasion idéale. En plus de se voir offrir un poste de garde royal, le vainqueur pourrait également profiter d’un dîner en présence de la future reine au cours duquel il serait libre de la courtiser.
— Laisser la future reine d’Oneira se faire courtiser par n’importe quel garçonnet sachant se débrouiller avec une lance ? Et s’il était pauvre ? s’indigna le roi d’un ton moqueur.
Les servantes qui l’aidaient à se préparer partagèrent un sourire.
Le seigneur Dito s’approcha de la fenêtre de la suite, à travers laquelle l’on apercevait de petits bateaux amarrer la côte, au loin.
— Il ne s’agirait là que d’une ruse, votre majesté, un moyen comme un autre d’encourager nos jeunes braves au combat et de répandre l’idée que… chacun a sa chance.
Il se détourna de la fenêtre pour observer la réaction d’Asteri. Ce dernier paraissait pensif.
Il était vrai que les rumeurs étaient remontées aux oreilles du château que le roi ne se souciait guère de ses habitants, dont il profitait pourtant de la bourse. Offrir la main de sa fille — ou en tout cas en donner l’impression — semblait tout à coup être une idée moins ridicule.
Il fit signe aux servantes de les laisser et celles-ci s’exécutèrent aussitôt. Une fois la porte soigneusement refermée derrière elles, il s’approcha de son conseiller à qui il s’adressa à voix basse, comme de crainte qu’on ne les entendît.
— Je vous écoute, Dito.
L’autre prit son temps pour répondre, semblant mesurer chaque mot.
— Il serait question, votre majesté, d’entretenir l’illusion que d’ici le prochain Festival des Cascades, son altesse épousera le gagnant du tournoi. Un gagnant sélectionné au préalable par nos soins et qui conviendrait au mieux à la vie royale.
— Bien que seule ma fille gouvernera.
— Bien entendu, votre majesté, bien entendu. Cela ferait taire les rumeurs et permettrait à l’économie de mieux se porter entre deux festivals.
La voix du seigneur Dito n’était plus qu’un murmure à peine audible perturbé uniquement par l’intense réflexion du roi. Ce dernier caressa son bouc grisonnant tout en pesant silencieusement le pour et le contre.
Le soleil commençait à présent à amorcer sa descente dans le ciel, baignant la pièce d’une douce lumière ambrée.
— Soit, s’exclama soudain Asteri, c’est une idée qui vaut la peine d’être suggérée à la reine.
Il se frotta les mains, prêt à se diriger vers la porte, mais Dito l’interpella.
— Est-il bien nécessaire de la mettre au courant, votre majesté ? Je veux dire, ajouta-t-il devant l’expression étonnée du roi, j’ai bien peur qu’elle ne se méprenne sur nos intentions et voie cela comme une trahison au peuple.
— Mon cher seigneur Dito, le rassura Asteri avec un large sourire aux lèvres, la reine est ma seule véritable partenaire dans ce château, je ne lui cacherai jamais rien !
Dito s’avoua vaincu et inclina respectueusement la tête avant de répondre : « Dans ce cas, je ne vous retiens plus et vous laisse finir de vous préparer. C’est un festival à ne manquer sous aucun prétexte ! »
Le roi lui sourit encore plus largement et quitta la pièce, laissant le seigneur à sa contemplation du vide. Ce dernier se ressaisit quelques instants plus tard et sortit à son tour. Deux étages plus bas, il trouva les gardes en charge du convoi qui mènerait la famille royale au tournoi. Aucun ne fut en mesure de lui dire où se trouvait l’héritière. Il leur ordonna de la trouver rapidement, car il fallait que tout se déroulât comme prévu pour le festival.
Ses longs cheveux dorés et son teint hâlé baignés par le soleil, la très jeune Stella s’amusait avec les autres enfants dans le bassin d’une des cascades, se réjouissant tous à s’éclabousser les uns les autres. Les garçons étaient nus, innocents et insouciants de leur corps, mais les mères avaient tenu à ce que leurs filles s’habillassent au moins de tuniques légères. L’eau, cependant, rendait cette précaution inutile d’après Miles, car les vêtements blancs trempés étaient aussi transparents que le verre.
Vêtu de noir comme toujours, les bras croisés et nonchalamment adossé contre un cerisier arqué par-dessus l’eau, il ne quittait pas Stella des yeux tandis qu’elle le narguait en agitant sa longue chevelure dans tous les sens.
Débarrassée de l’âge ingrat, elle se dirigeait lentement vers l’âge adulte, jouissant pleinement des bienfaits de la jeunesse et de la beauté sans artifice. Les autres jeunes filles la trouvaient mesquine, à ainsi provoquer Miles — qui ne pouvait décrocher son regard d’elle —, et l’éclaboussaient d’un geste presque agressif. Loin de s’en soucier cependant, Stella s’abritait alors sous les chutes d’eau pour leur prouver n’en être nullement dérangée. Voilà qui avait le don de les agacer davantage.
Bientôt, une mélodie jouée par des centaines de flûtes se fraya un chemin jusqu’à leurs oreilles ; signe que le tournoi de lance allait débuter. Tous les enfants se hâtèrent hors du bassin, se rhabillèrent et coururent le long de la verdure pour atteindre la place du village. Les jeunes filles gloussèrent comme des dindes en passant devant Miles, à qui elles adressèrent de longs regards appuyés sans qu’il y prêtât la moindre attention. Seule Stella resta dans l’eau, caressant sa poitrine nue, nettement visible à travers sa robe trempée.
Miles décroisa enfin les bras et tendit une main pour l’aider à sortir. Elle prit son temps pour nager jusqu’à lui, la saisit et essaya de toutes ses forces de le faire basculer. En vain. Un soupir en réponse à sa piètre tentative, il la hissa hors de l’eau et lui demanda de se presser d’enfiler la robe sèche qu’il avait emportée dans sa besace.
— Vous n’êtes pas drôle, Miles ! lui reprocha-t-elle avec une moue capricieuse. Je vais me changer là-bas, il ne faudrait pas que vous me voyiez…
— Je dois garder l’œil sur vous à tout instant, votre altesse.
— Fort bien !
Dans une attitude provocatrice, elle se changea à quelques centimètres de lui seulement, pas le moins du Deyrna gênée par sa propre nudité.
La nuit commençait à tomber pour de bon, à présent, le ciel se teintant d’une couleur bleu nuit tandis qu’ils se dirigeaient à vive allure vers le village. Comme à son habitude lorsqu’il se trouvait en sa présence, Stella se mit à embêter Miles par ennui.
— Ensima dit de vous que vous êtes un pervers qui apprécie regarder les jeunes filles qui se baignent.
— Ensima aime qu’on la regarde, répliqua-t-il d’un ton plat.
— Elle dit que l’on coupe les bijoux de famille aux hommes tentés par les jeunes demoiselles, dans son village.
— Je sais me défendre.
— Elle dit qu’un jeune homme de votre âge devrait déjà être marié et qu’il est suspect que ce ne soit pas votre cas.
— Elle ignore l’âge que j’ai.
Sans le quitter des yeux, elle demanda d’une voix plus suave et un sourire espiègle au visage :
— Elle dit que vous aimez me regarder lorsque je nage nue. Est-ce bien vrai, Miles ?
Il se contenta de regarder droit devant lui en ignorant complètement sa question.
L’on commençait à percevoir les vivats de la foule et les feux de la célébration, à quelques dizaines de mètres au loin.
— Oh non, nous avons raté le début. Mère va me tuer !
Stella accéléra la cadence, Miles sur les talons. Arrivés à quelques pas seulement du village, il lui saisit cependant le poignet et l’empêcha d’aller plus loin.
— Attendez, s’exclama-t-il, le regard soudain alarmé.
Quelque chose n’allait pas. Les cris que l’on entendait n’étaient point des acclamations, mais plutôt des hurlements de terreur. Les feux qu’ils avaient aperçus n’étaient autres que les brasiers renversés par les habitants courant en pagaille pour échapper à des hommes en armure. Miles ne comprenait pas. Il s’agissait pourtant de l’armure des gardes du château. Pourquoi attaquaient-ils les habitants ?
Stella et lui se cachèrent derrière un stand pour observer et tenter de comprendre la situation.
Des enfants criaient le nom de leurs parents en pleurant. Des femmes exhortaient leurs petits à prendre la fuite avant de se faire transpercer par des épées. Les villageois courraient en désordre pour échapper à la mort. Quelques braves se battaient aux côtés d’autres gardes armés.
« Un coup d’état », se marmonna Miles à lui-même, oubliant un instant que Stella pouvait l’entendre.
— Quoi ? s’exclama-t-elle, les larmes aux yeux. Il faut trouver mes parents !
Les cris étaient terribles et la garde se dispersait. Il fallait la mettre à l’abris.
— Venez, votre altesse. Il faut nous en aller.
Il se leva d’un bond et lui agrippa le bras pour l’inciter à le suivre.
— Non, s’exclama-t-elle, refusant de bouger, il faut trouver mes parents !
Alors qu’il était sur le point de rétorquer, un garde surgit et trouva leur cachette. Miles et lui se jaugèrent une fraction de seconde, immobiles. Le garde baissa ensuite la tête vers Stella, terrorisée et toujours accroupie dans son coin, et dégaina son épée. Miles fut cependant plus rapide. Il tira la sienne et la lui enfonça dans les côtes sans scrupules. Il la ressortit d’un coup sec, laissant le garde s’effondrer à ses pieds et gésir dans une mare rouge.
— Venez, il faut rejoindre la côte, dit-il en tendant une main à la jeune fille pour l’aider à se relever.
Stella, paniquée, s’exécuta aussitôt, de grosses larmes lui coulant sur les joues.
Le massacre sur la place du village se poursuivit. Une partie des gardes du château combattait l’autre, sans que l’on pût déterminer laquelle était fidèle à la couronne. Hommes, femmes et enfants tentaient d’échapper à un funeste destin en ce jour ordinairement synonyme de fête. Des flèches enflammées rattrapaient ceux parvenus à s’enfuir, mais pourtant pas suffisamment loin pour être hors de danger.
Courant aussi vite que possible, se cachant fréquemment derrière les stands des marchés, et distançant le chaos incontrôlable dans leur dos, Miles et Stella gagnèrent bientôt la côte où des dizaines de villageois embarquaient bateaux et canots pour fuir le royaume. Les habitants se poussaient, se bousculaient et se frappaient même pour être les premiers à lever l’ancre. Les bateaux les plus rapides étant trop loin, Miles se résolut à défaire la corde d’un petit canot qui se trouvait près d’eux, assez grand pour contenir trois personnes.
— Montez, ordonna-t-il à la princesse en jetant un coup d’œil en arrière.
Les gardes semblaient se rapprocher. Impossible pour lui de chercher à les affronter ou de réfléchir à ses options ; pas tant que Stella ne serait pas hors de danger.
Cette dernière hésitait pourtant. Elle jetait des coups d’œil fréquents derrière elle puis se mit à hocher la tête en signe de dénégation aux ordres pressants de Miles. Il dut sortir du canot et remonter sur le ponton pour la saisir fermement par les épaules et lui faire entendre raison.
— Mes parents… il faut sauver… je ne peux pas… aller où… laisser… parents, sanglota-t-elle en refusant d’écouter.
— Écoutez, écoutez ! Nous ignorons où ils se trouvent précisément, d’accord ? Il faut d’abord vous mettre à l’abris. Ils en ont après vous, c’est pour ça qu’ils ont renversé le pouvoir.
— Mais qui ? Pourquoi ? Je ne comprends pas.
— Je n’en sais rien, votre altesse. Tout ce que je sais, c’est que pour le moment je dois vous mettre en sécurité, j’en ai fait le serment à vos parents.
Miles s’exprimait d’une voix précipitée, tandis que l’on entendait les cris se rapprocher en même temps que les gardes et les flèches enflammées. Il assura qu’ils reviendraient aussitôt la situation éclairée, aussitôt le danger écarté. Aussitôt la panique réprimée menaçant de le submerger retombée pour laisser place à la compréhension. Stella se laissa alors lentement convaincre et hocha la tête, acceptant de suivre son chevalier royal. Ce dernier se retourna, prêt à remonter dans le canot, mais un vieillard en occupait à présent la place.
— Hé, c’est notre canot ! s’écria Miles cependant que l’homme finissait de défaire la corde.
L’autre répliqua des paroles inaudibles, noyées par le vacarme des cris et du bruit des affrontements. Une flèche enflammée atteignit une femme qui courrait dans leur direction en pleine nuque et elle se mit à hurler à la mort. Elle essaya de se jeter à l’eau, mais se heurta violemment la tête contre un poteau en métal. Elle mourut sur le coup. Stella crut tourner de l’œil à la vue de ce spectacle d’horreur et se mit à sangloter de plus belle alors qu’une pluie de feu s’abattait sur eux. Abandonnant toute tentative de négociation, Miles donna un violent coup de pied au vieillard désespéré qui tomba par-dessus bord et aida Stella à monter en la prenant par la taille. D’un coup d’épée, il coupa net la corde et sauta à bord avant de saisir les rames. Il pagaya aussi vite que possible en se frayant un chemin parmi les autres embarcations qui prenaient la fuite, tandis que la princesse regardait en silence, l’air interdit et les yeux rouges, son royaume tomber au loin dans la nuit.
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