Chapitre 1 - Partie 3
Les deux gardes se tenant de chaque côté de la double porte de la salle du Conseil Royal, au cinquième étage, s’inclinèrent respectueusement lorsque le Roi arriva à leur hauteur. Les soldats qui l’escortaient tournèrent chacune des deux poignées en or massif et les portes s’ouvrirent vers l’intérieur. Dans la salle, les membres se levèrent aussitôt et saluèrent Sa Majesté, le Roi Patrem Primeli du premier royaume du Deyrna, Primeli. Les soldats s’inclinèrent lorsqu’il franchit le seuil et refermèrent les portes derrière lui. Sa longue chevelure épaisse autrefois d’un noir de jais mais à présent grisonnante, son long manteau en velours rouge sang sur le dos, et le visage froid et important, il prit place devant sa chaise royale, face à la fenêtre, et invita les autres à l’imiter. De chaque côté de la longue table rectangulaire en bois de chêne, les quatre membres du Conseil Royal se rassirent.
— J’ai appris de manière fort désagréable qu’une révolte a eu lieu à Oneira, s’exclama-t-il sans préambule.
Ce fut le seigneur Dives, un homme court, chauve et rond, assis à sa gauche, qui répondit le premier :
— Il s’agit en réalité d’un coup d’état, Votre Majesté…
— Eh bien, j’écoute, l’interrompit presque le Roi, réputé pour son impatience.
— Pendant le traditionnel Festival des Cascades, une partie de la garde royale se serait retournée contre l’autre et aurait… massacré une grande partie des habitants. Femmes et enfants compris, lui expliqua le seigneur Pécunia, assis à sa droite en raison de son poste important.
Il paraissait profondément touché par la nouvelle et, à l’inverse du seigneur Dives — représentant des nobles en raison de son héritage conséquent —, le seigneur Pécunia était haut, blond et mince. En charge des finances et de l’économie de Primeli, le Roi avait en lui une confiance presque aveugle.
— Que savons-nous d’autre ? demanda ce dernier.
— Pas grand-chose, hélas, Votre Majesté. Mes sources m’apprennent qu’une révolte du peuple s’est soulevée contre le régime qui tente de s’établir. Nous n’avons pour le moment aucune nouvelle des Cornella, répondit le seigneur Medos, assis, lui, à la droite du seigneur Pécunia.
Un moment de silence parcourut l’assemblée pendant lequel le Roi regarda droit devant lui. L’immense et unique fenêtre de la salle du Conseil Royal avait la forme des armoiries du royaume : un gigantesque « P » majuscule rouge vif entouré d’un panneau circulaire noir.
De l’extérieur, elle donnait l’impression d’une immense horloge, guidant les Priméliens même dans la nuit grâce à ses vitraux colorés. Lorsqu’il faisait les cent pas dans la salle, cela arrivait parfois à Patrem de se mettre à regarder au travers et à admirer la vue imprenable sur son royaume, plus bas. Depuis la fenêtre, l’on pouvait apercevoir le pont qui menait au château et plus loin, les premiers villages qui peuplaient la région. La nature était d’ailleurs très attrayante en ces dernières semaines de printemps, et la verdure luxuriante des collines à l’horizon semblait briller de mille feux.
— Votre Majesté, si je puis me permettre, intervint le seigneur Dives en tirant Patrem de sa rêverie, il me semble que la meilleure chose à faire, tant que nous n’avons pas plus d’informations sur la situation, serait d’attendre de voir comment les choses évoluent et… de traiter avec ce qui adviendra.
Un murmure d’approbation parcourut la salle. Même le seigneur Pécunia hocha la tête, ce qui suffit à convaincre le Roi. Ils échangèrent ensuite un regard éloquent dont eux seuls comprenaient la signification. Puis, Patrem annonça que le Conseil était levé et les seigneurs Dives, Medos et Locis prirent congé après une révérence commune à Sa Majesté. Une fois la double porte refermée derrière eux, Pécunia et lui se penchèrent l’un vers l’autre et entretinrent une conversation à voix très basse.
— Il me semble avoir mon idée sur l’identité du coupable d’un tel coup, Votre Majesté, mais j’aimerais en avoir l’assurance.
— Soit, j’enverrai des hommes dans le Sud pour savoir précisément de quoi il retourne.
— Il me faut vous mettre en garde. Nous avons avec Oneira des intérêts qu’il nous serait appréciable de conserver. Si la rumeur venait à s’ébruiter…
— Vous avez là raison, mon cher Pécunia, j’enverrai plutôt des espions.
Les deux hommes se levèrent. L’un fit la révérence et sortit ; l’autre ordonna à l’un des gardes derrière la porte d’aller faire chercher son fils qui devrait le retrouver sur le balcon du troisième étage.
Dans son grand lit aux couvertures en laine, le Prince Aîné de la famille Primeli ne dormait déjà plus, ce matin-là. Ce n’étaient cependant pas les obligations politiques qui l’avaient tiré du sommeil, mais plutôt le savoir-faire de la bouche à la langue agile de la douce Lilly. Bien trop souvent, la servante personnelle de la jeune princesse Mistenna s’écartait de ses devoirs pour assouvir les plus sensuels fantasmes du Prince Markus. Loin de lui déplaire, au contraire, ce dernier la laissait le réveiller par le plus chaleureux des bonjours et la récompensait ensuite pour sa politesse.
Il n’en était pas encore à l’étape des remerciements quand on frappa à la porte de sa suite. Assis au bord du lit, dos à l’entrée, il baissa la tête vers Lilly et lui fit signe de rester silencieuse avant de s’exclamer « Entrez » de sa voix grave. Une poignée de servantes pénétra alors, prêtes à accomplir leurs tâches. L’une d’elles voulut s’avancer dans la chambre pour ouvrir les rideaux de la porte-fenêtre, mais il l’arrêta d’un simple geste de la main. Les servantes se mirent à glousser, à la fois gênées et amusées. Elles savaient bien ce que cela signifiait lorsque le Prince Markus leur demandait de ne pas avancer. Elles attendirent que leur collègue se relevât (car elles la savaient là) et sortît, et que le Prince remontât son pantalon. Lorsqu’il se mit debout et leur fit face, le pénible rituel matutinal put commencer.
L’on écarta les rideaux, ouvrit les fenêtres pour aérer la pièce, changea les draps du lit et les serviettes de la salle de bain ainsi que son pot de chambre, lui fit enfiler son peignoir en velours rouge ponceau orné au dos des armoiries du royaume pour couvrir sa poitrine nue et entreprit de coiffer ses cheveux noirs indisciplinés. Repartant en faisant la révérence, un sourire malicieux toujours accroché aux lèvres, elles passèrent devant le seigneur Tela, devant qui elles inclinèrent respectueusement la tête.
— Elles ont l’air encore plus émoustillé que d’ordinaire, si je ne m’abuse, commenta ce dernier en frappant à la porte restée ouverte.
Markus releva la tête et lui fit signe d’entrer. Il paraissait amusé de leur réaction, comme toujours.
— Car elles meurent toutes secrètement d’envie d’être la bouche de Lilly, répondit-il en se dirigeant vers sa table de chevet.
Il entreprit de se servir un verre du breuvage rouge foncé contenu dans une bouteille en cristal dont il ne restait plus grand-chose.
— Peut-être voudriez-vous attendre un peu avant de vous désaltérer, Votre Altesse ? suggéra Tela d’un ton sarcastique. Sa Majesté demande à voir son fils, ajouta-t-il en réponse à l’air interrogateur du Prince.
— La chambre de Mars se trouve à l’autre bout du couloir, répliqua ce dernier, un sourire en coin.
— Nous savons tous deux à qui il fait référence lorsqu’il parle de son fils.
Markus retint un soupir à grand-peine et reposa son verre à contrecœur.
— Quel impair ai-je donc bien pu commettre, cette fois-ci ?
— J’ai bien peur qu’il ne s’agisse là pas de vous pour une fois mais d’une situation beaucoup plus grave, Votre Altesse.
Le Prince se résigna à suivre Tela et ensemble, ils sortirent de la suite et arpentèrent les majestueux couloirs du Château.
À présent qu’il était un jeune homme, il faisait la même taille que le seigneur ; lui-même un homme grand autant qu’un grand homme.
— Oserais-je demander comment se porte demoiselle Lilly ? demanda ce dernier, les mains dans le dos.
Pour toute réponse, Markus se réserva un sourire fier.
— Tout semble indiquer qu’elle se porte à merveille. Comment pourrait-il en être autrement ? Elle est la servante la plus chanceuse du Deyrna !
— Votre capacité à vous montrer plus arrogant chaque jour ne cessera jamais de m’impressionner. Et moi qui pensais l’exploit impossible.
— Ne soyez pas condescendant, mon cher seigneur. Je vous sais particulièrement friand de mon humour.
Tela n’eut pas le temps de répliquer, car ils avaient déjà atteint le balcon du troisième étage où le Roi patientait. Ce dernier se retourna en les entendant approcher et le seigneur s’inclina respectueusement avant de les laisser.
Le balcon du troisième étage était le plus grand du Château car il entourait toute l’aile ouest et permettait de se rendre d’un opposé à l’autre tout en admirant les jardins.
— Vous avez demandé à me voir, père ? s’enquit Markus d’un ton appréhensif.
Patrem se contenta d’un geste de la main pour lui signifier de marcher à ses côtés. Tout comme le seigneur Tela, lui aussi se déplaçait les mains dans le dos ; sûrement un signe de sagesse, se dit Markus. Il l’imita malgré lui et le suivit, curieux de découvrir ce dont il était question.
Sans plus tarder, son père le mit au courant du sujet discuté lors de la dernière séance du Conseil, sans manquer de le tenir informé de la prise de décision qui s’en était suivie.
— Très bien, il paraît évident que je me rendrai dans le Sud avec vos hommes. Comment procéderons-nous ? conclut le Prince, une fois le résumé achevé.
Le Roi prit une profonde inspiration avant de répondre et cligna des yeux un instant plus long que nécessaire. Markus ne comprenait pas. Il n’avait jamais compris.
— Nous n’aiderons pas la révolte tant que nous n’en saurons pas plus. Ceux que j’enverrai seront discrets et inconnus, ce n’est pas ton cas, expliqua-t-il d’un air entendu. Tu es fait pour me succéder, pour régner, pas pour devenir soldat.
— Nous allons laisser nos alliés affronter un coup d’état sans leur venir immédiatement en aide ?
— Ton but est de comprendre la politique pour la manier au mieux pour le bien de notre peuple. C’est pour cela que je veux que tu assistes au Conseil Royal, désormais.
Incapable de masquer son véritable ressenti plus longtemps, Markus abandonna tout faux-semblant et décroisa les mains derrière le dos.
— Père, dit-il d’un ton parvenant à peine à contenir sa frustration, nous avons déjà eu cette conversation, je veux me battre dans votre armée. Je n’ai que faire du Conseil Royal et des jeux de pouvoir !
— C’est là un rêve de petit garçon et non le rôle d’un futur roi, que de vouloir se battre. Ton destin est de me succéder et d’assurer la pérennité de Primeli. Tu dirigeras le royaume après moi comme l’ont fait nos ancêtres avant nous. Tu donneras à notre peuple, ainsi qu’à l’ensemble du Deyrna, l’exemple de l’homme meilleur et du modèle à suivre.
Markus s’était arrêté net et son père fut contraint de l’imiter pour écouter sa réponse. Les deux hommes se tenaient face à face, et le fils prit le temps de choisir soigneusement les mots qu’il prononça ensuite.
— Avec tout le respect que je vous dois, Votre Majesté, je refuse de donner l’ordre à des hommes de mourir sur le champ de bataille pendant que je reste confortablement installé sur mon trône. Si le Deyrna doit suivre mon exemple, ce sera celui du serviteur loyal de la Couronne qui se bat aux côtés des soldats.
— Tu parles déjà comme un roi, mon fils, mais tu refuses encore d’en accepter les lourdes responsabilités.
La voix tonitruante de Patrem résonna dans l’air doux de la matinée, attirant l’attention des deux gardes en poste à quelques mètres d’eux, au bout du balcon. Loin d’être étonnés par cet échange vif entre le Roi et son fils aîné, ils détournèrent le regard, soucieux de faire preuve de discrétion, mais ne purent néanmoins s’empêcher de tendre l’oreille.
— Père, n’oubliez pas que vous avez un second fils. Un second fils qui sait tous les protocoles par cœur. Un second fils capable de réciter l’histoire entière du Deyrna par un jour de fatigue. Un second fils qui connaît l’intégralité des familles royales et des espèces des douze royaumes, ainsi que leurs différents fonctionnements. Un second fils capable de se repérer dans un pays dans lequel il n’a jamais mis les pieds par la simple aide de ses connaissances. Un second fils qui vous adore et qui tente de son mieux de vous impressionner depuis sa naissance. Un second fils qui est l’exemple de l’homme meilleur à suivre. Un second fils dont vous devriez faire le futur Roi de Primeli.
Sans lui laisser le temps de répondre, Markus s’inclina brièvement devant le Roi et le laissa planté là, au beau milieu du balcon, avant de rebrousser chemin.
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