Chapitre 2 - Partie 1
Affalé dans l’un des fauteuils de son salon préféré, le roi Fresco réfléchissait, l’arête du nez pincée entre le pouce et l’index. La forme circulaire de la pièce et ses meubles, disposés en conséquence, accentuaient l’effet apaisant que la salle avait sur lui. Avec son plafond couleur crème, ses trois chandeliers en or dont celui du milieu accroché au centre parfait, ses murs en lambris clairs, ses colonnes en marbre, ses épais rideaux beiges, ses canapés et fauteuils en cuir blanc, sa table basse et sa commode en bois poli couleur taupe, et son parquet en chêne massif, le salon représentait l’essence même du palais et par extension, du royaume.
Les couleurs claires et pâles du palais symbolisaient la sérénité et le calme d’Ellyos, qui depuis sa création, n’avait jamais connu de guerre. Son premier roi avait juré allégeance au premier royaume du Deyrna, ainsi le pays jouissait de l’avantage de n’avoir jamais eu à entrer en conflit avec ce dernier. Ellyos était un fief moderne. Contrairement aux deux premiers royaumes, où seuls les hommes pouvaient régner, à Ellyos, quiconque était de descendance royale pouvait prétendre à la couronne. Aussi, rois et reines se succédaient-ils depuis des siècles dans une parfaite harmonie et régnaient justement sur le trône. Le pouvoir, comme les dirigeants, circulait sans que le royaume ne tombât jamais entre les mains du chaos et de la désorganisation.
Les habitants d’Ellyos étaient heureux. Comment aurait-il pu en être autrement quand on savait qu’ils profitaient d’un temps idéal depuis toujours et à jamais ? C’était assurément le pays au peuple le plus heureux du Deyrna et à la distribution des richesses la mieux répartie. Son économie était stable et en bonne santé, sa vie culturelle riche et encouragée par tous, et sa famille royale inspirait amour et bonté. La vie à Ellyos était paisible. Il n’en fut jamais autrement. Chaque chose était en ordre et l’ordre était en chaque chose.
C’était sans doute cela qui manquerait le plus à Fresco lorsqu’il ne serait plus : savoir que tout était bien organisé et que l’imprévu ne viendrait jamais troubler l’ordre établi. Bien entendu, il avait déjà planifié la suite. Le royaume aurait une héritière, une reine, qui enfanterait elle-même une descendance et ainsi de suite pour les temps à venir. Ainsi, le cercle ne serait jamais brisé. Mais ce que lui réservait « l’après », cela, il l’ignorait. Ceux qui l’avaient vécu n’étaient plus là pour en parler et lui expliquer comment l’affronter. Il lui faudrait braver l’inconnu. Il lui faudrait quitter le cercle de la vie à Ellyos pour compléter celui de toute vie.
Ses longs cheveux blancs ramenés en arrière lui tombaient sur les épaules, et ses paupières étaient devenues tombantes aux coins extérieurs. Ses yeux bleu-gris s’étaient teintés de blanc. Son visage émacié faisait peur à voir, alors les domestiques avaient pris l’habitude de ne plus le regarder dans les yeux et multipliaient les prétextes de révérence. Il avait perdu beaucoup de poids avec la fatigue et l’âge, et seuls ses épais vêtements permettaient de créer l’illusion d’une apparence saine. Même ses mains décharnées et parsemées de taches de vieillesse étaient devenues trop maigres pour que ses doigts continuassent à porter des bagues.
La nuit précédente, le froid qui lui glaçait les os en permanence l’avait empêché de dormir, comme c’était souvent le cas ces derniers temps, alors il s’était glissé hors du lit. À l’abri des regards insistants et des soins inutiles de ses serviteurs, il avait gagné son salon préféré pour y réfléchir. Assis dans un fauteuil, il était resté dans une position confortable pour un vieil homme mais indigne d’un roi et avait pris sa décision. Il savait à présent laquelle de ses filles triplées lui succéderait à la tête du royaume.
Une porte s’ouvrit brusquement et le bruit de pas qui suivit lui parvint aux oreilles.
— Père, vous voilà enfin ! Nous avons passé tout le matin à vous chercher, s’exclama une jeune femme blonde en se précipitant sur lui.
Elle l’aida à se redresser et ordonna à l’une des servantes qui l’accompagnaient d’aller chercher une couverture.
Fresco n’eut guère besoin d’ouvrir pleinement les yeux pour identifier laquelle de ses filles se tenait à genoux devant lui. Carolina restait à son chevet et l’aidait à occuper ses fonctions depuis la mort de sa mère survenue peu de temps auparavant. Il la soupçonnait de craindre qu’il ne les quittât trop tôt lui aussi, ses sœurs et elle. Au son de sa voix, il pouvait percevoir l’inquiétude qui la dévorait assurément depuis l’aube, lorsqu’elle était venue le voir dans sa chambre et s’était rendu compte qu’il n’y était point.
La servante revint un instant plus tard, les mains vides, et Carolina s’insurgea qu’elle fût à ce point incapable de mener à bien la moindre tâche qu’elle se voyait confiée. Cette dernière s’inclina et présenta des excuses précipitées avant de répondre qu’elle avait des nouvelles inquiétantes : la toujours très matinale princesse Aurora était introuvable.
— Elle aura dû aller faire une balade dans les jardins très tôt, voilà tout, répliqua Carolina.
— Son lit n’a pas été défait, votre altesse. Elle ne se trouve pas à ces endroits habituels : les salons, les cuisines ou les jardins. Les gardes affirment que personne n’a quitté le château ce matin. Ce n’est pourtant pas dans ses habitudes de disparaître.
La servante avait l’air tout à fait paniqué. Carolina leva les yeux au ciel. Elle demanda qu’on fît chercher dame Sonnette et Bianca ; peut-être savaient-elles quelques informations à ce sujet. Tandis que la servante s’exécutait et ressortait du salon, le seigneur Boris entra dans la pièce.
C’était un homme grand et robuste, à la crinière rousse, la mâchoire carrée et la voix gutturale. Il était également le cousin de la feue reine Francesca, et avait obtenu le rôle de conseiller du roi sur suggestion de cette dernière. Il inspirait respect et intimidation chez tous, y compris chez Carolina qui se releva en le voyant approcher.
Il s’inclina devant elle et lui demanda de l’excuser, car il avait à parler au roi d’une affaire importante. La princesse fit une révérence et sortit du salon, toujours accompagnée des servantes qui refermèrent la porte derrière elles.
Boris était ce jour-là vêtu d’une longue veste jaune orangé qui lui tombait au-dessus du genou, par-dessus un pantalon assorti. Ses chaussures beiges pointues et courbées à l’avant ne faisaient qu’accentuer son allure bestiale : l’on aurait dit les serres acérées d’un rapace. La cape vert émeraude qui lui couvrait les épaules virevolta dans son dos en suivant ses mouvements lorsqu’il contourna un fauteuil pour faire face au roi. Il courba l’échine devant lui sans le quitter des yeux. Fresco inclina respectueusement la tête bien qu’il n’y fût point obligé ; signe du grand respect qu’il manifestait à l’égard de ses sujets. Il se redressa tant bien que mal et ouvrit pleinement les yeux face à son interlocuteur.
— J’apporte avec moi d’insatisfaisantes nouvelles, votre majesté, commença le conseiller. J’ai le déplaisir de vous annoncer que la princesse Aurora a quitté le royaume hier soir, à la tombée de la nuit.
Son ton ne laissait aucun doute quant à son sentiment sur la question. Comme le roi ne répondait rien, il poursuivit :
— Elle aurait demandé que l’affaire reste discrète et s’en serait allée de la ville sans la moindre escorte. Votre fille préférée s’en est allée comme une voleuse qui fuit son crime, votre majesté, ajouta-t-il en articulant parfaitement chaque syllabe, en constatant l’apparente indifférence du roi.
Ce dernier bougea inconfortablement dans son fauteuil. Il fit signe à son conseiller de s’asseoir, mais Boris n’en fit rien. Il semblait abasourdi par le manque de réaction que la nouvelle suscitait chez son monarque.
— Sans doute, la princesse avait-elle quelques affaires à régler, répondit enfin Fresco d’une voix faible.
— Qui nécessiteraient qu’elle quitte le royaume sans même avertir le roi ?
— Une histoire urgente qui ne pouvait attendre.
— Dans un autre royaume ?
— Son engagement pour les nobles causes est connu de tous.
— Très certainement, pour qu’il soit nocturne et ne requiert ni garde ni dame de compagnie.
— Quelles sont vos propositions, seigneur Boris ? demanda le roi d’une voix fatiguée que l’on pouvait facilement confondre avec de la lassitude.
Son conseiller le regarda intensément dans les yeux avant de lui répondre d’un ton résolu :
— Que pensera le peuple en apprenant que leur princesse adorée l’a abandonné sans un mot en pleine nuit ? Que penseront nos voisins en se rendant compte qu’Ellyos ignore où se trouve l’une de ses altesses ou les raisons qui l’ont poussée à partir ? Que penseront nos ennemis en apprenant qu’une des héritières à la couronne se promène sans garde dans le Deyrna ? Que penseront nos gens de leur roi qui leur semblera incapable de discipliner ses propres filles ? Ses filles qui devront un jour gouverner le royaume, mais ne présentent aucun sens des responsabilités.
— Je vous prierais là de modérer vos propos. Je sais que son royaume lui est cher et il ne s’agit que d’une enfant.
— Dont les distractions lui font tourner la tête au point d’en oublier les plus élémentaires règles de savoir vivre. Une enfant, hélas, oui.
Le roi agita une de ses mains frêles, l’air contrarié. Il n’appréciait guère que l’on fît le moindre reproche à ses filles. Boris posa alors un genou à terre pour se mettre à sa hauteur et lui dit d’une voix puissante :
— Les plus grands royaumes du Deyrna sont gouvernés par des hommes uniquement depuis toujours et c’est là la raison de leur rayonnement et de leur puissance sur nous autres. Nous devons aspirer à leur ressembler. C’est ainsi que nous nous élèverons et deviendrons plus grands. C’est pourquoi, une fois encore, je vous implore de prendre les mesures nécessaires et de faire d’autres enfants, votre majesté. Avec de la chance, vous aurez un fils sans trop attendre et alors, le royaume aura un héritier digne et noble en qui il pourra avoir confiance. Un futur roi qui comprendra sa place et l’importance des responsabilités qui lui incombent. Un futur roi dont nous pourrions tous être fiers. Un futur roi…
— Il suffit ! l’interrompit Fresco d’une voix forte.
L’air mécontent, il se leva et domina son conseiller, toujours à genou, de toute sa hauteur.
— Mes filles sont et seront mes uniques héritières. Elles sont aussi dignes et nobles que n’importe quel homme et peut-être plus encore. Je n’entendrai plus parler de cette histoire !
Boris inclina la tête, se releva et quitta le salon sans ajouter un mot.
— Je constate qu’une fois encore vous tentez d’exhorter mon père à faire des fils. N’êtes-vous pas lassé de servir un royaume que vous exécrez, seigneur Boris ?
Accompagnée de sa demoiselle de compagnie, la princesse Bianca se tenait de l’autre côté de la porte. L’expression froide de son visage ne laissait aucun doute : elle avait surpris l’échange entre son père et lui. Les bras croisés, elle revêtait une robe simple en mousseline vert-kaki. Ses cheveux roux, teints à l’adolescence pour se démarquer de ses sœurs, étaient paresseusement coiffés. À peine un coup de brosse avait suffi pour qu’elle se jugeât présentable.
Boris inclina très brièvement la tête, non sans lui rendre son regard noir, de ses yeux pourtant verts.
— Il s’agit là d’une méprise, votre altesse. Bien au contraire, j’aime profondément mon royaume, c’est pourquoi je souhaite m’assurer qu’il se retrouvera entre de bonnes mains après le règne de sa majesté.
— De bonnes mains mais pas celles de mes sœurs ou des miennes, si j’en crois vos dires.
Le conseiller ne put retenir l’expression dubitative qui lui traversa le visage.
— En vue de l’attitude que présente votre sœur à l’égard de ses devoirs princiers, j’éprouve, en effet, quelques réserves quant à sa capacité à gouverner Ellyos comme il se doit.
— Vous devriez être rassuré que sa majesté ait trois filles, dans ce cas. Sûrement, l’une d’entre elles saura régner d’une manière que vous jugerez satisfaisante.
Bianca n’avait jamais cherché à masquer son ressenti quant à la nomination du seigneur Boris au poste de conseiller du roi. Il n’avait, quant à lui, manqué de remarquer qu’elle mettait toujours un point d’honneur à prouver qu’elle pouvait et savait autant qu’un homme, si ce n’était plus. Une volonté qui ne faisait qu’accentuer les véritables sentiments qu’elle éprouvait à l’égard de la gent masculine, selon lui.
— Comment pourrais-je être rassuré à l’idée de savoir qu’il existe une chance sur trois qu’Ellyos devienne une société misandre si une femme telle que vous se retrouvait à sa tête ?
La fin de sa phrase fut presque interrompue par la gifle que Bianca lui asséna. Le couloir était vide de gardes et sa demoiselle de compagnie refusait de croiser son regard. Il aurait pu facilement en finir avec elles deux, mais il aimait trop son royaume pour se rendre coupable de trahison pour une aussi futile affaire. Il se contenta de cracher le sang dans sa bouche aux pieds de la princesse et s’approcha tout près d’elle, de sorte qu’il ne fût plus qu’à quelques centimètres de son visage.
— Princesse Bianca Solphos d’Ellyos, la Belliqueuse. Prompte à la bataille, mais jamais à la réflexion. Ce serait un bien triste jour que celui où notre royaume tomberait entre vos mains agitées.
La porte du salon derrière lui s’ouvrit de nouveau. Le roi semblait avoir rajeuni d’une dizaine d’années en cet instant-là, car il se tenait parfaitement droit dans l’encadrement, la silhouette imposante et le regard autoritaire lorsqu’il déclara :
— J’en ai assez entendu de vous aujourd’hui, seigneur Boris. Vous êtes remercié.
Cela ne prit guère de temps avant que des gardes n’escortassent ce dernier à sa chambre et son bureau pour qu’il y rassemblât ses affaires et quittât le palais. L’amertume accompagna chacune de ses gorgées quelques heures plus tard, lorsqu’il fit une halte dans la taverne d’une auberge. Personne ne l’avait reconnu, mais sa tenue élégante avait néanmoins fait hausser certains sourcils sur son passage.
Le vieux Fresco n’avait décidément plus toute sa tête. Renvoyer un loyal serviteur du royaume tel que lui. Sans doute, certaines vérités étaient-elles trop difficiles à entendre. Lui, qui avait sincèrement le désir de servir son pays, n’était à présent plus qu’un homme que l’on obligeait à côtoyer le peuple. Lui, un noble cousin de la regrettée reine Francesca. « La famille est très chère à ses yeux » lui avait-elle dit un jour. À n’en pas douter, le roi avait oublié que Boris faisait également partie de la famille royale. Quel imbécile heureux ! Confier Ellyos à des sottes, plus incapables les unes que les autres ! Elles plongeraient le royaume dans l’abîme au détriment du peuple tant leur père ne se souciait guère de leur apprendre l’importance de leurs rôles. Ellyos méritait mieux. Ellyos méritait un dirigeant ferme. Ellyos méritait un roi dévoué et capable de prendre les décisions nécessaires, pas ces triplées à l’esprit frivole.
— De toutes les tavernes que j’ai visitées, je n’ai jamais vu un homme aussi contrarié que vous.
Il releva la tête de son breuvage.
Assise à la table d’en face, une femme le regardait sans ciller. Il n’avait jusqu’alors pas remarqué sa présence. Le lieu était bondé. Rien d’anormal à pareille heure, et pourtant, il l’entendait distinctement, comme si sa voix se détachait et s’élevait du brouhaha environnant pour lui parvenir directement. Il la contempla un instant avant de se remettre à boire. Il ne put s’empêcher, cependant, de jeter des coups d’œil en sa direction de temps à autre pour vérifier si elle l’observait toujours. L’air amusé, elle finit par se lever de sa table et vint s’asseoir à la sienne. Elle était encapuchonnée dans une longue cape sombre, comme si elle ne tenait pas à être reconnue.
— Vous avez là de la chance, messire, j’ai de quoi apporter une solution à vos troubles.
— Que vous fait croire que je suis un seigneur ? demanda Boris d’un ton bourru.
— Votre tenue vous trahit, messire. Et je ne suis pas la seule à me demander ce qu’un homme tel que vous fait dans un endroit tel que celui-ci.
Il la fixa longuement une fois encore. Son teint foncé et ses longs cheveux ondulés d’un noir intense le mettaient mal à l’aise, il n’aurait trop su dire pour quelle raison.
— Je n’ai pas besoin de vous. Fichez-moi la paix ! bougonna-t-il en regardant sur le côté.
Personne ne leur prêtait la moindre attention. Les autres clients étaient bien trop occupés à boire, manger, chanter et jurer.
— Votre regard me dit le contraire, messire, insista-t-elle. Il me dit que la vengeance est grandement présente en vous.
Il tourna lentement la tête vers elle. Il voulait la congédier, mais quelque chose dans son regard l’en dissuada. À la place, il lui demanda qui elle était et ce qu’elle lui voulait.
— Je vous en prie, appelez-moi Næryha.
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