Chapitre 2 - Partie 2

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Le château-fort en pierre d’Acriona était entouré d’un village. Lorsque l’on en dépassait la place, de petites maisons carrées en brique et aux toits en tuiles rouges s’alignaient de part et d’autre du chemin pavé. Plus l’on s’enfonçait, plus elles rétrécissaient et moins elles paraissaient élégantes. Au bout de l’allée, les pavés n’avaient pas fini d’être posés et le chemin demeurait en terre battue. C’était dans l’une de ces minuscules maisons que Luke habitait avec son grand-père Lucien. Bien entendu, cela constituait déjà une amélioration par rapport à la petite chaumière dans laquelle ils vivaient tous auparavant, mais encore loin de ressembler au château que le jeune garde défendait, à quelques centaines de mètres de là.

Quelques années plus tôt, ses parents, sa petite sœur Lucie, son grand-père et lui habitaient tous les cinq dans le Ceither, la plus pauvre des régions d’Acriona, où s’entassaient les véritables paysans du royaume. Comme leur chaumière était située à la presque lisière de la Grande Forêt, Luke avait appris à un très jeune âge à chasser le gibier et à manier l’arc. Son grand-père lui avait appris à s’en fabriquer lui-même, tailler ses flèches, s’en servir et guetter la nuit quand les animaux étaient moins vigilants, avant que les rhumatismes ne le rendissent presque incapable de faire le moindre mouvement compliqué.

Pendant ce temps-là, ses parents travaillaient quatorze heures par jour dans l’un des nombreux champs de la région, au service d’un baron vénal pour un salaire de misère. En échange d’un quart de ce salaire, ils payaient l’une des mères du village qui éduquait les jeunes filles trop jeunes pour travailler — dont la leur — et leur apprenait essentiellement à lire, écrire et compter. On la surnommait la mère Vermis, car au fond, l’on savait qu’elle faisait moins de la moitié de ce pour quoi on la payait et qu’elle ne traitait pas les enfants les moins disciplinés à coups de caresses et de câlins. Néanmoins, elle gardait tout de même nombre de bambins du village pendant que les parents se tuaient à la tâche, et pour cela, on lui était reconnaissant.

Comme il savait chasser, Luke se chargeait d’apporter la viande au foyer, l’exemptant ainsi de travailler dans les champs ; chose pour laquelle son père remerciait le sien, car il ne voulait pas que son seul fils vécût la même vie d’infortune que lui-même. Avec les économies qu’ils faisaient en viande, les parents Rynkiel parvenaient à offrir une vie paysanne supportable à leur famille.

La mère Vermis méritait son surnom en effet, car avec les années, elle augmenta le prix de son école à domicile. La petite Lucie fut la seule dont les parents payèrent toujours sans discuter et sans marchander. L’on en vint à se demander dans le village comment il pouvait en être ainsi, et la rumeur se mit à courir qu’ils étaient secrètement aisés. L’ignorance engendra la jalousie qui suscita la vengeance qui déclencha la violence. Alors qu’il avait à peine quatorze ans, des villageois décidèrent une nuit de brûler la petite chaumière en lisière de forêt et Luke ne revit plus jamais les yeux ronds de sa petite sœur ni le regard fier de ses parents. Il avait fallu que ce fût la seule nuit où il avait réussi à convaincre son grand-père de l’accompagner chasser depuis que ses rhumatismes l’accablaient ; et la paille brûlait vite. Plus jamais ils ne remirent les pieds dans le village noyé de souvenirs amers.

Grand garçon, bien bâtit et débrouillard, il leur construisit, à son grand-père et à lui, une nouvelle petite maison en bois dans la forêt-même où il chassa deux fois plus pour s’assurer que le premier ne manquât de rien et se dégota un travail de fermier dans le village voisin. Comme il fallait compter les poules, moutons et cochons et dresser les inventaires, il apprit rapidement à lire, écrire et compter et apprit ensuite au vieux Lucien. Ils avaient tous deux retrouvé un semblant d’harmonie dans leur vie quotidienne qui dura trois tranquilles années.

Une nuit, cependant, des bruits qui n’appartenaient pas à la forêt le tirèrent du sommeil et l’amenèrent au-dehors où, dans les bois entourant leur grande cabane, une jeune fille criait à l’aide de toute la force de ses poumons. Un homme grand et costaud la portait par-dessus l’épaule comme un sac de pommes de terre et s’enfonçait entre les arbres en courant autant que faire se pouvait, tout en tentant de maintenir son petit corps agité. Saisissant son arc et ses flèches sans réfléchir, Luke courut porter secours à la malheureuse qui manquait certainement de se faire violer.

Il ne reculerait jamais devant l’opportunité de sauver une jeune fille innocente s’il en avait le pouvoir, pour qu’aucunement, il eût à se sentir coupable d’une mort prématurée comme celle de Lucie.

La première flèche atteignit la brute au mollet droit, la prenant par surprise. L’homme trébucha et lâcha la jeune fille qui tomba sur des ronces. Il se retourna et, furieux dans son mouvement, se mit sur la trajectoire d’une seconde flèche qui lui entailla tout un côté du visage. Un cri de douleur se mêla à son cri de rage, et voyant son assaillant s’approcher précautionneusement, prêt à décocher une nouvelle flèche, il prit la fuite dans les bois sombres. Luke ne chercha pas à le rattraper. Il avait posé le pied sur quelque chose de rigide. En baissant les yeux, il se rendit compte qu’il s’agissait d’une épée qui semblait scintiller dans la nuit.

— Je… je l’ai fait… tomber en-en me débattant.

Il releva précipitamment la tête. Il en avait presque oublié la jeune fille. Il s’approcha lentement et l’aida à se relever. À peine une adolescente, à en juger par ses traits juvéniles. Elle portait une robe de chambre en mousseline déchirée par endroits, et ses bras nus étaient couverts de bleus et d’égratignures. Elle murmura un mot de remerciement et s’essuya les yeux à la dérobée. Luke se racla la gorge, incertain de ce qu’il convenait de faire.

— Heu… je… j’ai… on n’habite pas loin, mon grand-père et moi. Vous pourriez peut-être… passer la nuit chez nous et… on pourrait vous ramener chez vous au lever du jour ?

Le lendemain matin, elle leur raconta qu’elle avait été tirée de son lit l’avant-veille au soir par un homme dont elle n’était pas parvenue à voir le visage et contre lequel elle s’était vainement débattue, tandis qu’il la faisait monter sur son cheval. Ses cris avaient alerté les environs, mais son ravisseur avait pris beaucoup d’avance. Ils avaient galopé pendant des heures, jusqu’à atteindre la lisière de la forêt où il avait abandonné sa monture. À force de s’agiter, elle avait décroché l’épée qu’il avait à la ceinture et c’était là que Luke était intervenu. Elle ne savait pas comment le remercier et le surnomma son « sauveur ». Quand ils lui demandèrent d’où elle venait, elle resta vague, ce qui parut suspect aux yeux de Lucien qui sembla se douter que l’on enlevait rarement n’importe quelle jeune fille à la robe de chambre luxueuse.

Elle, ce fut ainsi qu’elle se présenta à eux, resta dans leur humble demeure à peine trois jours. Dans la ferme du village où Luke travaillait, des gardes royaux débarquèrent et questionnèrent les villageois au sujet de l’enlèvement de la princesse Gabrielle en déclarant que le roi promettait une récompense à quiconque savait où elle se trouvait. Les pistes menaient à un endroit non loin où des sabots de cheval avaient foulé le sol boueux. Soucieux de ramener la jeune fille à son père, Luke emmena celle qui se révéla être la princesse Gabrielle Archadhìane d’Acriona à ses gardes dès le lendemain.

Chose promise, chose due, il fut récompensé pour sa bravoure, d’une façon inattendue. La princesse avait raconté toute l’histoire à son père et avait insisté pour qu’on lui offrît un poste de garde au château. Le roi Zanel accepta, non sans difficulté : il n’avait nul l’intention d’enrichir un pauvre paysan assez chanceux pour savoir manier un arc. Ainsi, grand-père Lucien et Luke quittèrent leur cabane dans le Ceither et emménagèrent dans l’Arma, première des quatre régions d’Acriona, dans le village du château royal. Afin qu’il apprît à manier l’épée, ce dernier se vit même offrir une formation d’un an à l’École d’Épéiste du Trana, la meilleure de tout le Deyrna. Deux ans après avoir sauvé la princesse Gabrielle, à l’âge de dix-neuf ans, Luke Rynkiel devint le plus jeune garde royal de l’histoire d’Acriona. Son salaire modeste leur permit, à son grand-père et lui, de vivre mieux qu’ils ne l’avaient jamais fait de leur vie, dans une petite maison à quelques centaines de mètres du château. Et comme le vieil homme s’en doutait, Luke tomba rapidement et irrémédiablement amoureux de Gabrielle, tout comme cette dernière succomba malgré elle au courage de son jeune sauveur blond. Son statut l’obligeait cependant à fréquenter et à marier aussi digne qu’elle, et par conséquent, jamais moins qu’un seigneur.

Chose que rappela à Luke le garde-royal-en-chef du château, un grand gaillard balafré à la joue droite, qui avait remarqué les longs regards qu’il lui lançait chaque fois qu’il l’apercevait. Malgré son intention rassurante, le garde lui semblait familier et Luke ne mit guère de temps à comprendre pourquoi. Si d’un côté, il reconnut la cicatrice qu’il avait un jour faite à un homme dans la forêt, de l’autre, le regard de ce dernier le trahit lorsqu’il reconnut l’épée qu’il avait lui-même perdue et dont Luke ne se séparait plus. Le jeune homme prévint immédiatement la princesse de sa découverte, qui se rendit soudain compte que la voix de son ravisseur nocturne n’était autre que celle du garde-royal-en-chef, qui la regardait toujours avec des yeux concupiscents, et en informa le roi.

Quel opprobre ne fut-ce pas pour Zanel d’apprendre que l’homme à qui il avait confié la protection du royaume était en réalité celui-là même qui avait tenté de ravir sa fille. Le garde-royal-en-chef supplia, implora et expliqua que seul son amour pour Gabrielle l’avait conduit à agir de la sorte, mais rien n’y fit. Publiquement humilié et renvoyé de ses fonctions, Mavros dut quitter le château, quitter l’Arma et quitter sa belle, conspué et détesté de tous.

Parce qu’il la savait partie pour Primeli depuis environ une semaine, Luke ne cessait de s’inquiéter du sort de Gabrielle. Les cheveux trempés de sueur, il coupait sans relâche des bûches pour la cheminée. Malgré le temps printanier, l’air à l’intérieur de la maisonnette en brique n’était pas chaud et agréable sans effort. Le torse nu, la hache à la main et les cheveux ramenés en arrière dans une queue de cheval grossière, il coupait sans répit depuis l’aube afin de s’occuper l’esprit.

Que pouvait-il arriver à deux puissantes princesses dans le premier royaume du Deyrna ? Rien de plus que de tomber sur des courtisans plus riches et honorables les uns que les autres. Mais tous les hommes riches étaient-ils honorables pour autant ? Sans doute pas. Le roi lui-même ne l’avait jamais payé pour avoir retourné sa fille saine et sauve. Non pas qu’il s’en plaignît. Après tout, il avait obtenu de Gabrielle une récompense inestimable, la plus précieuse de toutes : son affection.

— Luke ! l’appela son grand-père depuis le seuil de la porte.

Ce dernier s’arrêta net et se retourna. Perdu dans ses pensées, il ne l’avait pas entendu s’époumoner à l’appeler. Il enfonça sa hache dans une bûche et ramassa les morceaux déjà coupés au sol. Les bras chargés, il suivit Lucien dans leur maison. Le vieil homme attendit qu’il s’accroupît au pied de la cheminée et qu’il commençât à ranger les bûchettes avant de lui parler.

— J’ai trouvé là une lettre qui te donne deux mois de repos pour « services rendus au royaume », dit-il en brandissant le parchemin.

Luke ne répondit rien. C’était le nouveau garde-royal-en-chef en personne qui la lui avait remise, quelques jours plus tôt. Avant que Gabrielle ne le tînt au courant de ses intentions, il avait décidé de n’en rien faire. Désormais, il ne savait plus quoi en faire.

— Tu devrais t’en servir pour la retrouver.

Il se retourna et regarda son grand-père sans comprendre.

— Ici, avec son roi de père et ce qui s’est passé avec le dernier garde-royal-en-chef, tu ne pourras jamais rien espérer, mais là-bas…

Le jeune homme se releva.

Il racontait chacune de ses aventures à son grand-père qu’il prenait à juste titre pour un homme de sagesse. Ainsi, ce dernier n’ignorait rien de ce qui se déroulait au château.

— Que veux-tu dire, grand-père ? demanda Luke en craignant la réponse.

— Tu sais très bien ce que je veux dire, fiston ! Ne t’occupe pas de moi, tu en as assez fait. Tu es jeune et capable et je peux survivre ici deux mois sans toi. Allez !

Lucien agita la main comme s’il s’attendait à ce que Luke sortît immédiatement de la maison pour rejoindre Gabrielle. Luke n’en fit rien, cependant. Il resta là à le regarder, comme paralysé.

— Je… non, finit-il par dire. Ici ou là-bas, ça ne changerait rien. Elle restera princesse et moi…

— Un homme digne et noble de cœur qui a porté secours à une enfant alors que tous ses gardes réunis n’ont rien pu faire pour empêcher son enlèvement du château !

— Que lui dirais-je ?

— Que tu l’aimes ! N’est-ce pas une raison suffisante ? N’a-t-elle pas moqué et bravé sa garde pour te prévenir de son départ ?

— Elle m’a demandé de ne pas venir.

— Je croyais que tu m’avais dit qu’elle ne voulait qu’aucun garde ne l’accompagne. Tu ne l’accompagnes pas si tu la retrouves là-bas.

Luke ne répondit rien. Il semblait réfléchir. S’il laissait son cœur parler, il irait effectivement rejoindre Gabrielle dans le Nord, mais la raison lui dirait que l’on ne disait pas de Primeli qu’il était le plus grand royaume du Deyrna à injuste titre. Comment la retrouver dans un pays qu’il ne connaissait guère ? Et puis il y avait son grand-père. Il ne pouvait se résoudre à le laisser tout seul à son âge.

Ce dernier s’approcha et lui enfonça la lettre dans la main.

— Il y a un convoi de céréales qui part pour le Nord depuis la sortie de la région tous les jours à la mi-journée. En te dépêchant un peu, tu pourras payer ton passage sur celui d’aujourd’hui. Remets ta bonne fortune entre les mains de notre Kaya et va, mon enfant.

« Quel genre de sot reçoit les conseils d’un sage et les ignore ? »

C’était en tout cas ce que Luke s’était demandé et ce fut ainsi que deux heures plus tard, l’épée à la ceinture, l’arc et les flèches dans le dos et la peur au ventre, il montait à bord du chariot de blé ­qui l’emmènerait à Primeli.

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