Chapitre 2 - Partie 3

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Les coups frappés à la porte de sa suite ne suffirent pas à le réveiller. Eudhmor s’autorisa ainsi à entrer dans la chambre. Sa longue veste bleu foncé sur le dos, son pantalon souple recouvert par de hautes bottes noires en cuir à la taille et sa canne en bronze à la main, il avança avec assurance jusqu’au grand lit à baldaquin au fond de la pièce. L’immense tapis ambré en velours absorba le bruit de ses pas, maintenant Vicktor dans un profond sommeil. Parvenu à la tête du lit, Eudhmor lui tapota le visage de sa canne jusqu’à ce qu’il s’éveillât enfin. Vicktor ouvrit les yeux, les sourcils froncés.

— Bonjour, cousin, le salua son interlocuteur d’une voix mielleuse.

— Je me demandais qui pouvait bien avoir l’audace de me déranger de la sorte !

Il se redressa sur ses oreillers et se passa une main dans les cheveux.

Le teint pâle et la chevelure d’un noir de jais, il avait hérité des traits de la Famille Royale du Nord, à l’inverse de son cousin qui ramena en arrière une mèche de ses cheveux blond vénitien.

— Comment se fait-il que le prince de Primeor ne soit toujours pas levé par cette heure ? demanda Eudhmor d’un ton théâtral en prenant place dans l’un des fauteuils en velours bleu de la chambre.

Vicktor se contenta de hausser les épaules, l’air ennuyé.

— Toutes les conversations ne portent plus qu’autour de la chute d’Oneira. Voilà un sujet dont je me suis déjà lassé.

— Vraiment ? N’est-ce pourtant pas l’allié principal de Primeli ?

— Et alors ?

Eudhmor haussa les épaules à son tour.

— Rien. J’aurais simplement pensé qu’un grand stratège comme toi saurait y trouver un intérêt pour son propre royaume.

Vicktor resta silencieux. Il peinait à entrevoir comment ce qui se déroulait à des milliers de lieues de son royaume pourrait présenter un quelconque intérêt à ses yeux. Il préféra changer de sujet.

— Est-ce pour cela que je me suis fait réveiller en pleine matinée par un duc ?

Ignorant la mesquinerie, Eudhmor croisa les jambes d’un geste ampoulé en répondant :

— Figurez-vous que non, votre altesse. Un bal a lieu dans quelques semaines. Au Château Royal de Primeli.

Vicktor eut un rire moqueur.

— En quel honneur ? Le futur roi de Primeor ne se déplace guère sans un motif digne de lui ! fit-il dans une surenchère de grandiloquence.

Eudhmor le gratifia de son fameux sourire tordu.

— Le traditionnel bal de début d’été, voyons. Une saison dont nous n’avons pas le plaisir de jouir, par ici. Il s’agira d’un bal masqué qui présentera notre cousine Milenna aux jeunes damoiseaux de la haute aristocratie. Et puis, cela fait si longtemps que nous n’avons pas vu notre chère famille.

Vicktor agita une cloche en or posée sur sa table de chevet et presque aussitôt, une poignée de servantes pénétra dans la chambre. Eudhmor les observa changer les draps du lit. Le pot de chambre. Ouvrir les grandes fenêtres sur le mur de gauche. Faire enfiler à son cousin un peignoir en velours de la même couleur que ses fauteuils. Lui brosser les cheveux. Lui apporter son petit déjeuner sur un plateau en argent qu’elles posèrent sur la table en marbre près du fauteuil sur lequel il était lui-même assis. S’incliner respectueusement devant eux avant de sortir de la pièce en refermant délicatement la porte derrière elles.

— Comment survivrais-tu sans tes humbles servantes ?

Son cousin lui leva le verre de jus d’orange qu’il venait de se servir et en but bruyamment une gorgée.

— Alors, quelles nouvelles de Primeli ? demanda-t-il la bouche pleine.

L’autre le regarda manger du coin de l’œil avant de lui répondre.

— Notre cher oncle refuse éperdument de nommer Mars son successeur, pour le plus grand bien du Deyrna. Malheureusement pour lui, Son Altesse Mark refuse toujours d’entendre raison. Il se murmure qu’il préfère combattre tel un vulgaire soldat plutôt que régner. Et comme tu t’en doutes, il n’y a rien de fort intéressant à raconter sur leurs femmes.

— Mon cher Eudhmor, je me demande parfois d’où tu tiens tes informations si précises !

Pour toute réponse, l’intéressé se contenta de sourire.

— J’entends aussi que sa majesté Patros n’a nullement l’intention de se rendre au bal. Il serait donc bienvenu de la part de son fils d’y aller en son nom.

Vicktor eut un autre sourire moqueur. Il se beurra une nouvelle biscotte et s’exclama :

— La défaite est une couleur qui ne lui sied guère.

— L’on peut aisément se mettre à sa place et pourtant… La Guerre du Nord a eu lieu il y a plus d’une décennie, il serait peut-être temps d’enterrer la hache de guerre.

Un rire froid et désabusé résonna dans la chambre.

— Patros le Cruel, enterrer la hache de guerre ? Mars deviendra Roi de Primeli avant que cela n’arrive ! Un roi humilié par son propre frère sur le champ de bataille et repoussé sur le territoire second sur lequel il aura l’infortune de régner jusqu’à sa mort, voilà ce qu’il se dit de lui dans son dos. Jamais il ne pardonnera à Patrem d’avoir gagné la guerre et de régner sur le premier royaume du Deyrna.

Une lourde pause suivit.

— L’on n’aura jamais vu quiconque accéder au pouvoir en s’en éloignant, pourtant, répliqua Eudhmor, semblant se ressaisir, mais plutôt en profitant de son rayonnement jusqu’au moment opportun où l’on pourra le renverser à son propre profit.

Vicktor lui lança un regard perçant avant de rétorquer « Il est impossible de renverser Primeli » d’un ton soudain grave.

— Eh bien dans ce cas, il faudrait songer à l’affaiblir suffisamment pour subtiliser sa tête, contre-argua Eudhmor d’un air distant.

Puis il se leva et rajusta sa veste sur sa poitrine.

— Je m’en vais pour Primeli dans une semaine. J’espère te trouver dans ma diligence, cousin. Bon appétit.

Il sortit de la pièce, laissant Vicktor à ses pensées.

Le protocole ne requérant sa présence nulle part en cette après-midi-là, le prince Marsus avait décidé d’aller étudier à la bibliothèque. Située au rez-de-chaussée du Château, c’était une immense salle rectangulaire sur les murs de laquelle s’alignaient des centaines de livres, sinon des milliers. Une grande peinture mettant en scène les plus illustres auteurs et figures historiques du Deyrna recouvrait son plafond voûté. Ses couleurs vives contrastaient magnifiquement avec le reste du lieu sombre aux murs en lambris et au sol en parquet. Au centre, un espace circulaire avait été aménagé avec tables, chaises, fauteuils et chandeliers pour y lire et travailler confortablement. Deux grandes échelles amovibles en or massif permettaient d’accéder aux ouvrages en hauteur. Les plus anciens. Ils se composaient généralement de livres sur la magie et l’histoire du septième royaume, dont certains avaient même été offerts par ses habitants eux-mêmes aux ancêtres des Primeli.

Installé à l’une des tables, Marsus révisait pour son propre loisir les principes de succession des différents royaumes du Deyrna, leurs climats et les noms de leurs dieux, tous regroupés dans un même ouvrage. Sa petite sœur Milenna l’aidait habituellement à étudier, mais ses obligations royales la retenant ailleurs ce jour-là, Marsus s’était assis seul à la bibliothèque, deux gardes postés non loin pour uniques compagnons.

« Le Royaume Glacé est le douzième royaume du Deyrna. Son dieu est Crysos. Il est actuellement gouverné par la reine Krystal, une anthros. Elle n’a aucune descendance connue. Femelles et mâles peuvent prétendre à la couronne. Son climat se compose d’un hiver perpétuel où glace, neige et froid sans comparaison cohabitent », se murmura Marsus à lui-même, les yeux fermés et la main posée sur la couverture de l’Encyclopédie Contemporaine du Deyrna, qu’il récitait de tête. « C’est l’unique royaume du Grand Nord.

Les Terres Sauvages sont considérées comme le neuvième royaume du Deyrna. Leur dieu est Zenis. Aucun principe ne régit son organisation hiérarchique. C’est le plus vaste territoire du Deyrna. Il abrite les créatures sauvages — animaux aux propriétés particulières — et les légendes racontent que certaines espèces ne sont toujours pas connues des humains. À cause de son désert, ses marécages, ses vents extrêmes, ses eaux glaciales, ses volcans et ses séismes fréquents, c’est un terrain peu peuplé par les humains. C’est le royaume qui partage le plus de frontières avec les autres. Bien qu’il figure plutôt au centre de la carte du Deyrna, il est considéré comme l’un des trois royaumes de l’Est.

Vesta est le sixième royaume du Deyrna. Sa déesse est Deam. Il est actuellement gouverné par le ministre Lucas, un humain, élu pour six années. Situé entre Primeli et les Terres Sauvages, il est le seul royaume entièrement spatial du Deyrna et s’étend en hauteur, plutôt qu’en largeur. Sa technologie futuriste peut être utilisée sur Terra et une partie de Primeli avec qui il partage un pôle spatial. Son climat ne connaît pas d’hiver. C’est l’un des trois royaumes de l’Est.

Ellyos est le quatrième royaume du Deyrna. Sa déesse est Bellis. Il est actuellement gouverné par le roi Fresco et la reine Francesca Solphos, des humains. Leurs héritières sont les triplées Aurora, Bianca et Carolina. Femmes et hommes peuvent prétendre à la couronne. »

Marsus marqua une pause dans sa récitation. Il rouvrit l’encyclopédie et chercha fébrilement la page mentionnant Ellyos. « Son climat est composé d’un été perpétuel… l’un des trois royaumes du Sud… »

Il laissa son esprit vagabonder et se mit à penser au royaume.

Il se rappela qu’on les y avait emmenés, son frère, ses sœurs et lui lorsqu’il avait quatre ans, tandis que la Guerre du Nord faisait rage entre Primeli et Primeor et qu’il fallait protéger la descendance. Accueillis par le roi et la reine Solphos dans l’enceinte même du palais, les enfants Primeli avaient naturellement créé des liens d’amitié avec les leurs. Marsus se souvint que durant l’un de leurs jeux, la princesse Aurora et lui avaient échangé des vœux de mariage et s’étaient promis de se retrouver. Le temps et la vie les en avaient empêchés. Une fois la guerre remportée, ses obligations à lui l’avaient retenu à Primeli où il était destiné à épouser une fille de vicomte ou de baron, tandis que ses obligations à elle la demandaient dans le Sud. Son idée de lui écrire des lettres d’amour avait été rejetée par le Roi. Ainsi furent éteints ses rêves d’une relation épistolaire qui les aurait tenus en haleine en attendant des retrouvailles à l’âge adulte.

Marsus referma son encyclopédie et continua à remonter mentalement la liste des royaumes. « Acriona est le troisième royaume du Deyrna » dit-il, les yeux fermés, « sa déesse est Kaya. Il est actuellement gouverné par le roi Zanel et la reine Vinciane… »

— Plus depuis quelques années, j’en ai bien peur, s’exclama une voix forte.

Marsus rouvrit les yeux. Son regard se posa sur l’homme chauve et corpulent qui se dirigeait vers lui.

L’effet était d’autant plus accentué par les épais vêtements de qualité qu’il revêtait en toute occasion, comme de crainte que l’on oubliât un jour à quel point il était riche. Facilement un vicomte grâce à sa fortune, il avait préféré garder son or et l’investir dans bien plus rentable que des institutions. Une main posée sur son ventre proéminent et l’autre bras en l’air pour parfaire sa tenue complétée par un long tissu de soie turquoise passé par-dessus le coude et autour des épaules, il approcha la table du prince, un air mystérieux au visage. Il prit place sur la chaise en bois d’ébène en face de Marsus, qui le regardait d’un air interrogateur.

— La reine Vinciane est morte il y a de cela trois ou quatre ans, hélas. Sans doute, les érudits devraient-ils songer à mettre leurs encyclopédies à jour.

— Seigneur Dives, le salua Marsus, un sourire poli aux lèvres.

— Votre altesse, répondit ce dernier, un sourire malicieux aux siennes tandis qu’il inclinait la tête. Toujours à étudier, à apprendre, à parfaire, à suivre les règles et pourtant…

— Et pourtant ?

— J’ai bien peur que cela ne suffise pas.

Dives se pencha par-dessus la table et déclara dans un murmure :

— Si j’en crois les rumeurs, Son Altesse le Prince Markus, refuse toujours de prêter serment…

Marsus garda un visage impassible. Cette information présentait à ses yeux autant de pertinence que l’annonce qu’il faisait beau à Oneira.

— Bien sûr, reprit le seigneur Dives, cela n’empêchera pas le Roi d’insister à vouloir faire de lui son successeur jusqu’à ce qu’il finisse par accepter.

Le prince ne répondit rien et préféra attendre que Dives rendît claire la raison de sa visite. L’autre lui lança un regard pénétrant avant de reprendre.

— Il est fort dommage qu’il néglige à ce point les différentes options dont il dispose pourtant…

— Où voulez-vous en venir, seigneur Dives ? interrompit Marsus d’un ton qui se voulait léger.

L’autre baissa encore la voix et jeta inutilement un coup d’œil de chaque côté afin de s’assurer que personne d’autre ne pouvait l’entendre.

— Je sers mon royaume et je l’aime de tout mon cœur, votre altesse. Ainsi, je me rends bien compte que le Roi a tort de vouloir faire de votre frère son successeur.

— Mark est le fils aîné. C’est ainsi que la Constitution le stipule.

— Je ne crois pas que quiconque à Primeli voudrait pour Roi un homme qui ignore tout de l’art de la politique, de la façon de gouverner, de la diplomatie, des protocoles, du Deyrna et dont les mœurs sont…, disons, aussi légères que les siennes. Pas même vous, prince Marsus.

Le principal intéressé ne répondit pas, mais n’osa pas non plus regarder son interlocuteur dans les yeux.

— Là où en revanche, je partage sa vision des choses, c’est sur ce point qui a son importance : vous devriez être le futur Roi de Primeli.

Le seigneur Dives continua à contempler Marsus d’un air pénétrant tandis que ce dernier refusait toujours de croiser son regard. Il tripotait les pages de son encyclopédie d’un air absent, écoutant ses arguments presque malgré lui.

— Certes, la Constitution stipule que le fils aîné du Roi sera Roi après lui, mais… Est-il plus important de respecter la loi aveuglément ou bien d’avoir un Roi apte à la tête du royaume ?

— Mark n’est pas inapte à gouverner, marmonna Marsus d’un ton peu convaincant.

— Votre loyauté vous honore, votre altesse, cependant vous-même ne croyez pas à vos propres mots. Le Prince Markus sait manier l’épée et le bouclier, certes. Mais il n’a jamais été réputé pour son éloquence, son esprit ou même sa vertu. Demandez-lui de citer le nom des douze dieux, il en sera incapable. Demandez-lui de décrire Terra, il en sera incapable. Demandez-lui de nommer les membres du Conseil Royal, il en sera incapable ! Or, je sais de vous que vous avez votre mot à dire sur la gestion de l’économie du royaume, que vous connaissez les revendications des différentes régions de Primeli, que vous êtes conscient de l’état de nos structures dans le second pôle, que ce dernier vous préoccupe et que l’on ne vous verra jamais froisser un important seigneur d’Oneira, par exemple, entraînant un incident diplomatique avec un royaume allié, à cause de votre ignorance. Ou bien me trompé-je ? Peut-être, le Roi aurait-il dû vous proposer à vous une place au sein du Conseil ? Il serait peut-être temps de songer à cesser de défendre la cause de votre frère et de commencer à plaider la vôtre auprès de Sa Majesté, votre altesse.

Laissant Marsus à ses révisions, le seigneur Dives se leva, s’inclina et sortit de la bibliothèque en silence.

Bien entendu, Marsus savait que son frère refusait pertinemment le Trône. À ce sujet, Dives ne lui apprenait rien. Ce qui était nouveau, en revanche, fut qu’il s’adressât directement à lui pour soumettre son point de vue, loin d’être grandement partagé au Château.

Il était vrai que depuis toujours, Marsus savait que Mark était destiné à être Roi et que lui-même ne servirait qu’en cas de décès prématuré. Il ne lui en avait jamais tenu rigueur pour autant. Après tout, Mark n’y était pour rien, il avait simplement eu le malheur d’être né le premier. Au contraire, Marsus l’avait toujours admiré, tout comme le reste du Deyrna. Mark si doué pour le combat. Mark si adulé par les damoiselles de la Cour. Mark si fort et si viril. Mark si homme, quand lui-même était considéré comme plus femme que les dames. Il était loin d’ignorer les rires et les chuchotements dans son dos. Il était bien conscient de ce que l’aristocratie disait de lui. Au fond, Marsus se disait qu’ils avaient sûrement raison. Il n’était jamais parvenu à garder une épée dans les mains bien longtemps, au grand désespoir de son père. Pouvait-il vraiment prétendre à lui succéder s’il était déjà si peu respecté par ses sujets en tant que prince ? Mark, quant à lui… Des tournois étaient organisés dans le seul but de s’extasier devant la vitesse à laquelle il réussissait à désarmer ses adversaires !

Marsus trouva curieux que le seigneur Dives vînt s’entretenir avec lui quand on savait à quel point les nobles appréciaient commérer sur sa piètre pertinence au sein de la Famille Royale.

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