Chapitre 3 - Partie 3

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Son épée à la main, il tenait fermement ses longs cheveux blonds de l’autre. Il tendit le bras gauche le plus loin possible et d’un coup sec, abattit la main droite. Elle ne put retenir les larmes qui lui coulèrent le long des joues. Elle baissa la tête et regarda en arrière les vestiges de sa magnifique chevelure dorée gésir sur le sol. Il rengaina son arme, l’air impassible. Elle refusa de croiser son regard et s’approcha de la glace craquelée accrochée au mur au-dessus du lavabo crasseux. Posséder de longs et soyeux cheveux était signe de beauté à Oneira ; voilà désormais qu’ils lui atteignaient à peine les épaules. Non brossés depuis des semaines, ils s’étaient ternis.

— Il fallait que je le fasse, vous étiez trop reconnaissable.

Elle se tourna vers Miles, le fixant avec de grands yeux tristes.

— Vous l’êtes toujours.

La tête baissée, elle se saisit les bras.

En arrivant dans le sud d’Anthrasmas, il lui avait acheté une nouvelle robe au marché grâce à l’or contenu dans sa besace, mais elle avait catégoriquement refusé de la porter. Son chiton orange actuel était la dernière chose qu’elle avait emportée de son royaume et elle y tenait.

— Il y a un petit village non loin devant lequel nous sommes passés sans nous arrêter, reprit-il à voix basse. Je vais tâcher d’y trouver de la teinture noire.

Il s’enveloppa de la cape sombre qu’il avait empruntée dans la taverne, au rez-de chaussée, et sortit de la chambre. Stella profita de sa solitude soudaine pour s’asseoir sur le lit et s’effondra, la tête dans les bras.

Comment en était-elle arrivée là ? À peine quelques semaines plus tôt, elle résidait au château d’Oneira, entourée et assistée par des dizaines de domestiques. À présent, elle se terrait dans la chambre miteuse d’une auberge douteuse à fuir elle ne savait qui. N’ayant jamais posé la question, elle ignorait quelle était leur destination. Elle savait simplement qu’ils fuyaient son royaume.

Ils avaient voyagé à bord du petit canot pendant deux semaines entières durant lesquelles elle n’avait quasiment rien mangé. Ce fut la première fois de sa vie que la princesse d’Oneira ne s’était pas nourrie à sa faim. Ils avaient amarré la côte sud-est d’Anthrasmas où Miles avait acheté des vivres qu’elle avait consommés en majorité. Comme il ne fallait pas qu’on la reconnût, c’était à pied qu’ils avaient parcouru bien des lieues en longeant la côte. Il avait grimpé aux branches des rares arbres croisés et en avait cueilli les fruits. Elle avait peu parlé, alors il ne lui avait adressé la parole que lorsque nécessaire, comme quand il avait fallu se cacher des habitants. Mais les anthroï ne leur avaient guère prêté attention ; insouciants ou tout simplement indifférents à la situation d’Oneira.

Ils avaient surtout dormi à la belle étoile, à l’abri des regards, où chaque nuit, elle avait pleuré. Elle avait essayé d’être la plus silencieuse possible, mais Miles l’avait systématiquement entendue, sans jamais rien dire par respect.

Enfin, ils avaient atteint le sud-ouest d’Anthrasmas où le temps était fort singulier. Le sol était boueux, l’air, glacial par rapport à ce dont elle avait l’habitude, et il pleuvait. Il pleuvait. Miles avait expliqué qu’ils se trouvaient dans la région surnommée les « Quatre Coins » : l’air chaud du désert à l’est rencontrait les vents extrêmes du nord qui se percutaient tous deux au climat humide du littoral sud, créant un cercle où le temps était digne d’un automne à Primeor.

La veille, la nuit était tombée bien vite et il n’avait pas été question de dormir dehors. Heureusement, Miles avait réussi à leur dénicher une chambre dans une taverne misérable. Stella avait tout de même très mal dormi : le lit grinçait inlassablement et les ressorts lui piquaient le dos. Miles avait pris place sur le parquet couinant et poussiéreux, emmitouflé dans sa cape, et lui avait laissé les draps, cependant tous usés jusqu’à la corde. Elle avait eu très froid. Elle n’avait jamais eu froid de sa vie, auparavant.

Stella avait faim. Elle avait souvent faim et ne s’alimentait plus convenablement depuis bien trop longtemps. Elle décida de se lever pour voir au rez-de-chaussée s’il était possible de se faire offrir un bol de soupe. Elle descendit les escaliers qui grinçaient comme le reste de l’établissement et se retrouva dans le couloir sombre menant à la salle du souper. Elle voulut y accéder, mais entendit prononcer son nom par des clients à la table la plus proche et s’arrêta net dans son mouvement. L’oreille collée contre le mur froid, elle écouta attentivement.

— … princesse Stella est r’cherchée partout dans l’Sud, disait une voix masculine, quelque peu aigue. Ouep, tous les gardes d’son royaume s’sont retournés cont’ le roi et la reine et les ont massacrés sans états d’âme !

— Toujours à raconter n’import’quoi pour faire son intéressant, c’lui-là ! dit un autre avec un accent étrange.

L’on aurait dit qu’il lui manquait des dents.

— J’te dis qu’c’est vrai ! s’énerva le premier en même temps qu’un bruit sourd se fit entendre.

Il avait sûrement tapé du poing sur la table, se dit Stella.

— C’était pendant leur festival d’eau. Les gardes sont arrivés et ont tué tout l’monde sur la place du village où y’s étaient tous réunis.

— Comme si qu’ça pouvait arriver sans qu’personne fasse rien ? répliqua celui à l’accent étrange.

— Sûr que si ! rétorqua le premier. Même qu’y z’ont formé une révolte.

— Et alors ? demanda une troisième voix, beaucoup plus grave que les deux autres.

C’était apparemment à l’homme à qui elle appartenait que l’on racontait l’histoire.

—Alors ? Y s’sont battus comme y pouvaient, mais ça a pas suffi. Morts !

Un lourd silence suivit. Le deuxième sembla cependant soudain remarquer une incohérence dans le récit et demanda, après un instant :

— S’y sont tous morts, comme tu dis, comment qu’ça s’fait qu’t’es au courant d’tout ça ?

— Y’a qu’j’ai entendu les conversations des que’ques survivants du carnage qui sont passés par ici ! Y’s avaient l’air choqué comme j’avais jamais vu.

Nouveau silence.

— Et… et pour celle qui est recherchée ? La princesse ? demanda le troisième.

— Le nouveau roi a lancé les gardes à sa poursuite, comme j’ai dit. On dit qu’il a promis une belle récompense pour sa capture !

— Pour sûr que si tu dis vrai, j’m’en vais la chercher moi-même dans tout l’Sud et la ramener en échange d’l’or ! s’exclama l’édenté avec un rire gras.

Les deux autres se joignirent à lui et firent indubitablement trinquer leurs chopes.

Stella se figea sur place, les yeux écarquillés. Ses jambes manquèrent de céder sous son poids ; sa poitrine se comprima au point de lui couper le souffle. Ses parents étaient morts ? Elle était recherchée dans tout le Sud ? Une belle récompense était promise en échange de sa capture ?

La tête se mit à lui tourner. Elle ne pouvait rester là une seconde de plus. Elle traversa le couloir au pas de course sans s’arrêter dans la salle à souper et sortit par la porte de derrière.

Il s’était remis à pleuvoir. La nuit était noire. Elle fit quelques pas et trébucha dans une flaque d’eau boueuse. Le froid lui glaça rapidement les os. Où aller ? Elle ne distinguait presque rien, alors dût procéder à l’aveuglette. Après quelques mètres seulement, elle se fit héler par un homme tapi dans l’ombre. Elle l’ignora et continua à avancer sous la pluie glaciale.

— Ma chérie, où qu’tu t’en vas, comme ça ? lui lança-t-il d’une voix nasillarde.

Elle ignora. La ruelle dans laquelle s’engageait le chemin qu’elle avait emprunté lui parut bien trop sinistre. Elle fit demi-tour et se retrouva au niveau de l’entrée de l’auberge. Là, on lui saisit le bras et l’empêcha d’aller plus loin. Elle ne pouvait tout à fait distinguer le visage à cause de l’obscurité et de la pluie, mais cela n’avait pas d’importance ; elle l’aurait reconnu entre mille. Ces cheveux sombres mi-longs et ces yeux foncés ne pouvaient appartenir qu’à une seule personne.

— Que faites-vous ? Vous étiez censée rester à l’intérieur, cria Miles pour se faire entendre par-dessus le vacarme de la pluie qui s’abattait contre les différentes parois de l’auberge.

D’un mouvement de tête, il rejeta en arrière les mèches trempées qui lui collaient au visage. Stella se dégagea brutalement de son emprise.

— Et vous ? Que faites-vous, hein ? Vous voulez l’or, c’est ça ? Vous voulez me donner, n’est-ce pas ? Vous voulez la récompense, avouez-le !

— De quoi parlez-v… ?

La fin de la phrase de Miles fut noyée par le coup violent qu’il reçut sur le côté du visage. Il tomba sur le sol mouillé.

L’anthros qui avait hélé Stella les avait rattrapés. Elle tenta de fuir, mais glissa sur le sol humide et chut. Il la releva en la tirant par les cheveux. Elle poussa un cri de douleur qu’il ignora tandis qu’il la ramenait vers un mur contre lequel il la plaqua sans cérémonie. Elle se débattit vainement cependant qu’il déchirait sa robe et tentait de forcer le passage dans ses sous-vêtements. Il lui lança un sourire affamé puis lui beugla au visage des mots qu’elle ne comprit pas à cause de ses propres cris, à peine audibles sous la pluie battante. L’anthros déchira sa robe de plus belle, révélant sa poitrine nue qu’il s’autorisa à lécher. Les coups qu’elle lui assénait ne semblaient pas le déranger, et la pression qu’il exerçait sur son corps était trop forte pour qu’elle se dégageât de son étreinte. Il releva la tête de sa poitrine et lui sourit derechef, avant de prononcer des mots dont elle ne saisit pas la moindre bribe.

— Hé ! apostropha une voix sur sa droite.

L’anthros tourna la tête et s’exclama « Elle est à m… ! » mais n’eut jamais le temps de finir sa phrase, car Miles lui enfonça son épée en pleine trachée.

Sans comprendre ce qui lui arrivait, l’anthros se détourna de Stella en portant les mains à son cou d’où giclait du sang noirâtre. Ses yeux se révulsèrent, il poussa des gargouillements à donner la nausée, et lorsque la lame — que Miles prit le soin de faire tourner de gauche à droite pour augmenter la douleur — fut retirée, s’effondra en arrière dans la boue.

Le chevalier poussa un cri de rage en faisant sursauter Stella qui s’effondra dans ses mains. Il rengaina son épée avec hâte et s’approcha d’elle. Elle recula précipitamment et manqua de trébucher sur le cadavre étendu à ses pieds, mais il la rattrapa à temps. Elle tenta de s’échapper, mais il la saisit fermement par les épaules, comme il l’avait fait à Oneira.

— Calmez-vous, calmez-vous !

Elle agitait fermement la tête de gauche à droite, refusant pertinemment de l’écouter.

— Calmez-vous, calmez-vous, répéta-t-il d’une voix plus pressante. Regardez-moi, votre altesse. Regardez-moi !

Elle l’écouta malgré elle, les yeux bouffis par les larmes.

— Je ne vous ferai jamais aucun mal, je vous le jure. Vous devez me faire confiance.

Stella hocha vigoureusement la tête en signe de dénégation.

— Non ! Pourquoi devrais-je vous faire confiance ? Vous l’avez tué ! Vous venez de tuer quelqu’un sous mes yeux. Encore !

Elle paraissait en proie à une véritable crise d’hystérie.

— J’étais obligé, il vous avait reconnue. C’est ce qu’il vous disait mais vous n’écoutiez pas. Je ne pouvais risquer qu’il prévienne qui que ce soit et mette les gardes d’Oneira sur votre piste.

— Oneira est tombée, sanglota-t-elle. Tous ces pauvres gens sont morts. Mes gardes m’ont trahie. Pourquoi devrais-je vous faire confiance ?

Sa voix s’étrangla et sa gorge usée commençait à lui faire mal. Elle le regardait dans les yeux autant que faire se pouvait sous la pluie, et il la regardait en retour, incapable de lui fournir une réponse qu’il jugea lui-même satisfaisante.

— Je cherche simplement à vous protéger. Je l’ai juré à vos parents, finit-il par répondre, sa voix se brisant légèrement.

— Ils sont morts, Miles. Je les ai entendus le dire. Mes parents sont morts.

Elle s’écroula une énième fois et il la prit dans ses bras pour la calmer. Elle se laissa faire, trop bouleversée pour chercher à opposer la moindre résistance. Ils restèrent là un moment, sous la pluie nocturne, avant qu’elle acceptât docilement de rentrer à l’auberge.

Ils remontèrent dans leur chambre où elle enfila enfin la robe sombre qu’il avait achetée ; se débarrassant définitivement de son chiton orange d’Oneira, de toute façon déchiré. Elle lui laissa teindre ses cheveux, désormais courts, sans pleurer ni broncher, comprenant désormais que rien ne serait plus comme avant.

— Je ne veux plus jamais me sentir impuissante, dit-elle soudain après un long moment de silence. J’ai laissé mon royaume tomber sans rien faire. Mes parents sont morts et je n’ai même pas pu leur dire au revoir.

Il ne répondit rien, se contentant de regarder son reflet dans le miroir.

— J’ai été incapable de me défendre. Plus jamais. Je veux apprendre, Miles. Je veux que vous m’appreniez à me battre.

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