La Cité Perdue
La première chose que je vis lors de notre arrivée à Eldemir fut un squelette suspendu dans une cage, bringuebalant au-dessus de l’eau sombre. Je ne savais depuis combien de temps il était là. Mais dans tous les cas, sa présence n'était guère synonyme de bienvenue.
Alors que nous pénétrions dans la ville, une pancarte en bois pourri affichait la phrase suivante : "Ô toi qui es venu te perdre à l'autre bout du monde, voici venir la dernière étape avant ta mort. Ici s’éteint la lueur de la vie."
N’importe qui aurait pris peur face à de telles menaces, mais moi, je ne pouvais m’empêcher de sourire. Cet endroit était l’incarnation même de la dépravation de ce monde et étrangement, c’était terriblement excitant. Alors que je tournais la tête, je vis que Milo me regardait d’un air consterné. Cela me fit glousser.
- Toi, tu es vraiment irrécupérable, me sermonna-t-il. Comment un spectacle aussi désolant peut-il te plaire ?
- Justement parce qu’il est désolant, répondis-je du tac-au-tac. Tu ne trouveras pas d’endroit plus authentique que celui-ci. Tu sais que les gens sont fourbes et que tu ne peux faire confiance à personne, alors au moins tu ne risques pas d’être surpris et déçu à l’arrivée.
- Pff… Tu parles d’une idée. Tout ça pour retrouver ces tarés…
- Ces tarés, comme tu dis, sont notre unique chance de réussite. Je dois les retrouver à tout prix.
Les “tarés” qu’évoquait Milo étaient des mercenaires qui ne cessaient de se déplacer comme nous à travers le globe, à l’exception qu’eux n’avaient guère de morale et vivaient pour l’argent. Ils étaient des sortes de chasseurs de primes, poursuivant sans relâche les criminels en tous genres, du simple voleur au pédophile le plus dangereux. Dit comme cela, ils pouvaient paraître pour des héros, des justiciers du moins. Mais au fond, ils ne valaient guère mieux que ceux qu’ils traquaient. Certains d’entre eux étaient même d’anciens criminels de la pire espèce ayant commis les méfaits les plus sombres. Mais j’avais besoin d’eux. Je devais leur soutirer des informations d’une importance capitale qui me mènerait, je l’espère, vers cette créature qui me hantait toujours mes nuits.
Pendant que nous dérivions sur la mer entre les allées sombres et brumeuses d’Eldemir, j’entendais des murmures tout autour de nous. Les ruelles chuchotaient et ajoutaient à l’ambiance pesante qui régnait en ces lieux. Des lanternes éclairaient faiblement les pontons de bois tandis que des maisons biscornues et lugubres se dressaient en tous endroits, formant des ombres inquiétantes. Ici et là on entendait des cris, des chants et des bruits en tous genres qui venaient percer le silence glacial de la nuit, faisant oublier les clapotis des vagues.
Nous pouvions enfin apercevoir le port où se dressaient diverses épaves qui avaient péniblement tenu le coup jusqu’ici. Mais il y avait aussi de grands modèles de voiliers, de ceux de la garnison impériale, qui se reconnaissaient facilement aux trèfles rouges qui arboraient leurs mâts et étaient peints sur les coques de leurs navires.
Cela ne me disait rien qui vaille. J’eus automatiquement le réflexe de bien m’emmitoufler sous ma capuche pour passer incognito. Notre discrétion était notre meilleur atout et il fallait à tout prix que nous évitions de nous faire repérer, tant que nous le pouvions. Alors que nous amarrions, nous entendîmes des clameurs venant d’un bar adjacent. C’était là que nous étions censés retrouver nos fameux mercenaires. J’entrai seule.
Lorsque j’entrai, un silence de mort se fit. Tout le monde se retourna sur moi. Je décidai d’en faire abstraction. J’entendis quelques rires et quelques sifflets puis chacun retourna à ses occupations. Il s’agissait d’un saloon unique en son genre. Toutes les espèces ô possible venaient s’y perdre, certains pour espérer trouver un plan pour la nuit, d’autres pour se perdre dans l’alcool et la drogue, d’autres encore pour profiter du spectacle que leur offraient les filles qui dansaient grossièrement en se pavanant devant eux.
D’habitude, je n’aimais pas ce genre de spectacles et je préférais de manière générale être loin de la foule. Mais ce soir, je n’avais pas le choix, il fallait que je m’en accommode. Je jetai un regard à droite à gauche pour trouver le petit groupe de mercenaires que je cherchais. Je fus interrompue dans mes recherches par la voix de Milo qui grésillait dans mon oreille.
- Vince est juste à ta droite, vers la table de jeux. Il est à côté d’une de ces femmes en rouge. Je crois qu’elle essaie de le dépouiller et il ne se rend compte de rien.
- Et les deux autres, où sont… ?
Je n’eus pas le temps de terminer ma phrase que je sentis le canon froid d’une arme dans mon dos. Je m’étais fait avoir comme une bleue.
- Ne bouge pas ou tu ne feras plus partie de ce monde, me dit une voix que j’aurais reconnue entre mille.
C’était celle d’Ayva, une jeune mercenaire qui arborait une peau écaillée verdâtre. Elle était une bâtarde, issue d’un mélange entre un homme et une Ipsildienne, un peuple de reptiles qui peuplait autrefois les montagnes du Grand Ouest. Ses yeux perçants avaient la lueur d’une boule de feu qui ne cessait jamais de briller. Elle était d’une beauté fascinante, inexplicable. Cela la rendait d’autant plus dangereuse.
Elle se rapprocha, venant se coller à mon corps et je sentis sa langue venir me lécher l’oreille.
- Allons un peu nous amuser dehors, me susurra-t-elle, tandis que son autre main me caressait de plus en plus près.
Je mis ma main sur la sienne pour la bloquer mais je sentis le canon froid de l’arme aussitôt.
- Ne joue pas avec le feu, princesse, tu te brûlerais.
Je finis par exécuter ses ordres et la suivre en dehors. Elle était accompagnée de son acolyte de toujours, Aldor, une espèce de gorille qui arborait une crinière noire qui descendait jusqu’en bas de son dos où une queue similaire à celle d’un lion se prolongeait. C’était l’homme de main du groupe, la force brute et méchante. Il ne parlait jamais, se contentant de taper ou de tuer. Mais il était d’une loyauté sans faille.
Ayva apportait, elle, une véritable touche de folie. Si Aldor était fait de glace, elle était à l’opposé un véritable volcan qui ne demandait qu’à exploser. Impatiente et impulsive, elle ne faisait pas dans la finesse et aimait en découdre.
Ils étaient tous les deux accompagnés d’un homme que je ne connaissais pas et que je parvenais pas à identifier, car il se déguisait derrière un long manteau noir et un grand chapeau. Soudain, je fus pris de stupeur quand j’aperçus son visage éclairé par une lanterne. La moitié de son visage avait été brûlée et l’autre était recouverte de bandelettes.
- Je te présente Valdar, dit Ayva comme pour répondre à mes interrogations. Nous l’avons rencontré il y a peu près trois mois, près d’une station essence. Dieu sait ce qu’il faisait là, mais il est un formidable sniper et d’une efficacité chirurgicale.
Super. Les tarés étaient quatre, maintenant, pensais-je au fond de moi. Et il en manquait un, certainement le plus redoutable…
- Baby Girl, ça fait longtemps ! cria une voix qui m’était familière.
Nous nous retournâmes devant le dénommé Vince. Il savait depuis le début que j’étais là. Il avait tout prévu. Ça ne m'étonnait pas de lui et je m’y étais préparé.
Devant nous, se profilait la silhouette d’un homme de deux mètres de haut, au crâne chauve, un œil de verre et le visage balafré. Il n’avait pas changé d’un poil, hormis qu’il avait certainement un peu vieilli. Drapé d’un costume noir qui recouvrait son corps, il portait le même bandeau à la tête que lors de notre dernière rencontre.
Rien n’avait changé, hormis le temps.
- Alors, tu ne viens pas dire bonjour à ton vieux père ?
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