Survivants
Je ne pourrai jamais oublier la première fois que je les ai vus. Nous nous étions arrêtés dans une ville perdue au fin fond du désert, assoiffés et affamés par la longue route que nous avions accomplie toute la journée.
À cette époque, je ne devais pas avoir plus de 15 ans. Milo n'était encore qu'un enfant mais déjà, il regardait le monde avec des yeux grands ouverts, curieux de tout, intéressé par un rien. Rien n'avait changé depuis, hormis qu'il avait grandi et portait un regard différent de par les expériences que nous avions vécues. Nous avions grandi sans le savoir, les semaines passant, les années s'écoulant inlassablement.
Toujours est-il que nous devions passer la nuit dans cette ville et que nous cherchions désespérément un refuge pour la nuit. Mais soyons honnêtes, qui aurait accueilli une adolescente accompagnée de son petit-frère comme ça ? C'était l'impression que nous renvoyions et ce n'était pas pour nous aider. Tout le monde trouverait ça louche.
Nous avions fini par nous rendre dans un bar miteux où se côtoyaient des adultes buvant des litres et des litres d'eau de vie et de substances en tous genres qui me faisaient encore grimacer à l'époque. Il y avait aussi des filles faciles qui venaient se donner en spectacle à ces gentlemen pour toucher un peu d'argent, que ce soit en le gagnant honnêtement ou en le volant. Il n'y avait qu'une seule règle, interdiction de tuer. Pas dans le bar en tout cas. La seule raison valable étant qu'il fallait éviter d'attirer l'attention plus que d'habitude et de voir arriver les troupes impériales.
Je n'étais pas du genre à copiner, mais là nous n'avions pas le choix. Nous n'avions aucun endroit pour dormir, c'est la raison pour laquelle je m'étais approchée d'une bande de jeunes adultes fortement alcoolisés. Au début, c'était simple, il me suffisait de draguer, en espérant que nous pourrions trouver un toit pour la nuit car de toute façon, nous n'avions pas l'argent pour dormir dans un hôtel et nous serions chassés d'ici.
Au cours de la discussion, et à force de me rapprocher de plus en plus d'entre eux, repérant facilement qui serait le plus facile à embrigader, j'avais remarqué celui qui me paraissait être le plus facile à convaincre. Je l'avais chauffé de plus en plus jusqu'à le tripoter dans une arrière salle où nous nous étions réfugiés. Il n'était capable de rien, alors je faisais tout. Et dans un murmure d'éclaircies dans le sombre brouillard qui devait régner dans son esprit, il dit :
- Purée, j'avais déjà entendu parler de personnes comme toi mais je ne savais pas que vous existiez réellement... Tu as des yeux vairons, un bleu, et un jaune, comme c'est beau et étrange à la fois. Je n'ai jamais vu de plus belle fille que toi jusqu'à présent.
Sur ce, il avait commencé à m'embrasser et à me prendre contre lui. Je m'étais laissée faire. Je me laissais porter par cet instant de délice. Et j'en étais persuadée, ce garçon qui devait avoir la vingtaine n'avait rien de méchant. Au contraire même, il semblait très respectueux et ne me voulait pas de mal. Mais ses amis, eux, ne semblaient pas avoir été élevés de la même manière.
Ils avaient débarqué d'un seul coup dans la pièce, sans prévenir. Même le garçon n'avait pas l'air au courant. Au début, ils s'étaient contentés d'être lourds, se moquant de nous alors que nous étions dénudés. Je me rappelle la honte que j'avais ressentie à cet instant et la gêne pour leur ami. Puis, alors que je m'apprêtais à m'éloigner, l'un d'eux m'avait barré la route et s'était mis pile en face de moi.
- Où est-ce que tu vas comme ça au juste ?
Je me rappelle ses yeux glaçants, plus froids que ceux d'un cadavre. Il ne me regardait pas avec un appétit féroce, non, mais plutôt avec le regard d'un tueur en série, de ceux qu'on espère ne jamais croiser dans la vie. Tout à coup, tout était devenu silencieux et ses amis même semblaient étonnés de la réaction de leur ami psychopathe. Mais il était le chef, leur leader, ça se voyait et ils allaient le suivre.
Je l'avais alors regardé droit dans les yeux et sans me dégonfler, j'avais sorti :
- Je vais te donner un conseil, laisse moi passer ou tu risques de le regretter.
Ses amis s'étaient alors mis à rigoler mais lui ne démordait pas. Et sans m'en rendre compte, je me retrouvais pliée au sol après qu'il m'est assené un coup de poing dans le ventre. Je m’étais relevée avec peine, lui faisant face et crachant du sang. Puis, reprenant mes esprits, je m’étais ruée sur lui, le faisant vaciller. Il ne s’y attendait pas et était tombé à la renverse. Mais avant que j’aie le temps de me relever, une force m’avait tiré par les cheveux en arrière et je m’étais retrouvée à terre.
Après cela, ma vision s'était troublée et je me rappelle juste que ma vue avait fini par se brouiller alors que je sentais d'autres coups venir taper mon corps. Tout devenait flou mais bizarrement, je ne réagissais pas, comme si je me trouvais dans une dimension parallèle. J'avais l'impression de perdre connaissance sous l'effet de la douleur. Mais peut-être que tout cela n'était que le fruit de mon imagination.
Pourtant, partout autour de moi, j'entendais des cris. Je n'avais aucune idée de ce qui se passait et je ne voulais pas le savoir. Mais lorsque je revins enfin à moi, je fus stupéfaite. Alors que je m'attendais à voir du sang ou à être morte, il régnait un silence anormal dans la pièce. Et je ne me trouvais ni allongée sur le sol ni dans l'endroit que j'avais quitté, en tout cas de ce que je m'en rappelais. J'étais sur un grand lit dans une chambre spacieuse que je n'avais jamais vue de ma vie. Une chambre d'un hôtel luxueux, voire d'un palace.
Puis tout à coup, la porte s'ouvrit à la volée et Milo déboula dans la chambre en se ruant sur moi. Je n'eus pas le temps de pousser un cri de surprise qu'il se jeta dans mes bras et m'enlaça fort contre lui. Je n'étais pas habituée à recevoir ce genre d'affections, même venant de lui, malgré tout ce que nous avions traversé. Je ne pense pas qu'il s'agissait de pudeur mais seulement que nous nous comprenions et tenions l'un à l'autre sans avoir à le montrer. Mais cette fois, il n'avait pas agi comme d'habitude, ce qui m'inquiétait d'autant plus. Je le serrai contre moi, content de le retrouver, même si mille questions me venaient.
- Tu es saine et sauve, mon dieu que je suis content ! cria Milo de soulagement comme s'il attendait mon pronostic vital sur un lit d'hôpital.
- Oui... peinai-je à articuler, alors qu'un mal de crâne me saisissait depuis que je m'étais réveillée. Que s'est-il passé et où sommes-nous ?
- Ce qu'il s'est passé, c'est que ce garçon t'a sauvée la vie.
Je levai les yeux en direction de la voix qui venait de parler à la place de Milo. Face à moi, devant la porte de la chambre, se tenait un homme très grand, chauve, aux muscles saillants et à la barbe noire bien taillée. Il fumait une sorte de cigare qui sentait jusqu'à mon lit et qui me donna soudain l'envie de vomir. Il était vêtu d'un long trench marron qui descendait jusqu'à ses genoux et de grosses chaussures noires luisantes. Il portait un bandeau qu'il avait noué autour d'un de ses deux yeux, comme les pirates. Un personnage haut en couleurs que l'on ne pouvait pas oublier une fois qu'on l'avait vu.
Le mystérieux inconnu s'approcha de moi et vint se tenir à côté de mon lit, frottant au passage les cheveux en bataille de Milo.
- Sans ce gamin, tu serais morte, me confia l'homme.
- Je ne suis pas un gamin ! rouspéta Milo en fronçant les sourcils. Je m'appelle Milo et je suis déjà aussi grand que toi !
Au lieu de s'énerver, l'homme prit soudain Milo par la taille, le soulevant du sol à l'aide de ses bras. Tandis que Milo ne cachait pas son étonnement, l'homme, lui, se contentait de le regarder d'un air rieur, étrangement bienveillant.
- Maintenant, tu es un homme ! lança-t-il à Milo. Tu me rappelles mon fils.
L'homme sembla soudain épris d'une mélancolie et reposa Milo par terre. Il finit par s'accroupir devant lui, se mettant à son niveau.
- Tu as le temps pour grandir, ne sois pas impatient. Tu verras, tu seras grand plus vite que tu ne le crois, Milo. Maintenant, je vais te demander une faveur, tu crois que tu peux faire ça pour moi ? Il faut que je m'entretienne avec ta grande sœur.
- Ce n'est pas ma grande-sœur. On se connaît depuis qu'on est petits, elle m'a sauvé la vie quand j'étais encore un gamin. C'est ma meilleure amie.
L'homme semblait soudain avoir été pris de court. Il se contenta de hocher la tête et d'émettre un léger rictus. Alors je pris la relève.
- Milo, est-ce que tu pourrais nous laisser tous les deux, s'il-te-plaît ? Promis, je viendrai te voir après.
Milo sembla hésiter un court instant puis finit par céder, se rendant vers la porte. Soudain, j'aperçus une jeune fille qui devait être un peu plus âgée que Milo mais plus jeune que moi qui se cachait et nous observait en silence. Je fus surprise de constater qu'elle avait à la fois l'apparence d'un reptile et en même temps d'un être humain. Elle devait être un de ces enfants de sang mêlé, des bâtards rejetés parce qu'ils avaient été le fruit de l'amour de deux êtres biologiquement différents. J'en avais connu autrefois à Genesis, la différence étant qu'ils étaient acceptés là-bas car tous les peuples y vivaient en paix. Mais c'était désormais du passé...
- Ne fais pas attention à elle, me répondit l'homme, surprenant mes pensées. Elle s'appelle Ayva. C'est une jeune fille que j'ai sauvée d'un trafic d'esclaves il y a un peu plus d'un an. Maintenant, elle m'accompagne partout où je vais. Je suis sa seule famille et elle fait maintenant partie de la mienne. Elle est très curieuse mais très timide.
- Pourquoi vous croirais-je ? dis-je soudainement. Qu'est-ce qui me fait croire que vous êtes digne de confiance ? Vous ne m'avez même pas dit votre nom et où nous sommes.
L'homme se contenta d'éclater de rire pendant de longues secondes, alors que la dénommée Ayva me regardait d'un air perçant et froid.
- Eh bien, Milo m'a dit que tu avais du caractère mais je ne pensais pas à ce point ! Plus sérieusement, crois-tu vraiment que je ne serais pas digne de confiance si je t'avais emmenée ici ? Tu es dans un endroit sûr où tu ne crains rien. C'est dehors que rôde le danger et que tu es menacée. Si tu veux tout savoir, ma chère Elia, tu te trouves dans une école abandonnée avec plein d'enfants pas si différents de toi, comme Milo, comme Ayva. Je les protège et ils me rendent plus forts.
Tandis que je le regardais avec étonnement, l'homme ajouta :
- Mon vrai nom, il appartient au passé. Tout le monde m'appelle Vince désormais.
- Très bien, Vince, je vous remercie de m'avoir sauvé, vraiment et de nous avoir accueillis avec Milo...
- Tu ne sembles pas...
- De quoi ?
- Ravie d'être ici.
- Je suis une solitaire, c'est comme ça. Quoi que vous me disiez, quoi que vous fassiez, je vous serai redevable mais je ne resterai pas ici, Milo non plus.
- Tu es une solitaire et ça a failli te coûter la vie... Sans Milo, sans nous, tu n'aurais pas survécu. Et puis, qui te dit que Milo a envie de repartir ? Ça fait plusieurs jours que vous êtes ici et il a eu le temps de se faire des copains. Pourquoi lui enlever ça ?
Je crois qu'à cet instant et pour la première fois de ma vie, je ne sus quoi répondre. Vince se rapprocha alors de moi, saisissant une chaise au passage comme s'il se tenait à mon chevet. Il prit soudain un air grave qui me mit la chair de poule.
- Il y a trois jours, j'étais avec mes gars dans la ville. Nous écumions les bars, tantôt à la recherche d'argent, tantôt à la recherche d'une bonne compagnie. Puis, nous avons été alertés par des cris provenant d'un bar. Puis, nous avons trouvé un garçon en pleurs, qui était sorti dans la rue adjacente et qui nous a appelés au secours.
- Milo... murmurai-je à bout de souffle.
- Nous avons déboulé et c'est là que nous avons vu des cadavres partout, déformés, en bouillie. Et je pèse mes mots. C'était un spectacle abominable, une véritable boucherie. Il y avait du sang partout sur les murs et des traces de lutte. Je n'avais jamais rien vu d'aussi horrible de toute ma vie et pourtant je peux te dire que j'en ai vu des horreurs.
- Ne me dites pas que c'est moi qui ai fait ça... ?
- Tu étais allongée sur le sol, le corps inerte, inconsciente. Je n'ai aucune idée de ce qu'il s'est passé. Toujours est-il que Milo était couvert de sang, des pieds à la tête. Si nous ne l'avions pas intercepté, vous auriez attiré la garde royale et vous auriez été enlevés et emprisonnés, voire pire.
Je mis de longues secondes à digérer l'information. L'idée d'imaginer que j'avais pu commettre de telles atrocités à l'aide de mon pouvoir me terrorisait. Mais surtout, je m'en voulais d'avoir infligé tout cela à Milo. Comment se remettre de tout cela après avoir assisté à une telle barbarie ? Et comment pouvait-il continuer à me voir comme celle que j'étais avant ?
Face à mes profondes réflexions, Vince me regarda avec un air si profond que je ne pouvais en percevoir le fond de la pensée. Il y avait un mélange de tristesse et de sincère compassion que je n'avais encore jamais vu chez quelqu'un à mon égard.
- Ne t'en veux pas, me dit-il d'un ton grave. Ne t'en veux pas Baby Girl. Dans ce monde cruel et injuste, ceux qui sèment le mal n'en paient que trop peu le prix. Peu importe que ce soit toi ou quelqu'un d'autre qui ait commis ces crimes. Ils n'ont eu que ce qu'ils méritaient. Le reste, c'est nous qui vivons avec et qui devons avancer malgré tout.
Il s'arrêta un instant avant de reprendre, un sourire mélancolique au coin du visage :
- Laisse-toi guider par l'espoir parce que c'est tout ce qu'il te reste dans ce bas monde. Tu as ce gamin Milo qui tient à toi comme tu tiens à lui, c'est une force incommensurable. Sers-toi en. Ce monde peut brûler et aller se faire foutre. Quand tu as une famille, des gens qui comptent sur toi et pour qui tu comptes, tout ce qui importe, c'est d'avancer.
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