Sueurs nocturnes
L'aube se leva sur la mer, alors que les deux étoiles rougeoyantes et luisantes commençaient leur course effrénée dans le ciel. Je contemplais le vaste horizon qui s'offrait à nous et qui m'offrait quelques minutes de répit après la nuit que je venais de vivre. J'en tremblais encore.
Nous étions partis dans la nuit, peu de temps après l'altercation que j'avais eue avec Ayva. Nous nous étions faufilés entre les ruelles sombres d'Eldemir, évitant tout contact avec des étrangers et surtout avec la garde royale. Il ne fallait surtout pas nous faire prendre. Pas maintenant. Vince nous avait conduits directement à son navire qui était amarré dans un port secret clandestin. Si vous pensiez être arrivé au bout du monde à Eldemir, vous n'aviez encore rien vu. Ici régnait la seule loi du plus fort et il n'y avait aucune règle. C'était le chaos à l'état pur.
Des cadavres étaient étalés sur les pontons parmi les vivants. En fait, on avait dû mal à différencier les deux. Et mieux ne valait pas s'y attarder. Des maisons complètement délabrées se succédaient les unes aux autres, chacune menaçant plus de s'effondrer que sa voisine. Au milieu des râles, des cris, des pleurs et des rires inquiétants, Vince se frayait un chemin dans la foule en dégageant à coups de bras tous ceux qui se mettaient sur sa route. Je le suivais silencieusement, emmitouflée comme toujours dans ma capuche et mon large manteau noir, cachant mon visage autant que possible tandis que Milo, cette fois métamorphosé en une espèce de gros canidé poilu, fermait la marche. C'était le meilleur moyen pour passer incognito.
Nous arrivâmes au bout du ponton face à la nuit noire. Vince se contentait de regarder devant lui comme s'il attendait qu'un événement miraculeux se produise. Devant mon incompréhension, il eut une expression sarcastique.
- Alors princesse, toujours incapable de voir devant toi ? me dit-il, satisfait de sa réplique.
- Arrête de m'appeler princesse ! répliquai-je, alors qu'il savait pertinemment que je détestais qu'on m'appelle comme ça. Qu'est-ce qu'on fout là exactement ? Je ne suis pas venue jusqu'à Eldemir pour observer les étoiles avec toi, Vince.
- C'est correct. Nous sommes venus pour parler et nous allons le faire.
Sur ces mots, Vince claqua des doigts et de magnifiques flammes s'élevèrent partout autour de nous, nous cernant de toute part. J'étais prête à saisir mes katana quand Vince me stoppa net d'un geste de la main.
- Tu crois sérieusement que je t'aurais fait venir jusqu'ici pour te trahir ? m'interrogea-t-il.
- Tu es un mercenaire. Ne me fais pas croire que tu n'y as pas pensé, répondis-je du tac-au-tac. La fourberie coule dans vos veines.
Vince s'arrêta de sourire. Je sens que je l'avais blessé, du moins heurté et peut-être même déçu de par mes paroles. Je le savais rien qu'à sa moue et l'expression de ses yeux, partagés entre la colère et la tristesse. Au fond, et malgré tous nos différends, nous avions toujours eu une relation particulière. Je ne saurais la définir, si ce n'est un mélange de respect et de compassion. Puis, nous avions vécu des moments que je garderais toujours en mémoire, peu importe ce que l'avenir nous réserverait. Je pense que, d'une certaine manière, j'étais la fille qu'il n'avait jamais eue. Et je sais que mon départ l'avait profondément déçu.
- C'est par là, se contenta-t-il d'ajouter, la mine baissée, tandis que son index pointait en direction d'un magnifique navire aux voiles noires et aux rayures dorées.
À la proue du bâteau se dessinait un serpent de mer argenté aux crocs acérés qui fendait la mer en deux. Il devait facilement mesurer dans les 20 mètres de long et les 15 mètres de haut. Comment Vince avait-il pu se procurer un tel joyau ? Apparemment, il avait toujours plus d'un tour dans son sac.
Une fois à l'intérieur du navire qui avait été drôlement bien conservé, nous nous installâmes dans la salle qui devait faire office de salon. Là, Milo se transforma à nouveau et reprit son apparence initiale, celle d'un jeune homme aux cheveux ébouriffés et à la peau mate, sauf que cette fois il ne souriait pas. Nous n'étions pas là par hasard et il le savait très bien, comme nous tous.
Nous étions tous les quatre assis autour d'une grande table en bois, pendant qu'Ayva devait probablement dormir dans son lit après la décharge qu'elle s'était prise. Vince ramena de grandes bouteilles d'alcool qu'il éparpilla sur la table pendant qu'il s'allumait un nouveau cigare. Il mit ses chaussures sur la table, son verre à la main et entama la discussion :
- Bon, il semblerait qu'on soit tous dans la merde, dit-il entre deux bouffés de son cigare qu'il tenait de sa main droite qui devait approximativement faire la taille de mon visage.
- Ah oui ? Et pourquoi ça ? demandai-je. Aux dernières nouvelles, on l'a toujours été et ça n'a rien changé. On s'est contenté d'être discrets jusqu'ici et ça a payé. Évidemment, avec un navire quatre étoiles, difficile de passer inaperçu...
- Toi, tu nous fais chier, se contenta de dire Aldor.
- Purée, je ne t'avais même pas vu, toi.
Et c'était vrai. S'il avait eu un superpouvoir, j'aurais pu croire qu'il était invisible.
- Ça suffit, répliqua Vince. Assez de vos enfantillages, l'heure est grave, bordel. Elia, si tu ne mesures pas la gravité de la situation, c'est que tu vis dans un autre monde. La garde royale est à nos trousses et ils ont considérablement augmenté la somme pour ta tête.
- Combien ?
- Tu es plus recherchée que nous tous ici présents et sûrement que la totalité des mercenaires encore en vie.
- Mais... Comment est-ce possible ? Et pourquoi ? Je ne comprends pas.
- Vraiment ? Les gens ont des yeux et une bouche, tu sais. Combien ont vu l'étendue de tes pouvoirs ? Combien ont assisté à tes démonstrations en public ? N'importe qui aurait pu te balancer et donner des informations sur toi.
- Ne me dis pas que c'est toi ou un de tes lascars, s'il-te-plaît. Ne me dis pas que tu sais qui c'est et que tu es venu ici juste pour me l'annoncer ? Tu sais bien que je n'ai qu'un but et que rien ne m'arrêtera, et sûrement pas un mercenaire ou un soldat.
- Un mercenaire ou un soldat peut-être pas. Mais s'il ne s'agit d'aucun d'entre eux, alors là les cartes sont rebattues...
- Vince, dis-moi juste la vérité, s'il-te-plaît.
- Alors princesse, on a peur ? se moqua Aldor. Je croyais que tu n'avais peur de rien, comme quand maman et papa étaient encore là...
Je n'eus pas le temps de dire quoi que ce soit que Vince s'était levé pour coller une droite à Aldor qui tomba de sa chaise dans un véritable fracas. Malgré le fait qu'Aldor soit un véritable géant, il ne faisait pas le poids face au savoir-faire et à l'expérience de Vince, doublé de sa maîtrise des arts martiaux. J'étais contente de constater que Vince n'avait pas perdu sa forme légendaire.
- Pardonne cet idiot, souffla Vince. Il a appris à réfléchir davantage avec ses poings qu'avec sa tête. Bref, passons. Je connais le gars qui t'a balancé oui. Il a eu une énorme récompense pour avoir livré quelques informations à ton sujet, de ce que je sais. On l'a retrouvé, on l'a fait parler comme on a pu et je me suis chargé personnellement de le pendre. Et maintenant qu'ils savent où tu es, Elia, ils comptent te retrouver et t'enlever. Pour faire de toi une arme de guerre.
- Quand bien même ils voudraient, ils n'y arriveraient pas. Face à mes pouvoirs, aux dons de métamorphose de Milo, à tes hommes et toi, nous pouvons répliquer.
- Je crains bien que ce soit insuffisant.
- Comment ça ?
- Argo... Ils l'ont embauché pour te retrouver coûte que coûte.
La simple évocation de ce nom me rappela des souvenirs immédiatement douloureux que je pensais avoir enfouis au plus profond de moi. La dernière fois que je l'avais entendu, c'était il y a bien des années.
Très jeune, il avait rapidement développé un intérêt certain pour la magie noire. Très peu d'êtres vivants se donnaient corps et âme pour cette forme de magie obscure, car elle exigeait un très lourd tribut, celui de se défaire de son âme. C'était la première étape et pas des moindres, avant de plonger dans des crimes en tous genres pour devenir toujours plus puissant. Sans retour en arrière possible.
La première fois que nous nous étions rencontrés, j'étais encore une adolescente. À l'époque, bien que ma tête était mise à prix, je pouvais facilement me déplacer sans craindre d'être arrêtée. Et puis Vince et sa bande me couvraient. Mais un jour, au détour d'une allée sombre, je l'avais vu apparaître. Comme par magie. Il était sorti de nulle part et était couvert d'une cape de la tête aux pieds, portant un grand chapeau marron. Je ne pouvais pas voir son visage de là, mais on aurait dit qu'il était invisible.
Il ne bougeait pas, se contentant de m'observer de l'endroit où il se tenait, bien à l'écart du reste du monde.
- Que cherches-tu à fuir ? m'avait-il demandé, d'une voix étrange, sifflante et perçante, qu'on aurait dit irréelle.
- Je... Je n'en sais rien, avais-je répondu en bafouillant, particulièrement mal à l'aise pour parler à un inconnu que je ne pouvais même pas voir. Qui êtes-vous ?
À cette question, je me rappelle qu'Argo s'était tû plusieurs secondes. Cherchait-il quoi répondre ou se posait-il lui-même la question ?
- Tu n'as pas répondu à ma question, se contenta-t-il de répondre. Tu as des pouvoirs d'une puissance sans limite... Pourquoi te cacher et ne pas les utiliser pleinement à ta guise ? Tu pourrais être tellement plus qu'une ado paumée.
- Peut-être bien oui. Mais peut-être que je ne veux pas et que c'est justement apprendre à maîtriser ces pouvoirs qui fait ma force.
Je me rappelle de son rictus à ce moment-là. Et à cet instant, j'avais vu son visage. Je ne pourrais pas l'oublier. Il n'était pas si différent de moi aux premiers abords. Il avait ôté son chapeau dévoilant une épaisse crinière brunâtre, similaire à celle d'un félin. Sa tête se prolongeait par un large museau et ses deux yeux d'un vert émeraude semblaient scintiller dans l'obscurité telles deux lumières. Il portait un monocle sur son œil droit, lui donnant un air aristocratique et distingué qui ne laissait pas indifférent. Sa peau écaillée était d'un rouge grenat qui se confondait avec la nuit. Outre la cape, son corps était vêtu d'habits nobles et chics. En enlevant son chapeau, il me fit une révérence.
- Je ne me suis pas présenté, je m'appelle Argo. Du moins, c'est le nom qu'on m'attribue. Je suis un magicien. Enfin, tous mes confrères diraient que je ne suis pas digne de porter ce titre, car je pratique un genre de magie qu'ils ne maîtrisent pas et qu'ils ne comprennent pas. C'est une magie unique en son genre, d'une puissance infinie. Il faut être prêt à tout pour pouvoir vraiment se l'approprier.
- Et pourquoi tu crois que je serais intéressée ? On dirait que tu fais partie d'une secte. Pour moi, tu ne vaux pas mieux que les autres que tu critiques. Céder à la magie noire, c'est être faible.
- Tu ne peux pas me juger ! Tu ne sais pas ce que j'ai vécu...
- Et toi alors ? Tu me rabaisses sans chercher à comprendre et sans rien connaître à ma vie.
- Je... J'ai eu tort de t'insulter, je m'en excuse. Mais toi, tu te trompes quand tu prétends que je ne sais rien de toi. Pour dire la vérité, je connais chaque moment marquant de ta vie.
- Comment ? Tu m'observes depuis toujours ? Ça devient vraiment flippant là. Ne m'oblige pas à utiliser mes pouvoirs.
- Disons que nos chemins ont été amenés à se croiser il y a bien longtemps. Tu ne le savais seulement pas. Je sais ce que tu as traversé, du moment où tu as tout perdu dans ta ville natale, à tes aventures avec ton ami, Milo, et ta rencontre avec Vince et sa bande. Mais tout ça, c'est du passé. Allie-toi à mes côtés et nous pourrons dominer ce monde, mettre fin à toutes ces guerres et ces existences puériles. Il faut rétablir l'équilibre.
- Dominer le monde ? Pas très original comme projet. Et puis la partie magie noire, ça ne m'intéresse pas. Il y a déjà assez de mal qui ronge ce monde, il n'y a pas besoin d'un taré en plus pour le gouverner...
À cet instant, en un claquement de doigt, Argo m'avait saisi à la gorge, se déplaçant à une vitesse lumière. Il semblait pouvoir se téléporter, lévitant légèrement au-dessus du sol.
- Co... Comment tu peux faire ça ? balbutiai-je en essayant de retirer ce bras qui me levait au-dessus du sol.
- Il y a bien des choses que tu ne peux pas comprendre, Elia, m'avait-il répondu, ses yeux verts plongés dans les miens. Du moins pas encore. Si tu penses que je suis le méchant de cette histoire, alors tu n'as rien compris. Tu es encore jeune, je te laisse du temps. Nous nous reverrons un de ces jours, j'en suis sûr, fille du feu.
Sur ces paroles, il s'était évaporé dans les airs, dans un nuage de fumée écarlate. Depuis, nous nous étions revus à plusieurs reprises et avions même été amants. Ça, personne ne le savait. C'était mon jardin secret en quelque sorte. Il avait toujours essayé de m'enrôler, j'avais systématiquement refusé.
Je fus interrompu dans mes pensées par la voix de Vince.
- Elia, ça va ? me demanda-t-il. On aurait dit que tu avais vu un fantôme.
- C'est un peu ça, oui... répondis-je. Mais pourquoi auraient-ils débauché Argo ? Il ne me ferait jamais de mal.
- Comment peux-tu en être sûre ? On parle d'un mec qui est mage noire et qui veut détruire toute forme de vie sur la planète. Pour moi, ce n'est pas un enfant de chœur...
- C'est bien plus complexe, tu ne peux pas comprendre. Et puis, il n'a jamais pris partie. Toute cette histoire me paraît louche.
- Il n'y a que toi qui es louche, Elia. Ce type est un poison. Dis-nous la vérité, tu couches avec ?
Je m'étais retournée sur Milo qui avait proféré ces paroles. Vince, lui, semblait comprendre ce qui se passait sans avoir besoin de l'exprimer.
- Eh oui, je suis toujours là ! Surprise ! s'écria Milo. Le toutou, le gentil compagnon de route que tu as complètement oublié.
- Tu me fais quoi là ? lui demandai-je, abasourdie.
- Rien, laisse tomber. Vince a raison, tu ne vois jamais ce qu'il y a en face de toi.
Sur ce, Milo tourna les talons et quitta la pièce. Face à mon étonnement, Vince poussa un soupir.
- Tu n'as pas capté qu'il est à fond sur toi depuis toujours ? me dit-il. Tu as toujours été son modèle, son héroïne. Tu es aussi sa seule famille. Comment veux-tu qu'il ne tombe pas amoureux de toi ?
Le reste de la soirée fut morose. Nous quittions silencieusement la ville d'Eldemir, cité perdue au milieu de l'océan, bâtie sur les décombres d'une société d'antan, entre épaves et déchets.
Cette nuit-là fut mouvementée, je ne dormis pas. Je fis même des cauchemars dans lesquels je me voyais suffoquer alors que le chaos régnait autour de moi. Mais tout était confus, rien n'avait de sens. Au loin, j'entendais des cris, des hurlements, des déchirements. Je ne voyais pas ce qui se passait, comme si on m'avait aveuglée. Puis, soudain, je voyais une silhouette approcher, qui me tendait la main et qui me murmurait :
"Regarde ce monde brûler, Elia. Regarde ceux que tu aimes flamber. Nous sommes les derniers rescapés. Toi et moi, pour toujours."
Et tout à coup, je voyais le visage d'Argo apparaître, un grand sourire affiché, et moi à ses côtés.
Le lendemain, je me réveillai en sursaut, trempée. Je ne sais pas s'il s'agissait d'une prophétie mais dans tous les cas, j'avais besoin d'air frais. Au loin, le temps était dégagé, l'aube s'annonçait.
Vince sortit me rejoindre, les yeux fatigués, l'air ailleurs.
- Sale nuit ? demandai-je.
- Pas autant que la tienne, apparemment. Et quelque chose me dit que cette journée promet d'être longue et inhabituelle.
Petit à petit, la brûme se leva, le ciel se couvrit, les étoiles disparurent et toute lumière s'éteint, nous plongeant dans le noir complet.
Annotations
Versions