Lumière

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Et au milieu de l'obscurité vint la lumière. Une lumière aveuglante, jaillissant de nulle part pour éclairer le ciel ombragé. Puis une détonation. Un bruit strident dans le silence. Un éclat. Des cris. La panique.

Il n'avait fallu qu'une demi-seconde pour qu'une situation de premier abord paisible se révèle désastreuse. Un boulet de canon était venu perçer la coque du bâteau, la traversant de part en part, arrachant des cris de douleur aux hommes qui avaient eu le malheur de se trouver à l'endroit de l'impact.

Comment les gardes royaux avaient-ils pu nous retrouver si rapidement ? Avions-nous été une nouvelle fois trahis ? Ou peut-être avions-nous été seulement repérés ? Je n'y comprenais rien. À croire qu'aucun plan n'était infaillible.

Mon regard inquiet croisa celui de Vince qui, lui, paraissait étrangement serein. J'aurais dû m'y préparer. Il attendait cet affrontement depuis toujours. Peu importe s'il s'agissait d'une mission suicide. Même si je n'en connais pas exactement les raisons. Vince était un homme qui gardait bien des secrets, malgré la confiance qu'il pouvait accorder. Mais encore fallait-il la mériter et l'obtenir. Peu de personnes en ce bas monde pouvaient prétendre l'avoir. Tel un chef de meute, Vince menait ses troupes jusqu'au bout du monde, leur était loyal mais restait indépendant et prenait ses responsabilités. Depuis le premier jour où nous nous étions croisés, je ne l'avais jamais vu reculer et cela n'arriverait pas aujourd'hui.

Il s'avança tranquillement de son pas lourd habituel d'un bout à l'autre du navire, se pencha au niveau de la rambarde en bois et hurla d'une voix pleine de rage :

- Venez me chercher, bande d'enfoirés ! Je vous attends de pied ferme. J'ai une vengeance à accomplir aujourd'hui et il n'y a que votre mort qui apaisera ma conscience.

Suite à ces paroles, un autre boulet de canon passa à un mètre tout au plus de Vince et vint s'écraser dans les voiles du navire. Au lieu d'hurler de peur et de se cacher, il poussa un rire qui me parut inhumain tellement il était puissant.

- Si c'est tout ce que vous savez faire, alors je n'ai pas de soucis à me faire, conclut-il.

Puis il retourna à son poste, alors que tous les marins qui nous accompagnaient se ruaient sur le pont pour se doter de toutes les armes imaginables et possibles : du sabre en passant par le pistolet, jusqu'à la mitraillette. Rien n'avait de sens dans cette journée qui sentait la fin des temps à plein nez.

- Voilà ce que c'est l'aventure Baby Girl, renchérit Vince, les yeux brillant d'une lueur que je n'aurais su décrire et que je n'avais encore jamais vu chez lui. Vivre ta vie en étant libre, c'est la clé de tout. Je ne sais pas si je survivrai aujourd'hui, mais qu'importe, j'aurai vécu. Personne ne m'aura dit quoi faire ni quoi penser. J'ai toujours gardé mon libre-arbitre. Je n'ai été à la solde d'aucun gouvernement, d'aucune dictature, d'aucun royaume. Mon royaume, c'est la mer et ça le restera. Toi, tu as la chance que la nature t'ait dotée d'un pouvoir extraordinaire, alors fais-en bon usage. Tu as le pouvoir de décider pour toi mais aussi pour les autres. Alors, je t'en prie, sois la meilleure des pires d'entre nous.

Je n'avais encore jamais vu Vince prononcer de telles paroles. Il arborait un air que je ne lui avais encore jamais vu. À la fois mélancolique et en même temps plein d'espoir. Il avait un sourire très profond, à la fois imperceptible et que je ne lui connaissais pas. On aurait dit que l'homme dur et froid avait laissé place à quelqu'un d'autre. Quelqu'un de terriblement déterminé mais en même temps très humain. Humain, il l'avait toujours été, en témoignent tous les enfants qu'il avait recueillis tout au long de sa vie. Mais avec moi, il ne l'avait jamais vraiment été.

- Je suis désolé si j'ai été dur avec toi par le passé, me dit-il comme s'il lisait en moi comme dans un livre ouvert. Mais sache une chose, Elia. Je t'ai aimée comme ma propre fille et ça ne changera jamais.

Il marqua un temps d'arrêt alors que le chaos s'installait autour de nous. Il semblait épris de nostalgie et je vis comme une fureur parcourir ses yeux.

- Vince, tout va bien ? murmurai-je, inquiète de le voir comme ça.

- Non, au contraire, j'y vois plus clair que jamais. Ce que je vais te dire, personne d'autre ne le sait. Comme tu sais, j'ai perdu mon fils avant que nous ne nous rencontrions, il y a de ça bien longtemps. Mais je ne l'ai pas perdu au sens propre du terme, je l'ai perdu car il a été enrôlé dans l'armée. Il est devenu un soldat impitoyable à la solde du Royaume, l'un de ses gardes qui veulent notre peau à tout prix, à nous. Nous nous sommes disputés violemment, j'ai dit des mots qui ont dépassé ma pensée. Après cela, je ne l'ai plus jamais revu. Et c'est de cette manière que j'ai perdu mon premier enfant, mon aîné. Mais comme la vie est loin d'être un long fleuve tranquille, j'ai perdu aussi ma fille qui a fini par mourir de chagrin.

Il fut pris d'un rire nerveux, tandis que les balles sifflaient de toute part, que des hommes et des femmes tombaient au combat de toute part.

- Tu vois, j'en voulais à ce système de merde, dit-il. Mais la vérité, c'est que je suis le seul à maudire dans cette histoire et que tout est de ma faute. Regarde, encore aujourd'hui, je n'ai pas pu te protéger.

- Ce n'est pas vrai ! criai-je, tentant de me faire entendre tant bien que mal dans ce chahut qui nous entourait. Tu as été exactement celui que tu devais être pour moi. Tu as été le père que je n'aie pas pu avoir, Vince. Et tu m'as donné ce goût de l'aventure, cette envie de voir le monde sans jamais retourner en arrière. Tout cela, toute ma force, je te la dois. Alors n'abandonne pas maintenant. C'est trop tard. Ce qui s'est passé s'est passé. Aujourd'hui, tu as un nouveau combat à mener et nous allons le mener ensemble.

Nos regards se croisèrent au moment même où la brume se dissipait, dévoilant de toute part des navires de guerre de la Garde Royale. Nous étions encerclés par des dizaines de dizaines de bâteaux. Je ne voyais pas comment on pouvait espérer s'en sortir, même avec mes pouvoirs. Je regardai Vince à nouveau qui se contenta de jeter un œil au plus grand navire de tous qui se faufilait et s'avançait dans notre direction. Vince sourit et du coin de la bouche dit :

"Ne t'en fais pas, j'ai une petite surprise pour nos chers amis."

Tandis que le grand bâteau se rapprochait tranquillement, fier et glorieux de par sa posture comme si les forces ennemies avaient déjà remporté la bataille, Vince, lui, se contenta de hausser un sourcil, s'appuya sur la rambarde et face à ses hommes, entama un discours, au milieu du fracas des vagues et de l'odeur de la poudre :

"Mesdames, messieurs. Aujourd'hui est un jour magnifique. Peu importe ce qui adviendra, vous n'aurez que deux options : avoir le luxe de vivre ou avoir eu une mort magnifique face à ceux qui nous pourchassent sans relâche. Cela dure depuis trop longtemps et aujourd'hui vous allez pouvoir vous venger. D'une manière ou d'une autre, ces monstres qui nous font face nous ont tous pris quelque chose : un ami, un parent, un enfant... Mais l'espoir doit subsister. Aujourd'hui, c'est l'heure de votre vengeance. Libérez votre rage, libérez votre fureur, déchaînez vos peurs ! Ne laissez plus vos doutes et vos craintes vous assaillir, il est temps de prendre le dessus et de vous exprimer. Eux, en face, croient déjà avoir gagné. Prouvez-leur qu'ils ont tort et battez-vous pour le seul idéal qui. importe vraiment en ce bas monde, votre liberté."

Sur ces mots, une ferveur éclata alors que l'eau semblait s'agiter partout autour de nous. Je sentais le sol trembler sous mes pieds. Partout autour de nous, des créatures émergeaient des profondeurs de l'océan et venaient encercler les navires. Il y en avait des centaines, de toutes les tailles, de toutes les formes. Je n'avais jamais rien vu d'aussi spectaculaire. À ma gauche, se trouvaient des espèces de poulpes, de calmars et de sirènes qui se dirigeaient en direction des navires ennemis tandis qu'à ma droite surgissaient des animaux avec des longs cous et de petites nageoires dorsales, semblables à des dinosaures. Il y avait une telle diversité d'espèces que je ne pouvais les compter et les distinguer. C'était un spectacle à la fois merveilleux et terrifiant qui me faisait réaliser à quel point nous étions petits par rapport à l'immensité de nos océans.

Puis, sur certains animaux, je crus apercevoir des êtres vivants qui les chevauchaient. J'en étais interloquée et j'essayais de comprendre ce qui se passait. Je cherchais partout du regard Milo que je n'avais pas vu depuis un moment mais il était introuvable. S'était-il métamorphosé pour prendre part au conflit ? Il en était bien capable. Tandis que je le cherchais du regard, je finis par apercevoir Vince qui se tenait fièrement face à l'ennemi, sans dissimuler sa joie. Il se retourna lorsque je l'appelai.

Nous allions nous rapprocher quand soudain, un horrible cri venant du ciel me fit sursauter. Une immense créature semblable à un dragon apparut et s'élança en direction de notre navire. Je n'eus pas le temps de réagir que je me retrouvais propulsée à l'autre bout du navire, heurtant le mât de plein fouet qui manqua de m'assomer. Alors que je me relevais, j'entendais les cris de râle de Vince au loin. Mais je ne pouvais rien faire, j'étais bloquée sous des décombres et ma vue s'était obscurcie.  

Je ne voyais qu'une ombre se rapprocher de moi, alors que je voyais à peine le dragon aux écailles d'un noir abyssal qui se tenait derrière, rugissant et crachant des flammes rouges comme la lave d'un volcan. L'ombre continuait de s'avancer vers moi à pas feutrés, sans craindre l'immense créature menaçante qui se trouvait derrière lui. Puis je fus pris d'un cri de stupeur en reconnaissant cette ombre à quelques mètres de moi.

Devant moi, toujours dans son long manteau, se tenait Argo. Il n'avait pas changé depuis la dernière fois où je l'avais vu. Il semblait rester éternellement jeune comme si le temps n'avait pas d'emprise sur lui. Il arborait toujours cette magnifique crinière brune. Et ses yeux verts de félin semblaient scruter au plus profond de mon âme. Rien n'avait changé depuis, hormis qu'il ne portait pas son monocle et son chapeau cette fois. Mais que faisait-il là ? La rumeur colportée par Vince était-elle vraie ? Argo était-il passé du côté ennemi ?

Il vint se tenir face à moi, me lâchant son plus beau sourire comme il le faisait autrefois, en tendant une main pour m'aider à me relever.

- Ma chère Elia, ça faisait un bail ! me dit-il en souriant de toutes ses dents, dévoilant des crocs acérés. Tu n'imagines pas comme tu m'as manqué depuis tout ce temps. Je ne suis pas revenu que pour toi, mais tu valais le détour. Après tout, revoir un visage familier fait toujours plaisir...

- Je ne suis pas ton amie, rétorquai-je avec peine, refusant de serrer sa main. Si tu étais mon ami, tu ne te serais pas vendu à l'ennemi pour me retrouver. Je croyais que personne ne te disait quoi faire. Où est passé ton honneur ?

- Me vendre à l'ennemi ? C'est donc ça qu'on raconte à mon sujet ? Je suis déçu que tu le crois. Je n'ai pas besoin de ces abrutis pour savoir où tu es et je n'ai aucun intérêt à te donner à eux. Ce n'est pas mon but.

- Alors que veux-tu à la fin ?

- Toi. Seulement toi à mes côtés pour redonner un sens à ce monde.

- Alors rien n'a changé depuis ? Tu n'as pas changé d'avis malgré tout ? Hormis que tu as un énorme dragon comme monture.

- Ce n'est pas une monture. Baylan est une créature sublime qui ne laisse personne dicter sa loi. J'ai senti en lui une rage, une colère que nous partageons. Toutes les créatures soi-disant intelligentes de ce monde l'ont détruit à cause de guerres perpétuelles, d'une pollution sans limites et d'excès en tous genres.

Baylan... Se pouvait-il qu'il s'agisse d'un des dieux de l'ancien temps dont me parlait mon grand-père lorsque j'étais petite ? Est-ce que ces dieux existaient vraiment ? Après tout, en ce monde, tous les mythes et légendes pouvaient prendre vie. 

- Je vois, donc tu mets fin à toute existence pour redonner un sens à la vie... C'est assez paradoxal, dis-je.

- Ce monde a atteint ses limites, répondit-il. Il faut repartir de zéro et tout reconstruire pour donner une nouvelle chance aux futures générations. C'est ainsi que je vois les choses. Alors maintenant, regarde ce monde brûler, Elia. Regarde ceux que tu aimes flamber. Nous sommes les derniers rescapés. Toi et moi, pour toujours.

 Tout se passait exactement comme dans mon cauchemar. J'essayai de réagir, de rassembler mes forces et de faire appel à mon pouvoir. Mais j'étais affaiblie et mes mains étaient bloquées par les gravats qui se trouvaient sur moi et dans lesquels j'étais empêtrée.

- Bien, je t'ai laissée une chance, Elia, continua Argo. C'était la dernière. Maintenant, c'est irréconciliable. Et à cause de tes choix, une première personne va en payer le prix.

Sur ce, le fameux dragon du nom de Baylan s'approcha alors qu'il tenait quelque chose dans sa gueule, ou plutôt quelqu'un qu'il lâcha sur le sol. C'était Vince. Il criait de douleur et je le voyais couvert de sang. Argo prit une épée qui se trouvait dans son dos et s'approcha de Vince en la pointant en sa direction.

Je criai "non !" de toutes mes forces. Argo se retourna avec un sourire malsain qu'il ne dissimulait pas. Il prenait un vrai plaisir à me voir souffrir. Puis il donna l'épée à Vince. 

- Mon cher Vince, je te propose de livrer ton dernier combat, souffla Argo.

Vince, dans toute sa peine, ouvrit les yeux, grimaçant de douleur. Il lui fallut plusieurs secondes pour se relever avec peine et prendre cette épée. Quand il fut sur ses deux jambes, il m'adressa un dernier regard où je lisais une profonde mélancolie mais aussi une sorte d'espoir. Il saisit l'épée de ses deux mains et s'élança en direction d'Argo, d'un cri de fureur inhumain.

Argo, lui, était d'un calme olympien. Il se contentait d'esquiver les coups de Vince qui étaient d'une brutalité bestiale. Il n'y avait plus d'hommes. Seulement la bête qui se déchaînait dans un excès de rage ultime et d'espoir impossible. De mon côté, j'étais enragée de devoir assister à ce spectacle sans pouvoir rien y faire et malgré le fait que je me débattais depuis plusieurs minutes maintenant.

Le temps passait et Vince s'épuisait. De la sueur perlait de son front et du sang coulait le long de ses côtes et de ses jambes. Il vacillait et ne tenait plus debout. Malgré son agilité, malgré sa force, il n'était qu'un humain blessé après tout. Il parvint néanmoins à décoller une droite à Argo puis a enchaîné un coup de pied qui l'envoya dans le décor.

Mais il n'eut pas le temps de souffler qu'Argo revint à la charge et le poignarda en plein cœur. Vince, le souffle coupé, s'agrippa la rambarde comme il put puis tomba sur ses genoux. Il regarda dans ma direction et articula péniblement : "Ne t'en fais pas, Baby Girl, ça va aller."

J'hurlai à la mort, alors que des larmes coulaient le long de mes joues. C'est mon impuissance même qui me rendait folle, voir Vince mourir sans rien pouvoir y faire. Puis Vince regarda Argo dans les yeux qui s'approcha de lui et vint lui toucher l'épaule, s'accroupissant lui-aussi. Il sourit et se métamorphosa en homme aux bandelettes, puis en une autre créature étrange avant de redevenir... Milo.

- Toi ? Co-comment... ? Pourquoi ? cria Vince.

Ce furent les derniers mots de Vince qui s'écroula dans un bruit sourd sur le sol, alors que le ciel s'obscurcissait et que la lueur des étoiles disparaissait. 



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