Pénombre
J'avais à nouveau l'impression d'avoir tout perdu, comme ce jour où j'avais été séparée de ma famille. Séparée de mes sœurs, séparée de mes frères, séparée de mes parents, réduite à être seule au monde. Cette solitude que je pensais tant connaître et surmonter, elle me dépassait aujourd'hui. Aujourd'hui, plus que jamais.
D'une part, je venais d'être séparée de l'homme qui avait été comme un père pour moi et qui gisait quelques mètres devant moi, le corps inerte, tué par celui que je croyais être mon ami depuis toujours. Milo ou quelque fût son nom me regardait sans aucune émotion, comme s'il était fait de glace. Ses yeux étaient noirs comme la nuit. Il n'arborait plus rien du jeune homme insouciant que j'avais connu autrefois. Comment avais-je pu m'être fait berner de la sorte ? Il y avait pourtant bien des choses que je ne comprenais pas. Et la première question m'apparut claire, entre deux sanglots et deux envies de meurtres.
- Qui es-tu ? Qui es-tu réellement ? parvins-je à formuler avec peine alors que ma tristesse se mêlait à une colère indescriptible que je sentais bouillir en moi.
Milo parut surpris par ma question, du moins c'était l'impression qu'il donnait. Mais que croire maintenant ?
- Mais, je suis Milo, ton ami d'enfance, répondit-il, faisant mine d'être choqué. Je suis celui qui a toujours été à tes côtés, qui t'a soutenu par tous les temps, qui a été là pour toi et qui t'a aimé dès le premier jour. Mais tu n'as jamais prêté attention à tous ces détails...
- Tu te fous de ma gueule ? hurlai-je en sa direction. N'essaie pas de m'apitoyer sur ton sort ! Tu m'as trompé depuis le premier jour. Alors, je te le répète une dernière fois, qui es-tu ?
Puis, Milo stoppa la comédie. Il s'approcha de moi de son pas lent si caractéristique. Et alors qu'il se rapprochait, il se métamorphosa. Du jeune garçon extravagant, il devint une créature que je n'avais jamais vue, aux allures d'oiseau marchant sur deux pattes, puis un humain, puis Valdar, le monstre au visage brûlé et aux bandelettes, avant de se métamorphoser à nouveau en Argo. Peu importe qui il était, son sourire me glaçait le sang et me mettait en furie.
- Je suis n'importe qui et tout en même temps, me murmura-t-il dans l'oreille. Je suis ceux qui ne sont plus.
- Ceux... Ceux qui ne sont plus ?
- Oh, tu ne le savais pas ? Je puise mon pouvoir des personnes que je tue. C'est à ce moment-là que j’aspire leurs âmes et que je peux devenir elles. Littéralement. Au début, c'est bizarre puis ça finit par devenir jouissif.
Argo... Ce n'était pas possible. Argo était-il mort ?
- Oh, je vois, tu n'étais pas au courant... Eh bien, tu m'en vois, désolé. Mais il n'y a qu'une et une seule vérité : je suis Argo. Je suis aussi Vince, désormais.
- Non, ne fais pas...
Je n'eus pas le temps de finir que j'aperçus Vince en face de moi. C'était trop dur à supporter, alors je décidai de fermer les yeux. Milo devait s'en douter et il s'approcha de moi, en appuyant sur les gravas qui me maintenaient prisonnière et qui me firent crier de douleur, alors que j'étais blessée et que ma chair était à vif par endroit. Cela m'obligea à ouvrir les yeux et à voir la vérité qui s'offrait à moi.
- Pour... Pourquoi tu fais tout ça ? murmurai-je.
- Oh, tu n'en as vraiment aucune idée ? En vrai, pour plusieurs raisons. La première, c'est que plus je tue, plus je deviens puissant. C'est une sorte de magie noire que je ne saurais expliquer et qui s'est révélée à moi le jour où notre ville, ma chère Elia, a été détruite. Lorsque Genesis a été rasé et que le déluge s'est abattu, j'ai ressenti en moi une haine viscérale, une fureur tellement noire. Je n'avais que quatre ans pourtant. À cet instant, j'ai constaté que cette haine me rongeait et qu'elle me poussait à faire des choses qui me dépassaient. Elle me contrôlait et elle me poussait à tuer mais elle me rendait plus fort.
Plusieurs fois, Milo se métamorphosa dans des silhouettes qui me paraissaient familières. Des hommes que j'avais déjà vus.
- Tu reconnais ces sombres ordures ? m'interrogea-t-il. Il s'agit des hommes qui ont voulu te violer il y a quelques années. Que devais-je faire, dis-moi ? Te laisser entre leurs mains ? Non, tu le sais très bien. Alors, je les ai massacrés un par un. Leur existence n'était qu'une erreur que j'aie corrigée. Ne me dis pas le contraire.
- Et pourquoi avoir tué Argo ? Et pourquoi Vince ? Qu'est-ce que ça t'a apporté ?
- Pour Argo, j'avoue que j'étais admiratif de l'homme, si l'on peut dire, et que je voulais m'approprier ses pouvoirs. Mais surtout, je l'ai tué parce que je te voulais toi. Pour Vince, ça n'a rien de personnel. C'était un obstacle sur ma route, il fallait que je le supprime.
- Sale petit...
Soudain, un cri déchirant me coupa dans ma phrase. Derrière Milo se tenait la silhouette frêle d'Ayva. Elle paraissait plus fragile que jamais. Son expression affichait une véritable peur tandis qu'elle contemplait le corps inerte de celui qui avait été comme un père pour elle. Il l'avait recueillie, l'avait élevée, l'avait aimée. Mais, il n'était plus là. Elle tomba à terre, devant lui, le serrant dans ses bras, dans un sanglot qui me fendit le cœur. Bien que nous n'ayons jamais été vraiment proches, j'avais de la peine pour elle en cet instant. Comme une grande sœur aurait protégé sa cadette.
Tandis qu'elle pleurait à chaudes larmes, Milo me délaissa pour se rapprocher d'elle, son poignard à la main. Mais elle le vit arriver et le repoussa par surprise alors que celui-ci attaquait, en utilisant l'un de ses saï, des sortes de piques, pour bloquer le poignard tandis que l'autre vint se planter dans l'œil de Milo.
Ce dernier hurla de terreur à tel point que ça me hérissa tous les poils du corps, alors qu'Ayva était déjà dans sa position de garde, prête à se défendre et à répliquer. Ce n'était pas seulement un cri de souffrance, on aurait dit que toutes les âmes qu'il avait aspirées souffraient avec lui.
Il avait perdu pied mais restait debout et se redressa péniblement. Il ne criait plus. Il ne disait plus rien. Il releva la tête et regarda avec un calme olympien terrifiant la jeune fille qui lui faisait face alors que du sang coulait de son œil qui avait crevé. Ayva, elle, ne cilliait pas. Je ne la reconnaissais pas.
- Sale garce... fulmina-t-il. Tu crois que tu peux rivaliser avec moi ? J'aurais dû te tuer quand nous étions encore enfants.
- Tu aurais dû en effet, répliqua-t-elle. Tu aurais dû quand tu le pouvais encore, car aujourd'hui, tu n'as pas idée de ce que tu as réveillé et de ce que tu vas affronter.
Les deux engagèrent leur combat avec une véritable férocité. Malgré sa blessure, Milo parvenait toujours à se battre et rendait coup pour coup. Face à lui, Ayva usait de son agilité et de sa maîtrise des arts martiaux qu'elle avait développés toute sa jeunesse aux côtés de Vince, son mentor, qui lui avait tout légué. Elle ne se laissait pas faire et esquivait toutes les attaques de Milo.
J'étais réellement impressionnée par son niveau et les capacités qu'elle avait développées tout au long de ces années où nous avions été éloignées. Vince en avait vraiment fait son apprentie, à défaut d'avoir pu le faire avec moi.
Mais, même si elle était devenue une jeune prodige, elle ne pouvait pas parer tous les coups vicieux qu'avait Milo en stock. Ainsi, elle fut prise d'effroi et perdit pied lorsqu'il se métamorphosa en Vince devant elle. Cela suffit à Milo pour lui donner un coup qui la propulsa à plusieurs mètres au loin et qui la fit perdre ses armes. Aussitôt, alors qu'Ayva était encore sonnée par le coup qu'elle venait de prendre, Milo s'empara de ses saï et s'approcha d'elle dans son pas feutré reconnaissable parmi tant d'autres.
- Oh, mais que j'aime cette odeur de la peur ! rugit Milo, déguisé en Vince. Elle ne t'est pas familière, Elia ? Je la sens sur toi, cette odeur de la peur ! Tout comme cette pauvre Ayva. Orpheline à nouveau, c'est son destin. Abrégeons ses souffrances, une fois pour toutes.
Milo brandissait les saï en l'air, menaçants, prêts à s'abattre sur leur victime.
- Non, pas cette fois !
Un éclair déchira la pénombre qui s'était installée tout autour de nous et qui masquait les combats qui faisaient rage entre espèces en tous genres. Je sentis une énergie folle grandir en moi, incontrôlable et qui était prête à se déchaîner. Entre-temps, j'étais parvenue à me défaire des décombres qui se trouvaient sur moi.
Je concentrai mon énergie qui forma une boule que je maîtrisais à l'aide de mes mains mais que je peinais à contenir tellement elle était puissante. Je jettai un coup d'œil à Milo qui avait arrêté ce qu'il avait entrepris pour me faire face. Il semblait interloqué, tandis que je m'élevais dans les airs pour lui faire face.
- Tu croyais éteindre le feu... murmurai-je. Mais tu as reveillé la foudre.
- C'est... C'est impossible, souffla-t-il. Tu étais censée être paralysée, tu ne peux plus utiliser tes pouvoirs.
- C'est là où tu as tort, rien ne peut m'arrêter, et sûrement pas toi, démon.
Sur ce, je laissai décharger toute l'énergie que je contenais dans mon corps dans sa direction. Il n'eut pas le temps de réagir qu'il fut projeté à l'autre bout du navire.
Le dragon, face à moi, se contentait de me regarder d'un air que je ne saurais décrire. Il semblait éprouver des émotions comme s'il était un être doué d'une intelligence hors-norme. Il se tenait face à moi et ne cessait de me dévisager du haut de ses quinze à vingt mètres de hauteur, approximativement. Ses grands yeux jaunes semblaient scruter la profondeur de mon âme comme s'il y cherchait quelque chose. Il se tenait sur ses deux gigantesques pattes arrière, debout et fier, avec des ailes magnifiques qui couvraient son corps. J'avais rarement vu de créature aussi majestueuse, fascinante et effrayante à la fois. Il y avait littéralement quelque chose de divin dans son allure.
Je ne lâchai pas son regard pendant qu'il pointa son museau en direction d'Ayva. Automatiquement, j'accourus pour me mettre entre elle et la bête. Ce à quoi le dragon me répondit par un air étonné comme s'il n'avait pas pensé un seul moment à attaquer Ayva ou bien que je ne représentais pas une quelconque menace dans sa quête. Il vint se rapprocher d'un pas lourd qui faillit faire chavirer le bâteau et voulut se rapprocher d'Ayva mais je ne reculai pas.
Soudain, nos regards se croisèrent à nouveau et je lus quelque chose d'immensément profond dans son regard. C'est comme s'il ne s'agissait plus de la même personne, bien qu'on parlait ici d'un dragon. Ce dernier approcha son museau de moi, de telle manière que je pouvais le toucher du bout de mes doigts et le caresser. Même si je restais toujours sur mes gardes, quelque chose avait changé et me donnait envie de le laisser agir.
Il ouvrit soudain la bouche et lécha Ayva qui gisait au sol. Suite à cela, elle se réveilla d'un coup comme si elle avait été plongée dans un très long rêve. Face au dragon, elle recula automatiquement et chercha ses saï pour se défendre, comme si ça eut quelque impact face à une telle puissance. Le dragon prenait un air humain, très étrange, comme s'il ne comprenait pas la réaction d'effroi d'Ayva.
Elle ne semblait même pas avoir fait attention à moi, alors je me manifestai.
- Ayva, tout va bien, lui murmurai-je. Tu es avec moi maintenant, il ne peut plus rien t'arriver.
Ayva me regarda interloquée, comme si elle avait vu un fantôme ou un démon, au choix.
- Tu... Tu t'es vue ? me dit-elle, toujours bouche-bée.
- Non, je n'ai pas de miroir sous la main, figure-toi. Et puis si je suis décoiffée, on me pardonnera, non ?
- Non mais regarde-toi, idiote ! Tu brilles comme une étoile ! Même tes yeux brillent de mille feux !
À ce moment-là, c'est moi qui ne comprenais plus rien. Et puis je vis. Tout autour de moi, sur mes bras, sur mes jambes, une immense lumière scintillante avait pris possession de mon corps. Jamais je n'avais vu cela lors des précédentes utilisations de mon pouvoir. Est-ce que c'était dû au fait que j'avais emmagasiné une énergie folle en moi au point qu'elle s'était exprimée physiquement sur mon corps ? Ça n'avait aucun sens mais tout était possible.
Ayva ne savait où regarder, encore sonnée, entre la vision du dragon qui lui faisait face et moi qui brillais comme une ampoule prête à griller.
- Ne t'en fais pas, il ne te fera pas de mal, lui dis-je sans vraiment savoir si cela s'avérerait exact.
- Comment tu peux en être aussi sûre ? Je te rappelle que c'est à cause de lui que Vince est mort !
Des larmes perlaient sur le visage d'Ayva qui n'avait jamais paru plus fragile et touchante qu'en cet instant. Chez moi aussi, la douleur était encore trop récente. Mais avions-nous d'autres choix que de nous fier à ce dragon ? Nous n'étions pas de poids, entre une gamine sonnée et son aînée qui ne contrôlait pas encore pleinement l'étendue de ses pouvoirs.
- Je sais... Pour moi-aussi, c'est dur, parvins-je à dire. Très dur, crois-moi. Mais Vince voudrait qu'on continue à se battre. Il ne voudrait pas qu'on abandonne. Et ce dragon est notre seule chance de survie. Et puis, j'ai l'impression que ce n'est pas vraiment lui qui a agi et qu'il ne voulait pas faire de mal à Vince.
- Non tu as raison, ce stupide dragon ne sert à rien... J'aurais dû tuer Vince moi-même.
Je me retournai en direction de Milo qui venait de se relever et nous faisait face à une centaine de mètres. Je l'avais presque oublié l'espace d'un instant, car la seule chose qui importait maintenant, c'était de protéger Ayva.
- Toi... dis-je alors que je sentais bouillir en moi une rage incontrôlable. Tu crois vraiment avoir une chance de t'en sortir ?
- Peu m'importe, je ne suis venu que pour une chose, dit Milo, l'œil crevé. Et tu sauras très bientôt la vérité aussi.
- Je me fiche de la vérité, je veux seulement ta peau. Tu m'as menti, trahi et tu as fait du mal à ceux que j'aime. Tu n'as aucune raison de vivre à mes yeux.
- Tu n'oseras jamais me tuer, toi la fille qui ne mérite pas ses pouvoirs et qui n'a jamais réussi à les maîtriser.
Ayva s'était relevée avec peine, prête à se battre à nouveau, alors qu'elle tenait à peine debout. Le dragon, lui, arborait un regard menaçant envers Milo, comme s'il en faisait une affaire personnelle.
- Vous, restez-là, leur dis-je, des flammes jaillissant de mes yeux. Il y a eu trop de morts aujourd'hui. C'est mon combat, maintenant.
Suite à ces paroles, je posai mes armes et je m'élançai rapide comme le vent en direction de Milo qui para malgré tout mon attaque. Il n'arrêtait pas de se métamorphoser, essayant de me déstabiliser en prenant l'apparence de l'homme aux bandelettes et au visage brûlé un coup, en alternant aussi avec l'allure majestueuse d'Argo et l'aspect imposant de Vince.
Mais plus rien ne pouvait m'atteindre. Ma fureur devenait ma force et je parvenais enfin à la canaliser. Milo ou quelque fut le nom de ce monstre ne parvenait plus à attaquer, il était acculé de tous les côtés face à mes attaques, ressemblant à des jets de lumières rouges et dorées qui fusaient en tout sens. Je ne savais pas que je possédais de tels dons jusqu'ici. C'était comme une révélation.
Je me déplaçais dans les airs, allant plus vite que Milo même qui ne savait plus que faire face à la multiplication de mes attaques. À un moment, il eut le malheur de baisser sa garde et ce fut le moment propice pour le mettre au supplice. J'exerçais une pression sur son cou à l'aide d'une force invisible mais inébranlable à tel point que je le tenais de mes mains et que je serrais de plus en plus fort. J'étais focalisée à tel point sur lui que son corps fut emprisonné dans une boule d'énergie qui semblait le faire souffrir atrocement et que je faisais flotter dans le vide, en suspension.
Je dus faire face à une vision d'horreur. Alors que la pression devenait de plus en plus intense et que Milo semblait souffrir le martyr, il ne cessait d'enchaîner les métamorphoses, à tel point que toutes les êtres qu'il avait tués apparaissaient à la chaîne et finirent par former une masse laide et difforme. Au bout de plusieurs secondes, cette forme commença à aboutir à un corps avec un visage et un corps. Une vision d'horreur me faisait face : le frêle Milo était devenu un monstre arborant un visage démoniaque, rouge comme le sang, quatre grands yeux noirs qui me regardaient et huit longs bras musclés et poilus qui essayaient de m'attraper, en vain. Qu'était cette chose ?
Tout cela me terrifiait intérieurement mais je n'y prêtais plus attention. Je sentais que j'étais en train de le faire céder et que je pourrais enfin mettre une fin à tout ça, en vengeant la mort de tous mes proches. Alors je hurlai et je déchaînai mes pouvoirs sur la créature, la chose, quel que fût son nom, qui me faisait face, et qui n'avait plus rien de mon ami d'autrefois.
- Ne le tue pas, Elia.
La voix qui me parvint provenait de derrière moi. Je me retournai instantanément, relâchant mon étreinte, car je connaissais par cœur cette voix. Derrière moi, se tenait mon grand-père, arborant des cheveux blancs, une longue barbe et habillé d'un grand habit marron. Il n’avait pas changé.
- Viens avec moi, mon enfant. Je vais te dire toute la vérité.
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