222. Matière grise
À mesure que les jours raccourcissaient, les humeurs de Papa devenaient plus maussades.
Oubliés les jeux dans la neige précoce de novembre, bafouées les festivités de Noël en approche.
Il s'isolait de longues heures durant dans son bureau. Il psalmodiait jusque tard dans la nuit les traductions des glyphes ramenées du désert oriental. Obsédantes runes impies. Maman avait peur et la contagion de la terreur galopait dans la maisonnée.
Un matin glacial, Maman envoya Sonia chercher le médecin au village. Bien au chaud sous une couverture, ils abordaient la dernière ligne avant la maison quand ils entendirent cinq crépitements secs dans la clarté superbe du jour naissant. Le docteur Lovell hâta sa jument.
Dans le vestibule, l'horreur. Des traînées d'un rouge écarlate striaient les murs. Abby gisait là, Mona se tenait avachie dans les escaliers, des bulles de sang se soulevaient à la commissure de ses lèvres là où la vie la quittait. Ce qui restait du visage de Stella vint se graver pour toujours dans la mémoire de Sonia. Maman et Eugenia avaient disparu.
Une litanie fredonnée glissait le long du couloir. Papa était dans son bureau. Il faisait froid dans la pièce. Papa était nu et pourtant, il transpirait. Son revolver était posé sur ses genoux :
" Ah, Sonia, je t'ai cherché partout mais Maman n'a rien voulu me dire. Je ne parviens pas à sortir de ces dédales. Même ici, dans ces collines blanches, je suis coincé dedans. Il n'y a pas de délivrance. Shub-Niggurath vient. SHUB-NIGG... ! HAAA ! Le Reclus de Providence avait raison. Il vient. SHUB-NIGGURATH ! IL VIENT ! Prends garde, ma fille ! "
Plus vif qu'un serpent, Papa saisit son revolver et tourna le canon vers son visage. L'espace d'une seconde, Sonia crut qu'il allait ouvrir le barillet pour le vider mais il pressa la détente. Était-ce des mots que formaient les giclures de matière grise ?
L'esprit de Sonia se figea sur cette vision, en état de choc. Le Dr Lovell se rangea à l'avis de ses confrères qui auscultèrent la jeune femme. Quand son père avait appuyé sur la gâchette de son arme, n'aurait-il pas mieux valu pour Sonia qu'elle hurle plutôt de se murer dans le silence ? La psyché offre tant de mystères encore irrésolus que les hommes en oublient la menace des étoiles.
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