Princeton, 18 avril 1955

Entre les murs du vieil hôpital, un homme vit ses dernières heures. Witherspoon Street baigne dans un silence glacial qu'il accueille avec bienveillance. Il est prêt à partir et quitte à le faire, autant y ajouter une touche d´élégance.

Une infirmière est à ses côtés. Il l'aime bien. Elle s'appelle Alberta Roszel et elle est jolie comme tout avec ses boucles noires comme le jais. Il tente de lui cacher sa souffrance, mais la jeune femme n´est pas dupe. Il aimerait lui faire meilleure impression, mais tout ce qu´il a à lui offrir, c'est un visage pâle et émacié.

Alors qu'elle se penche sur lui, il tente de la faire rire. Le souffle court, il lui promet qu'aujourd´hui il ne tirera pas la langue. Sa voix est faible et il oublie qu´il lui parle en allemand. Il remonte dans le temps et lui conte qu´il était coincé à l'arrière d´une limousine. C'était le 14 mars 1951. Des paparazzi voulaient célébrer son anniversaire à leur manière en lui soutirant une phrase à monter en épingle ou en lui volant une photographie. Comme il s'en veut de leur avoir tirer la langue au lieu de sourire comme l'aurait fait un être humain lambda.

Ce qui l'énerve, c´est ce foutu Arthur Sasse. Pourquoi ce photographe chercheur de misère a-t-il appuyé sur le déclencheur au plus mauvais moment, transformant une langue au milieu d'un visage échevelé en icône ?

Alberta ne comprend pas un mot, mais regarde le savant épuisé avec compassion. Son patient prend deux grandes respirations et rend l'âme.

Il est 1h15. Albert Einstein vient de mourir sans savoir que le prochain à s'occuper de lui est Thomas Harvey, le pathologiste de l´hôpital. Le Prix Nobel de physique ignore que son cerveau va être prélevé et conservé pour l'éternité dans une jarre de formol, alors que le reste de son corps se transformera en cendres et s'unira aux eaux d´une rivière du New Jersey.