101 - La planète B

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Ou pas. C'est pour le savoir que Noëlle, Gabrielle et Abigaëlle se retrouvent à l'hôpital de l'Ouest à côté de la Russell School. Elles ont rendez-vous avec la médecin spationaute Izzy, fille de Victor pour voir si Yael se porte bien. Elles sont toutes les quatre émerveillées de la découvrir à l'échographie 3D.

  • On peut programmer la naissance. Et quelle naissance ! Extra-terrestre ?
  • Extra univers.
  • Extra mon ventre, surtout. C'est bizarre, je n'ai plus du tout les mêmes sensations qu'avant.
  • C'est normal. La douleur n'existe pas ici. Il y a des ondes anesthésiantes sur notre planète. On ressent bien la différence quand on va dans l'espace.
  • Il n'y a pas que ça. Notre humeur n'est plus la même non plus. Notre esprit. Notre âme ? En fait, c'est comme si on était dans la vie après la mort, c'est un peu ça d'ailleurs.
  • C'est complètement ça. On est au paradis. On ne vieillit plus. On a pas mal. On ne meurt pas. On a pas de mauvais sentiments. La sérénité éternelle.
  • Docteur ? Qui vous a donné ce prénom ?
  • Ma mère, c'est la directrice de l'hôpital.
  • Vous savez ce que ça veut dire chez nous ?
  • Non, quoi ?
  • Dieu est serment.

Elles se regardent toutes en souriant. C'est un signe.

Izzy s’arrête sur le regard profond d’Abi, quelque chose se passe, un fluide circule entre elles, elles ont en même temps une chaleur dans le cœur. C’est comme ça qu’on tombe amoureuse ici ? Noëlle a tout de suite compris. Elle raccompagne Gabrielle et les laisse entre elles.

  • Je suis désolée, Abigaëlle, je suis prise. J’ai quelqu’un dans ma vie.
  • Je sais, je vous ai vues. C’est l’autre hôtesse d’accueil qui était avec vous à notre arrivée. La grande brune, un peu garçonne. Elle plait beaucoup à ma copine.
  • Ah oui ?
  • Et si on faisait un échange ? Échange culturel bien-sûr, dans le cadre diplomatique de l’insertion des réfugiés multiversels.

C’est ainsi qu’elles se retrouvent à un dîner date protocolaire au bord de la plage. Juste après le soleil couchant, les termes du contrat sont établis. Elles échangent leurs places. La situation est doublement excitante. Pas besoin de philtre. Ou alors il est dans l’air. Ou dans les mets étranges où on ne sait pas si c’est du végétal ou de l’animal, il y a l’air d’avoir une cinquantaines de choses différentes dans l’assiette avec autant de couleurs et de consistances. La boisson est pétillante, amer et salée. Elles expliquent comment associer les sauces et après cet apprentissage les vrais dialogues s’instaurent, chacun de son côté comme si elles étaient à des tables différentes, il y a comme une bulle qui s’installe sur leur intimité commune. Simone engage la conversation avec la garçonne :

  • Alors tu t’appelles Bri ?
  • C’est comme ça que Izzy m’appelle. En fait c’est Brigitte.
  • J’ai bien Bri.
  • Moi aussi. C’est quoi sur ton bras ?
  • Un dessin qui ne s’efface pas. Tatouage. J’en ai plein sur le corps, je te montrerai.

Bri sourit. Elle se rapproche. Simone continue :

  • Tu sens bon. Je n’ai jamais senti un parfum pareil.
  • C’est naturel. Quand je suis excitée. Ça vient de l’intérieur de mes cuisses et ça remonte. C’est très volatil.

De l’autre côté de la table elles en sont déjà à s’embrasser et à roucouler. Étonnée, Bri s’arrête de mâcher lorsque Simone se jette sur elle pour l’embrasser aussi et aller manger sans sa bouche. Quel baiser ! Bri n’oubliera jamais ça. Inattendu. Surprenant. Elle sent une main dans sa culotte. Bri se retient de tousser. Simone se retire pour la laisser boire et respirer. Elles vont bien s’amuser.

Simone se réveille dans un lit confortable à côté de la grande brune qui vient de lui donner un coup de pied :

  • Tu ronfles.
  • Ah bon ? Désolé.
  • Alors, comment c’était ?
  • C’est toujours bien avec les filles.
  • Il parait que ce n’est pas terrible avec les garçons de votre côté.
  • La pénétration n’est que douleur ou absence de plaisir. On est anesthésiée de ce côté-là pour pouvoir supporter l’accouchement. Chez vous il parait que … ?
  • Ça a évolué. Les bébés ne sortent plus par là. On ouvre le ventre. Du coup le reste est très sensible au plaisir.
  • Oui, j’ai vu comment tu te tortillais quand je jouais avec mes doigts.

Bri se rapproche pour lui caresser les fesses et aventurer ses doigts aussi.

  • Et par là ?
  • Par là, c’est pas mal, en restant en surface. Et toi ?
  • Rien du tout.
  • Tu es sûre ?

Simone tourne autour de Bri comme un serpent et plonge son visage entre ses fesses. Bri prend soudain une grande inspiration en ouvrant grand les yeux.

***

La communauté terrienne se réunit à la cathédrale maintenant administrée par le Père Simon, le Pasteur Patrice et Sœur Adélaïde. Il s’agit de faire le point. Sommes-nous dans une vie après la mort ? Qu’allons-nous faire maintenant ? Gourou leader doit donner ses directives, il monte alors à la chaire pour prêcher sa bonne parole :

  • Cette étape de notre vie va être douce et longue. Trouvez-vous une activité, un partenaire, fondez une famille mais surtout faites-en le moins possible. On se revoit dans un siècle ou deux pour analyser vos retours d’expérience.

En attendant, avec son équipe, ils ont un mystère à éclaircir. Même plusieurs. Pourquoi Aline a son double ici, ainsi que Sandrine. Y en a-t-il d’autres ? Simone lève le bras :

  • Une locale m’a présenté sa mère, on dirait Gabrielle. Je pense que la locale est également un double de Yael, qui n’est pas encore née de notre côté mais ici, oui.
  • Une mère et sa fille ? Il s’agit peut-être d’un clonage comme Cendrine et sa fille ?
  • Non, il y a un père.

Noëlle précise :

  • Yael sera unique en son genre. Même si elle a son double ici elle va évolué différemment.

Patrice reprend :

  • On y arrivera pas tous seuls. Il faut qu’on renforce notre équipe avec des locaux.

À la fin de la réunion, Natacha va voir Phoebe :

  • Ma sœur ? Prenez-bien soin de lui. Je vous le laisse. Et j’ai obtenu un rendez-vous à l’hôpital pour vous. Ils peuvent vous aider.
  • M’aider ? À quoi ?
  • Vous voulez toujours un bébé ?
  • Je ne sais plus, je ne sais pas. C’était d’actualité avant mais maintenant on est ailleurs. Tout est tellement différent ici. J’attends de voir.
  • D’accord. Et pour Patrice ?
  • Je ne sais pas. Je ne sais pas ce qu’il en est ici. Tout dépend de lui. Mais là il veut se lancer dans une nouvelle quête. Je ne sais pas si je serai de la partie. Je n’ai plus envie. Je veux passer à autre chose.
  • Venez avec moi. Il y a du travail pour nous à l’hôpital.
  • Je ne sais pas. Vous savez, j’ai perdu mes pouvoirs ici. On est tous plus ou moins dans l’invisible. Je pense que je dois faire une pause et comprendre, décider qui je suis. Je vais aller au village, on m’a proposé un poste là-bas.

***

J'arrive au village devant un grand chalet imposant et une grande pancarte aux lettres de western : Law House avec une sorte de slogan : Un Service de Police pour votre sécurité. Florence Albertini se présente sur la terrasse surplombant la route, uniforme, lunettes noires, chapeau, gants beiges, une arme de poing de chaque côté, prête à dégainer. Je demande :

  • C’est le far west ici ? Je croyais qu’on était au centre de l’île, dans les montagnes. Sympa l’affichage, il n’y a pas plus ostentatoire. Heureusement que le crime n’existe pas ici.
  • Bonjour Phoebe. J’ai choisi cette activité, c’est plutôt calme en effet, ça tombe bien, il faut en faire le moins possible. Et puis il y a plein de terriens qui viennent de débarquer au village, alors je prends les devants.
  • Maintenant je m’appelle Adélaïde. Sœur Adélaïde. Adé pour les intimes.
  • Je sais, j’ai besoin d’un aumonier pour surveiller les âmes égarées. La cheffe du village a eu des infos de ta hiérarchie du Vatican, ils sont venus aussi, ils se sont installés dans le sud, comme d’habitude, dans une zone portuaire. Ils disent que tu es la femme idéale. Pour ce job. Elle a aussi besoin d’une protection rapprochée. Il parait que tu es qualifiée aussi à ça.
  • J’étais plutôt dans la surveillance et l’espionnage, l’infiltration tout ça… Je ne suis pas une commando du Christ, ça c’était un autre service.

Flo me montre mon bureau. Il y a même un uniforme accroché à une armoire :

  • Hors de question. Et c’est quoi toutes ces armes ?
  • HK USP et Glock 17, je sais, ils ne sont pas complémentaires mais je n’ai jamais su choisir.
  • Je bosse en civil. Avec comme seule arme la croix autour du cou.
  • Comme tu veux, tant que ça les impressionne. Il y a des agents qui traînent, leur Police à eux. C’est juste que je veux leur montrer qu’on est là pour se gérer nous-mêmes. Les armes, l’uniforme, c’est du folklore. Ta religion, ça peut marcher aussi.

C’est peut-être ça mon pouvoir ici. Flo m’invite à la suivre dans son véhicule. Ici il y a des routes. On fait ça à l’ancienne. On arrête de passer par les airs comme partout ailleurs dans l’île. On arrive sur un flan de colline.

  • C’est ta maison.
  • Encore un chalet.
  • C’est la montagne.
  • Il y a de la neige ?
  • Des fois.

Une habitation petite et fonctionnelle avec un jardin sauvage et arboré. Il y a un véhicule dans le garage. Et une sorte de moto. Et un vélo.

  • Merci Flo, pour tout ça.
  • Oui je pense qu’il y a tout. Tu va être bien ici. Pour le jardinage il y a une cabane au fond du jardin avec des outils. Je te fais faire le tour.

Elle me donne également les consignes pour la gestion de tous les fluides, courant, eau, réseau etc… Je sens que je vais me sentir bien ici.

Je la suis plusieurs jours dans le village pour faire connaissance avec les habitants. La Taverne où tout le monde se retrouve pour manger, boire et s’amuser, la salle polyvalente pour le sport, les fermes pour la nourriture et on finit par la mairie.

  • Tu as un bureau aussi ici. Je vais te présenter la mairesse.

Mais elle n’est pas là. Il n’y a pas vraiment d’horaires pour les employés non plus.

En fait elle est chez elle en train de préparer des confitures. On arrive chez elle et la route se termine sur le toit de sa maison sur pilotis. A part ça, elle se confond avec la nature autour. On se gare à côté d’une une navette toujours prête à partir comme me l’explique Flo. On rentre, je découvre une dame blonde aux cheveux longs, elle semble avoir la quarantaine, elle s’approche, tout n’est que douceur dans ses mouvements, dans son regard, dans sa façon de parler. Je suis troublée.

  • Bonjour, je suis Émilie Raymond. Bienvenue au village. J’essaie d’intégrer un maximum de nouveaux arrivants à notre population ici. Il vaut mieux commencer par ici avant d’affronter le reste de l’île.
  • Bonjour madame, je suis Adélaïde, Sœur Adélaïde Vicaire, Vicaire c’est mon nom de famille, pas ma fonction.
  • Enchantée, appelez-moi Émilie.
  • Et moi Adé.

Flo nous laisse. Je reste avec Émilie. Elle m’invite à l’aider à finir de préparer les confitures en cuisine. Tout est extrêmement moderne ici, tout le contraire de l’ambiance au village.

  • Vous savez, je viens de la Terre aussi, j’ai fait partie de la première vague en 1989. J’ai grandi dans l’Est.
  • Alsace-Lorraine ?
  • Franche-Comté. Dans un petit village près de Besançon.
  • Ça alors, je viens de Dijon à l’origine. C’est la même région maintenant vous savez ?
  • Ah bon ?
  • On est des burguicomtoises.

Justement, une comtoise sonne la demi. De quelle heure ? On continue de discuter en préparant les confitures de coing, mirabelles et fraises.

  • Les coings sont déjà mûrs ?
  • Il n’y a pas vraiment de saisons ici.

En fait, l’intégration est faite pour nous habituer rapidement au changement. Le soir un chauffeur passe nous prendre et on va dîner à la Taverne. Je découvre qu’Aline est déjà en cuisine à préparer les repas. Je pensais qu’elle était restée à l’ouest avec Alice mais non. Émilie a son carré VIP à l’abri des regards. On est presque dans l’intimité. J’essaie de suivre avec toutes les informations nouvelles à intégrer :

  • J’ai deux enfants, Victor et Victoria, vous connaissez Victor. Je suis déjà trois fois grand-mère, bientôt quatre avec Alice qui est enceinte.

Elle n’a pas de pouvoir. Elle ne lit pas dans les pensées. Alors je lui dis :

  • J’ai été enceinte aussi mais j’ai perdu le bébé. Je ne pensais pas que ça allait m’affecter autant. Ici je me sens mieux.

Une musique envoûtante se fait entendre. Elle se lève et me prend la main, on danse. Un slow. Et elle continue la conversation.

  • Se sentir bien est mon objectif pour tous mes concitoyens.

Je ne l’écoute plus. Je me rapproche. Je me fond dans ses bras et je ferme les yeux. On tangue. À la fin de la chanson on se regarde et on sourit en se tenant les mains. Elle me raccompagne à pied à ma nouvelle maison. J’ai le cœur qui bat. On continue de discuter. Je lui raconte Dijon, la Bretagne, Greta qui est aussi installée ici avec Gabriel et leur fille Isa Love. On arrive chez moi. On découvre ensemble ma cuisine pour se préparer une boisson chaude.

  • Je dois vous ramener chez vous mais il faudra m’expliquer comment fonctionne le véhicule. À moins que vous préférez que votre chauffeur passe vous récupérer ?

Elle ne répond pas. Elle me sourit et elle s’approche. Assez près pour que je l’embrasse. Elle me chuchotte :

  • Je n’ai pas envie de le déranger.

Je sens ses effluves excitantes remonter sur moi, elles m’enveloppent et je ne sais pas pourquoi mais je me mets à réciter le Notre Père. Elle recule, choquée et désolée :

  • Je m’excuse, je ne voulais pas…

Et je me jette sur elle pour l’embrasser.

Le soleil me réveille. Je suis nue dans ses bras. Protection rapprochée ? Mission accomplie. Elle ouvre les yeux.

  • Je peux vous appeler Emy ?

Elle m’embrasse et me répond :

  • Tu peux aussi me tutoyer.

Je ne sais pas. Je ne sais plus. C’est un peu trop d’un coup, même pour moi. Je n’aurais pas dû. C’est allé trop vite. Mais dès qu’elle se lève pour aller se rafraîchir, mes doutes s’envolent. Et dès qu’elle quitte la pièce, elle me manque déjà. Qu’est ce que je vais devenir ? Je me sens connectée à elle, j'ai l'impression d'entendre ses pensées. Derrière la liste des choses à faire dans la journée qu'elle se remémore pour ne pas oublier il y a une pensée intime qui se cache derrière, je l'entends distinctement : "On ne m'avait jamais bouffé le cul comme ça". Elle réapparait, elle sourit et me demande :

  • Pourquoi tu rougis ?
  • J'entends tes pensées, intimes.
  • Tant mieux. Ce sera plus facile pour me protéger. Si je vais trop loin, tu pourras m'arrêter, me mettre les menottes et me faire des choses. Tous les jours. Toutes les nuits.

Je me sens menacée. Je suis en train de chercher où j'ai mis l'arme de service que Flo m'a donné. Mais la situation m'excite aussi. Je suis la petite pute de la cheffe du village. J'ai envie qu'elle me viole. Que je sois sa chose. N'importe quoi, je délire complètement. Alors je pleure. Elle recule, choquée et désolée, et je me jette sur elle pour l'embrasser.

***

Lorsque Flo arrive à la LH, je suis déjà à poste. J’essaye l’uniforme. Je charge mon arme de service une sorte de tazer. Je programme un trajet pour m’entraîner à piloter le véhicule tout terrain.

  • Alors ? Il paraît que ça s’est bien passé ?
  • Elle est très… affectueuse. Elle t’a fait le coup aussi ?
  • Non, moi je n’ai eu droit qu’à un agent local. C’est leur façon de faire… connaissance. Ici on est plus ou moins dans l’Invisible.
  • Avec du sexe.
  • Et de l’Amour.
  • Vraiment ?
  • Ou alors on est au Paradis. Pas de haine. Pas de problème. Aucune cause à défendre. Je pense qu’on doit être une sacrée menace à leur équilibre. Sacré. C’est ça qui les intéresse en nous je crois, si j’ose dire. C’est pour ça que tu es importante. Tu es une vraie religieuse, vous n’êtes que trois à être venus, vous avez chacun votre spécificité, c’est ça qui les intéresse. Pas Greta, ni Aline, ni Aurélie, peut-être un peu Noëlle et Gabrielle bien-sûr avec son bébé à venir.
  • Pas Isa Love ?
  • Si, tout ceux de la lignée, de Patrice, du Père Simon.
  • Dommage que j’aie perdu mon bébé.

Silence. Flo ne sait plus quoi dire. Le sujet est délicat. Finalement elle reprend :

  • Notre mission est de leur assurer qu’on est pas une menace pour leur équilibre.
  • Tu es sûre qu’ils y tiennent vraiment ? Si c’est le cas ils s’y prennent mal.
  • Oui, mais on les intéresse, on est un plus pour leur sens de l’existence, ils se sont donnés beaucoup de mal pour nous sauver. On doit juste veiller à ce que ça ne tourne pas mal. Que ça fonctionne. Ici au village, c’est un bon laboratoire pour juger de l’expérience.

***

Gabriel

Au Village je file le Parfait Amour avec Greta. Son Univers ne se résume plus qu’à Isa Love et Moi.

  • Je suis tellement Heureuse. Je crois que tu m’aimes vraiment. Parce que je t’ai désenvoûté. Parce que tu m’es revenu. Tu m’aimes ?
  • Je t’Aime Greta. Je ne sais pas pourquoi, je le sens, je le ressens, Tu es en moi, je suis en Toi ?
  • Viens en Moi mon Amour, encore et Encore.

On fait l’amour toute la journée et toute la nuit, partout, tout le temps. Sauf pour s’occuper d’Isa Love. Greta est en retraite de vie sociale. Mais elle ne s’enferme pas pour autant. Elle laisse venir, sans forcer, sans se forcer elle comme elle l’a toujours fait. Et nous sommes ses seuls repères primaires. Son Esprit est en Paix. Le mien aussi. On fusionne. On vit notre Rêve. On en profite. On se sait pas si ça va durer.

- Tu veux m’épouser ?

- Ce n’est pas ça qui compte. C’est même dangereux. C’est une menace. Un défi aux dieux et à nous-mêmes. Restons heureux comme ça mon Amour. Pour Toujours.

On est bien ici ensemble, coupés du monde, isolés dans le Village. En dehors, au loin, Frances va accoucher, Greta a aussi semé plein de bébés, il y a tant de choses qui peuvent nous séparer mais pas ici. Ici nous sommes Unis, autour d’Isa Love, dans notre petite Maison, dans notre petite Vie, notre paradis au Paradis. On rayonne d’Amour dans le Village, on nous regarde avec admiration et envie, on est comme un modèle de Bonheur à suivre, un exemple. Et je caresse mon exemple, je l’honore, je la goûte, je suis en elle, elle est en moi, nous gémissons de plaisir dans ces instants éternels, rien qu’à nous, dans notre Vie, dans l’Absolu.

***

À l’Ouest, Aline s’installe avec Jean-Paul à Laguna City. Ils rajeunissent. Sophie est bien-sûr dans les parages. Ils doivent tous se réinventer. Fini le social, le devoir de mémoire et le vin qui n’existe pas ici. Abigaëlle s’est inscrite à la Russell School, comme la plupart des Bretons du donjon de Castle2. Simone a disparu avec Bri. Patrice officie à la cathédrale, etc.

Tinaïg

Papa officie avec le Pasteur Patrice à la cathédrale. Maman traîne à l’école des arts. Et moi je me sens trop jeune pour la Russell School. D’ailleurs, Lambert m’a vite délaissée pour les jolies poulettes extra-terrestres. Je ne peux pas lui en vouloir, elles sont superbes. Moi je traîne à la médiathèque, je reste hypnotisée par leur histoire, c’est du grand n’importe quoi, que des guerres et des rivalités alors qu’ils ont tout pour être heureux. D’ailleurs la jeune génération n’a pas adhéré à leurs traditions débiles et maintenant c’est peace and love. Leur programme de gymnastique est intéressant. Je me débrouille bien au sol avec les outils. Il y a des garçons qui sont passés pour aller au terrain de tennis couvert. L’un d’eux s’est arrêté. Il vient me parler :

  • Salut, je suis Franck de l’équipe de tennis, je trouve que tu es souple et très bien coordonnée, et tu voles dans les airs. Je ne te connais pas, tu es en première année ? Tu viens d’où ?
  • Je viens de la Terre et oui je viens de m’inscrire.
  • La Terre ? Intéressant. Tu connais donc le tennis. Ça te dit d’essayer ? Comment tu t’appelles ?
  • Tinaïg. Je suis la fille du Père Simon de la cathédrale et de Suzanne, on l’appelle l’immortelle.
  • Tinaïg, je te propose de t’entraîner, il nous manque des joueuses. Mais pas de pression, c’est juste pour participer, pas pour gagner. Mais je pense que tu as des qualités intéressantes. Et puis c’est l’occasion de te présenter notre monde à travers une activité, je pense que j’ai les requis pour un tutorat, je vais voir avec ma hiérarchie. A moins que tu aies déjà une tutrice en gym ?
  • Je te suis, montre-moi ton tennis.

J’espère qu’il n’a pas relevé l’allusion. Il est sympa, il est mignon. Je pense qu’on a le même âge.

Il y a des tournois un peu partout. J’y fais de la figuration. Je suis une curiosité. Tous les joueuses et joueurs inscrits sont sympathiques. Quand Franck n’est pas disponible, ils m’expliquent les règles et ils m’invitent à s’entraîner ensemble en musculation et en endurance cardio-pulmonaire. Je croise parfois Simone, elle est inscrite et classée, elle est entraînée par Bri. À chaque fois on en profite pour faire une activité ensemble tous les quatre. Franck a changé mon look, ma coiffure, il m’a fait opérer des yeux pour me débarrasser de mes lunettes et je suis très entreprenante avec lui, ça le trouble, il veut rester professionnel pour être plus efficace mais c’est tellement plus agréable de passer du temps avec son partenaire sexuel et amoureux. C’est sa copine qui le freine. Il est engagé. Mais elle n’est pas dupe. Je ne me suis pas faite une amie avec Elina, elle est dans l’organisation des tournois et arbitre quelques parties. Alors je suis discrète quand j’entreprends Franck. Je lui demande de me transmettre ses fluides dans le vestiaire avant le match. Ensuite je le revois en tribune à côté d’Elina, il a l’air tout bizarre, elle doit penser qu’il est tendu sur le score. Je sens une goutte froide couler le long de ma jambe. J’ai oublié de remettre ma culotte. Je vais l’essuyer discrètement avec une balle avant de l’envoyer en service à mon adversaire. Je vérifie tout de même que ce n’est pas du sang. La situation m’excite, je suis déconcentrée. Je perds le point facilement et à la pause il vient me voir pour me donner des consignes. En fait on parle d’autre chose. De ce qu’on fera après sous la douche, en cachette.

Ce soir, je me sens toute fraîche. Je vais répondre à quelques interview. J’ai une jolie tenue, une jolie coiffure, je sens bon, je suis épanouie, peut-être amoureuse ? On est en extérieur, sur des ponts en bois près d’un port dans le sud de l’île. L’air de la mer est frais. Je vois Franck et Elina au loin. Je les rejoins. Il doit nous laisser pour aller voir le directeur du prochain tournoi qui arrive. Elina me regarde. Je l’entends. Nous les terriens on est tous plus ou moins médium ici. Eux, pas du tout. Elle me trouve belle. Elle m’aime bien. Elle n’ose pas me parler. Je me lance :

  • Je suis désolée.
  • De quoi ?
  • Je vous le prend souvent, Franck.
  • Oh, tu sais, on est un vieux couple. Ça fait longtemps qu’on n’est plus fusionnels. Il a l’air heureux avec toi. Je le sens revivre. On avait un projet ensemble, après tout ça, on voulait s’installer à Laguna Beach et fonder une famille. Je crois que ce n’est plus d’actualité. Tu le passionnes. Pourtant tu n’es pas classée, tu n’es pas non plus la seule terrienne, Simone est plus intéressante, alors je pense que c’est juste… toi. Je l’aime. Je ne veux que son bonheur. Et tu le rends heureux. Je pense que c’est l’occasion pour moi de passer à autre chose. De me retrouver. De me ressourcer. D’aller à l’essentiel. Je vais aller m’installer au Village. Je ne lui en ai pas encore parlé. Je voulais voir avec toi. Être sûre que ça ira, pour lui, pour vous.
  • Je prendrai soin de lui.
  • Merci Tina.

Et elle m’embrasse, elle me fait la bise. On se tient par la main, on se regarde et on sourit. Un nuage de douceur nous entoure. C’est son parfum. Je crois.

***

Noëlle

Je vois la différence. En méditation transcendantale, cet univers paraît beaucoup plus petit, plus vide, moins plein, plus jeune, moins complexe et avec des lois physiques légèrement différentes sur le temps qui passe. En se concentrant sur la Planète B comme l’a surnommé Greta, je m’aperçois qu’il n’y a pas que l’île mais plusieurs autres continents. Sur l’un d’entre eux certaines machines, d’énormes cubes, sont au travail. Elles sont remplies de petits robots autonomes. Les cubes se déplacent ici et là avec la légèreté d’une plume d’un kilomètre cube. Certains vont se garer en orbite dans l’espace, d’autres en viennent. Il s’agit d’imprimantes 3D, celles qui ont servi à recopier le Palais Royal de Greta et les Castle 1 et 2, entre autres. Elles se rechargent en matières premières au centre d’un continent fait de forêts et de carrières.

Pour la première fois de ma vie, je me sens désœuvrée. Perdue. Je suis triste et j’ai presque peur. Il n’y a que deux personnes qui peuvent me rassurer, je vais d’abord aller parler à Patrice :

  • Mes pouvoirs s’affaiblissent ici. Ils vont finir par s’éteindre. Il n’y a que la méditation qui fonctionne encore. Et je ne sers à rien ici. Il n’y a pas d’hélicoptère à piloter. Les avions volent tout seuls. Je vais me retrouver au même point de ma vie qu’avant tout ça, quand j’avais onze ans et que je traînais en cuisine avec maman. C’est peut-être là que je dois reprendre ma vie. Il paraît qu’elle assure des services en cuisine à la Taverne du Village.
  • Pour moi c’est le contraire. Je ressens la Foi si fort que c’est assourdissant. Et autour de moi tout le monde a soif de spiritualité.
  • Oui j’ai l’impression que nous sommes arrivé à la fin de leur civilisation. Qu’ils attendent beaucoup de nous.
  • Ils nous ont sauvé, on est leur espoir.

À la Taverne le cuisinier est un biologiste. Helmut donne des consignes à Aline sur les sauces, il faut qu’elles soient un peu sucrées. J'enfile mon tablier et j'attends les consignes. Préparation des légumes, d'une pâte et un assemblage de fruits pour le dessert. Je me concentre, plus rien n'existe que la recette. On fait des pauses pour faire le point ou pour discuter. À la fin du service, Helmut nous amène trois bouteille :

  • Les trois couleurs, rouge, blanc, rosé. C'était le sujet de ma thèse. Un fiasco. Ça n'a pas marché. Les clients ont trouvé ça horrible, amer. Moi aussi.
  • On peu demander à Sophie, elle était dans le domaine.

Le temps de trouver un téléphone et de la prévenir, Sophie arrive le lendemain à la Taverne. Après les présentations, Helmut lui montre les bouteilles.

  • Pas la peine de les ouvrir. Je vois d'où vient le problème. Personne ne trouvera ça bon ici. Vous avez suivi une recette terrienne, je peux sans doute les trouver encore bons mais ici on se transforme, notre goût aussi, il devient enfantin et toutes les appréciations amertumes sont une torture, presque du poison. Même votre bière on dirait du soda. C'est comme ça, on rajeunit. Plus de poils sous les bras non plus. Mais j'ai une idée pour vous : il faut faire du moelleux.

Finalement on les ouvre. Et on les goûte. Pour moi ça passe. Aline aussi. Sophie n'a pas encore goûté, elle les regarde avec une lampe blanche, observe comment le liquide coule sur le verre, elle le sent en fermant les yeux et pose des questions techniques sur la vinification. Elle goûte et elle sourit :

  • Peut-être qu'on va garder ce don. Il est bon. Ils sont bons. Un vin de terrien. Pour les autres, il faut essayer le vin sucré.

On les laisse discuter et on passe en terrasse. Un moment privilégié avec maman :

  • Je trouve que tu es belle. Tu te transformes en Alice.
  • Oui je me trouve encore plus belle que quand j'étais jeune.
  • Moi aussi je rajeunis. Je n'ai plus de pouvoir. Je viens continuer ma vie là où elle s'était arrêtée avec cette malédiction. Je reviens d'observer en cuisine.
  • On est bien ici.
  • C'est comme dans un rêve, c'est beaucoup moins net pour moi. Je pense que je suis vraiment morte, et au Paradis.
  • Ça va nous passer. On va trouver notre place.
  • En attendant est-ce que tu m'embauches ?
  • Je te laisse ma place même. Avec Jean-Paul on s'est installés à l'Ouest. Et je passe beaucoup de temps avec Alice. Mais tu sais, il n'y a pas grand-chose à faire : ils ne mangent qu'une fois par jour ici, quand ils mangent. À midi il y aura Greta et sa petite famille.
  • Chouette ! J'ai hâte de revoir Isa Love.

Finalement Sophie est restée au village. Elle est sur un projet avec Helmut, pour le moelleux. Depuis cette histoire je vois que la compagne d'Helmut est très tendue. Un soir j'ai l'occasion de lui dire, elle m'aide à faire la vaisselle :

  • Astrid, ne t'inquiète pas, Sophie n'aime pas les garçons. Je l'ai toujours connu avec des filles.

Astrid arrête de frotter un plat et hésite avant de me dire :

  • Justement, elle me plaît beaucoup, je pense que je suis jalouse.

Quoi ? Ça y est je suis vraiment aveugle de mon sixième sens. Je suis handicapée. Ou normale ?

  • D'accord, je vais lui en parler.
  • D'accord, merci Noëlle.
  • À Helmut.
  • Quoi ? Non !

Et je me mets à rire, elle a compris, elle aussi, et elle me lance de la mousse au visage.

  • Et toi ? Avec Sophie ?
  • Non, pas Sophie. Mais avec une autre, une fois, on a vraiment été très, très proches, à la vie, à la mort. Sinon mon truc c'était les hommes mûrs, les vieux. Mon prof de français au lycée, le maire de la ville… Maintenant, je ne sais plus. Remarque, ton histoire est peut-être un signe. Je vais aller revoir la fille.
  • Elle est venue aussi ?
  • Oui, c'est Florence Albertini. Je crois qu'elle est seule en ce moment.

Lorsque j'arrive à la Law House, elle me demande tout de suite si …

  • Non, Flo, je ne te serais pas utile à grand-chose, je viens de perdre tous mes pouvoirs.
  • Alors comment tu savais ce que j'allais te demander ?
  • C'est pas pareil, je reste connectée, avec les intimes. Mais peut-être que ça va disparaître aussi. Voilà où j'en suis. Je m'efface. Je dois me réinventer.
  • Aurélie cherche du monde aussi. Et tu connais les animaux.
  • Je veux dire, quelque chose de nouveau.

Le téléphone sonne. Le rouge. Flo, étonnée, s'excuse et décroche. Elle va pour parler mais ne dit rien. Elle me regarde. Raccroche et regarde dans les coins au plafond.

  • Elle veut te voir.
  • Qui ?
  • La Maire du Village.

Un chauffeur m'attend. Il me dépose à l'entrée de la maison à moitié dans le vide. La porte d'entrée est ouverte. J'entre. Personne. Je vais jusque sur la terrasse. Une vue magnifique. Un peu de vent. Derrière moi j'entends :

  • Bonjour. Merci d'être venue. Il faut que je vous parle.

Je me retourne. Elle reste à distance. Elle me regarde bizarrement.

  • Madame ?
  • Je crois que je suis en train de récupérer tous vos pouvoirs. Je ne sais pas pourquoi. Ils sont très puissants. Ça n'a pas dû être facile.
  • J'ai crû devenir folle. Ça a été difficile. Je n'étais qu'une enfant.

Elle me tend la main. Je la prend. Je retrouve tous mes sens.

  • Je savais faire ça aussi.

Je retire ma main. Tout s'éteint. Pourquoi elle ?

  • Pourquoi moi ?
  • Je suis désolée, je ne sais pas. Ça va aller ?
  • Je pense, oui. J'ai connu pire.
  • L'alcool atténue la douleur.
  • J'ai déjà essayé.
  • Il y a autre chose qui peut calmer. Vous permettez ?

J'approche, je regarde son ventre. Je réfléchis par où passer. Je la regarde à nouveau pour avoir son accord. Elle hoche. Je passe ma main sous son chemisier, je la pose à plat, je sens son nombril. Elle frissonne. Je la regarde. De beaux yeux bleus. Je descends. Elle ne porte pas de culotte. Elle ferme les yeux.

  • Ça va mieux.

Encore un Maire. Je suis abonnée ? C'est une malédiction. On s'installe sur des transats face au paysage. Je suis à sa gauche. Elle prend le relais de sa main droite. Je lui tiens sa main gauche. On ferme les yeux et on respire. On est connectées. Presque inconsciemment, je plonge ma main gauche entre mes cuisses. Je pense que c'est elle qui commande. Drôle de façon de faire connaissance pour une première rencontre. Ça promet…

  • Je crois que c'est toi qui a provoqué tout ça.
  • Je n'ai pas perdu mes pouvoirs, je les ai libéré pour aller à la recherche de mon âme sœur.
  • Pourquoi moi ?
  • Je ne sais pas, je ne vous connais pas.
  • Je peux les garder ?
  • J'aimerais bien. Je me sens bien sans. Je me sens moi-même. Peut-être qu'il n'y a que vous qui pouvez me les prendre, me soigner.
  • Je ne peux pas affronter ça toute seule. Il faut rester avec moi.
  • D'accord.

Je lui serre la main. Je reste avec elle. Toute la nuit. En contact. On s'endort.

Lorsque je me réveille elle me regarde bizarrement, encore.

  • Je crois que tu as changé, un peu.

Je la lâche, je me lève et je vais me regarder dans le miroir de la chambre. Je me touche les joues et le cou :

  • J'ai maigri.

Je regarde mon nez et le contour de mes yeux, elle vient se placer derrière moi puis je la regarde elle dans le miroir. On commence à se ressembler. Elle a l'air embêtée :

  • Tu ressembles à ma fille maintenant.
  • Et les pouvoirs ?
  • Ils sont toujours là.
  • On fusionne ? Comme Aline et Alice ? Comme Sandrine et Cendrine ?
  • Noëlle et Émilie… rien à voir.
  • Noémie ?

Elle sourit. Elle m'embrasse sur la joue. Je pose ma tête sur sa poitrine. Je me sens bien. Le lendemain on est rassurées. Je n'ai pas beaucoup changé finalement. Je vais pouvoir garder mon identité. Elle peut garder mes pouvoir. Elle va veiller sur eux pour moi.

À la Taverne je fais le service du matin. Je vois une connaissance.

  • Phoebe ? Tu t'es levée tard ?
  • Bonjour Noëlle. C'est encore l'heure du brunch ?
  • Je vais te servir.
  • Merci. Noëlle ?
  • Oui ?
  • Ici je suis Adélaïde. Adé. Sœur Adélaïde.
  • Oui je sais, ça l'a toujours été en fait.
  • Tu le savais, bien-sûr.
  • C'est à toi de décider. Adé ?
  • Oui.
  • Bienvenue dans la famille.
  • Ah, oui. Ça alors… Merci. J'ai su que tu avais rencontré Emy.
  • Emy ? Émilie ? Oui. Elle est très…
  • Affectueuse.
  • Oui, non, c'est pas ça, je veux dire que, c'est différent pour moi. Pour elle.
  • Ah bon ?
  • Tu le savais, bien-sûr. Toi, tu es toujours connectée ?
  • À l'Invisible ? Plus que jamais. Surtout les gens de Foi. C'est amplifié ici pour nous, les croyants.
  • Oui, je sais, Patrice m'en a parlé. Pour moi c'est fini. Émilie m'a guérie.
  • C'est pour ça que je suis là, en fait. On m'a mise sur l'enquête. On va avoir besoin du Père Simon sur ce coup.
  • Donc du Vatican aussi ?
  • Oui. Ils veulent qu'on passe par toi. Je pense que tu vas être sur le coup aussi, pour nous renseigner.
  • Pour vous surveiller.
  • Tu crois qu'ils ont la réponse ?
  • Ils doivent l'avoir quelque part. Ils ont accès à tout. Ils étaient au courant pour le CERN en 1989. Ils sont au courant de tout. Là où il y a du paranormal, il y a des agents.
  • Attention, tu m'en dis trop, je ne suis pas assermentée.
  • Si, tu l'es.
  • Ah bon ?
  • Ben oui : la famille !

Je regarde sa petite croix en broche sur sa veste. Je la regarde dans les yeux. J'écoute mon intuition humaine, de base. J'ai confiance.

  • Je peux bruncher avec toi ?

C'est si simple. Si pur. On partage le pain. Et on est liées.

*

Patrice distribue les missions à chacun pour l'enquête en cours. Il attend nos rapports. Les données seront compilées et analysées. Je suis de la partie :

  • Mais papa, je n'ai plus aucun pouvoir.
  • C'est pour ça que tu as une mission secondaire.
  • Vous n'êtes pas assez pour enquêter ? Demande à Marwah, elle a conservé sa magie.
  • Je l'ai mise sur autre chose. Si j'ai besoin je demanderai à Émilie de te redonner tes pouvoirs.
  • Ah bon ? C'est réversible ?
  • Oui et non, en fait c'est comme les anges blanches dans notre monde. Ça peut circuler d'une âme à l'autre. Mais il faut que tu apprennes à fonctionner aussi sans tes pouvoirs. C'est l'occasion.

Me voilà donc à Laguna Beach avec un badge de Police et un grade d'enquêtrice pour rencontrer Sandy, la fille clone de Cendrine. Elle m'ouvre la porte de sa grande maison blanche en bois et je me présente :

  • Bonjour Sandy, je suis l'inspectrice Noëlle et je viens t'interroger dans le cadre de l'enquête terrienne sur les sosies de nos deux mondes.
  • Quoi ?
  • Tu sais, notre Aline et ton Alice, ta mère et notre Sandrine, moi-même je suis en train de me transformer au contact d'Émilie Raymond, on cherche à comprendre ce qu'il se passe.
  • Pourquoi moi ?
  • Tu as peut-être des informations annexes à tout ça qui nous donnerait des pistes.
  • Parce que je suis la réplique exacte de ma mère ? Pas si exacte que ça, je n'ai pas ses beaux yeux bleus. Et toi, qu'est ce qui t'arrive avec Émilie ?
  • Je commence aussi à lui ressembler.
  • Ah… désolée. Viens, entre, comment je peux t'aider ?
  • Je ne sais pas vraiment. En fait, j'ai juste besoin que tu me parles de toi.
  • D'accord.

On s'installe confortablement sur la terrasse face à la mer. Elle me sert une boisson pétillante et rafraîchissante. Elle commence :

  • Je n'ai pas de père, ma mère juge que c'est inutile. Elle n'aime plus beaucoup les hommes. Elle vit avec la femme qui habitait ici, une ingénieure spatiale, Carole, qui vivait avec un spationaute aussi, un instructeur, qui vit toujours ici, avec moi. En fait on est chez lui.
  • Comment tout ceci est arrivé ?
  • J'ai fait la formation des spationautes aussi, mais j'ai échoué, j'ai été virée de la promotion. Ma mère habite à côté. Elle a donc demandé à l'instructeur Taylor de me faire une formation personnalisée. Taylor et Carole n'était plus actifs à l'Agence, ils ont démissionné mais ils ont gardé leurs qualifications. Pendant que Taylor m’entraînait, Carole est partie fricoter avec maman. Taylor a fait partie de la mission en 2003 sur Terre, avec Alice. Alice aussi avait eu une formation personnalisée, par Victor. Cette formation est tellement poussée, intrusive, inclusive, ça va tellement loin qu'on est liées à jamais à notre instructeur. Pour tout. Dans tous les domaines. Alice est toujours avec Victor, je suis prisonnière de Taylor aussi.
  • Comme un envoûtement.
  • Oui, mais je le vis bien. Je ne suis pas malheureuse. Je suis programmée pour être heureuse avec lui, pour l'éternité. Voilà, Noëlle, je ne suis qu'un clone raté qui a tout échoué et je ne suis plus qu'une sorte de robot mort sans mon libre arbitre. Ainsi est notre monde. Cette histoire de fusion ne m'étonne pas plus que ça. Tu es inspectrice, pose-toi la question : à qui profite le crime ? Qui sera gagnant dans l'histoire ? On est pas allé vous chercher pour rien.

De quel côté est-elle ? Elle n'est pas si passive en fait. Je réfléchis. On se regarde en silence. Je décide de lui parler aussi :

  • Moi je suis bien ici. Sur Terre, tout n'était qu'épreuve et souffrance. Ici c'est doux. En plus je suis libérée de mes pouvoirs, mon esprit est enfin calme. J'espère que ça va durer. Je suis en mission pour résoudre cette énigme mais je m'en fiche en fait. Je suis dans l'acceptation de tout ce qui se passe, je ne vois rien de mal avec tous ces changements, bien au contraire. Mais bon, je suis peut-être comme toi, envoûtée. Dans notre petite communauté terrienne survivaliste de la fin d'un monde, on ne vibrait qu'avoir principe : notre connexion aux forces de l'invisible, du sexe et de l'amour. C'est ce que tu vis en quelque sorte non ? Avec Taylor.
  • Oui, il m'a envoûtée, je suis sa chose, son objet sexuel, et je l'aime. Je crois qu'il m'aime aussi, beaucoup. Que ce qu'il a fait sur moi l'a aussi engagé lui.
  • C'est le paradis, comme si vous étiez morts, sans libre arbitre, sans souffrance, dans le bonheur. Nous aussi on croit qu'on est morts et au paradis, comme un suicide collectif qui aurait bien tourné dans une secte qui aurait dit vrai.
  • Donc ta mission est de trouver la raison d'arrêter tout ça ?
  • Non, je dois juste faire un rapport sur notre discussion, il sera lu parmi d'autres et la synthèse fournira peut-être une explication, ou pas. Dans notre équipe il y a un religieux qui a accès à tellement d'informations sacrées qu'il y en a forcément une qui va donner la solution, qu'elle soit vraie ou pas. Quand on cherche, on trouve.
  • Il y a aussi une enquête de notre côté. Dès votre arrivée tous nos services secrets et officiels sont mobilisés. Ils cherchent aussi à comprendre. Voir si vous êtes une menace ou pas. Ils sont passés m'interroger hier. Je dois aussi leur faire un rapport sur toi, sur ton histoire.
  • Sur Terre j'étais la plus connectée de tous à l'Invisible. J'avais beaucoup de pouvoirs. Ça m'est venue d'un coup quand j'étais encore une petite fille. Ici ils ont été absorbés par Émilie, elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait, on est rentrées en contact et c'est là que j'ai commencé à me transformer, à lui ressembler. Là, ça s'est arrêté. Il faut que je sois vraiment connectée à elle, physiquement, pour que ça se produise. Mais je suis contente de ne plus avoir ces dons qui ont dirigé mon existence. Je la continue là où elle s'est arrêtée, je fais la cuisine à la Taverne, je vous invite au Village, avec Taylor, pour vous servir, un vrai repas.
  • Pourquoi pas ? D'accord. Ça nous changera. Je crois même que Taylor a une maison au Village où il voulait se retirer. Mais c'était peut-être un projet qu'il avait avec Carole.
  • Tu es son projet maintenant. C'est l'occasion de venir. Et tu pourrait faire d'autres rapports pour ton camp. Ce serait un genre de mission diplomatique.
  • De l'espionnage ?
  • Il est important que les deux camps aient les mêmes informations. Ils finiront peut-être l'enquête ensemble ? Maintenant je dois retourner au Village, j'ai une livraison de denrées pour demain. En tous cas je suis ravie d'avoir fait ta connaissance et j'espère te revoir, à table, à la Taverne ou ailleurs au Village, comme tu veux. Je vais proposer à ma hiérarchie de te prendre comme enquêtrice, qu'en penses-tu ? Ce serait plus productif que ces rapports à la con.
  • Euh…
  • Sinon j'ai besoin d'un commis en cuisine. Ça te dis d'apprendre la pâtisserie ?
  • Vraiment ?
  • Oui Sandy. Vraiment. Il faut se bouger un peu dans ton paradis d’envoûtée. Il faut aller de l'avant. Montrer à ta mère que tu n'es pas que son clone raté. Et tu n'est pas que la chose de Taylor, tu es toi, une jolie jeune femme avec plein de choses à accomplir, de toi-même, sans rien devoir à personne. Tu veux que je te dise ? On va laisser un mot sur la table.
  • Un mot ?
  • Un papier avec une phrase ou deux : « Taylor mon chéri, je suis partie au Village pour une formation, rejoins-moi si tu veux, je t'aime, Sandy. »
  • Il va croire que je me suis faite enlevée par les terrestres qui ont déjà envahi le Village !

Sandy va chercher un carnet et un stylo de l'Agence, elle écrit vraiment le mot et va préparer une valise.

  • Tu peux m'attendre ? J'en ai pour quelques minutes et je te suis au Village.

Je vais regarder sur la table. « Taylor, je dois partir. Je suis au Village. Je t'aime. Sandy. » Le mot est maintenu par son smartphone et sa montre connectée. Si ils avaient été mariés, il y aurait sans doute la bague aussi. Ce mot n'est pas une invitation à le rejoindre. Je crois que je viens de la libérer, sans mes pouvoirs.

*

Sandy est maintenant serveuse à la Taverne. Pauline et Valentin sont ses premiers clients. Je vais m'asseoir à côté d'eux pour prendre des nouvelles :

  • On ne s'aime plus. Le sortilège de Greta n'a pas l'air de fonctionner ici. On est venus la voir mais elle ne peut rien pour nous. Elle s'est excusée et nous suggère de repartir à zéro ici.
  • Elle a raison, c'est ce qu'on fait tous, plus ou moins. Ici au Village, c'est l'idéal.

Valentin me demande :

  • Qui c'est la petite blonde ?
  • C'est Sandy, la fille clone de leur Sandrine. Une spationaute à la retraite. Je l'ai embauchée comme commis.

Pauline commente :

  • Ça y est, tu m'a oubliée ?
  • Non, je suis à toi, à tout jamais, sortilège ou pas.

J'en profite pour demander :

  • Valentin, on aurait besoin de toi. De tes compétences d'ambassadeur. Il nous faut un collecteur de rapports dans l'enquête de notre camp sur les sosies multiversels. Sandy est en contact avec les agents d'ici qui mènent leur enquête de leur côté. Il serait judicieux que vous travailliez ensemble là dessus, Sandy et toi. L'autre camp veut des infos. On veut leur en donner. Ce serait l'idéal. De même, Sandy pourrait t'en donner aussi si elle veut, si elle peut.
  • Il me faut une couverture alors. Je connais un peu la pâtisserie.
  • C'est vrai ? J'en cherche un justement. Tu es engagé.

Pauline serre son petit Valentin dans ses bras et il la regarde partir. Une autre vie commence ici.

***

Greta

Depuis que je suis arrivée je n'ai pas quitté mon Isa Love plus d'une minute. Je l'ai toujours près de moi, ma petite fille d'amour que j'aime. Et Gabriel est avec nous, je l'aime tellement aussi. Je suis heureuse. On est une famille. Je suis la mère de notre petit monde, dans notre petite maison et je m’épanouie dans cette existence douce à ne vivre que pour nous. Je ne veux plus penser, je ne veux plus me rappeler de celle que j'étais sur Terre. Je n'ai aucun projet, aucune ambition ici. C'est peut-être ça le bonheur ? Elles viennent souvent nous voir, en amies de la famille, avec nos enfants, Clara, Sandrine et Zoé, pas toutes en même temps, pas comme là-bas, je ne veux pas reconstituer le harem. Je pense souvent à Frances. J'ai finalement eu le dessus, j'ai pu récupérer mon Gabriel. Je me demande comment elle s'en sort à Castle 1 bis ? Ici je ne vois plus rien au loin, je ne ressens plus l'Invisible à part le mien, le nôtre, l'intime, celui de la famille. J'accepte de ne plus avoir le contrôle, j'en suis même à … on sonne, c'est Noëlle qui vient me voir. Elle est charmante, pas comme avant :

  • Il faut venir à la Taverne, on a un menu bébé.
  • Tu es resplendissante.
  • On l'est toutes, comme dans un rêve. Tu a l'air d'avoir encore rajeuni. Mais tu as grossi ?
  • Oui, j'ai pris un peu, j'aime bien. Je me sens bien ainsi. Je me sens comme à 25 ans.
  • Où es Isa ?
  • Elle dort. Elle dort beaucoup. Et elle grandit. Hier on était à la Ferme. Aurélie était un peu gênée de me montrer tous les animaux. Isa Love a regardé les poules et elles se sont arrêtées.
  • Ah bon ? C'est comme Gabrielle quand elle était petite.
  • Oui, Aurélie m'a raconté.
  • Sinon, on est sur l'enquête. Personne ne t'as sollicité ?
  • Non, je suis comme toi, sans arme. Et en fait je ne tiens pas trop à savoir. Au bout d'un moment, il faut laisser aller les événements. Je ne veux pas me reperdre dans des convictions.
  • Mais tu as un avis sur tout ça.
  • Oui, je pense qu'on est pas assez câblé, pas assez équipés intellectuellement pour comprendre ce qui se passe. C'est comme si on essayait de faire comprendre à une chaise qu'elle est une chaise. Mais quand on cherche, on trouve, l'explication est déjà sans doute écrite quelque part.
  • Effectivement, ils cherchent de ce côté là.
  • Et ils trouveront leur fiction. Mais je sais, comme tu sais, comme Gabrielle et Abi savaient, la vérité est ailleurs, la vérité elle se ressent, elle ne se démontre pas.
  • Je le sais. Ça marche encore pour moi.
  • De quoi ?
  • La méditation transcendantale.
  • Moi j'ai arrêté. Cette réalité me suffit.

Un écureuil coure sur la rambarde en bois de la terrasse et nous passe devant.

  • L'Arche de Zoé.

Et on rit. Ça réveille Isa. Greta va la chercher.

  • À chaque fois que je la prend dans mes bras je ressens quelque chose. Tiens, je te la passe.
  • Je ne ressens rien de particulier.
  • Attends, je veux essayer un truc. Remets la dans son transat.

Et je prend Noëlle dans mes bras. Je ferme les yeux. Je la revois en cuisine quand elle était petite, avec sa mère et puis aujourd'hui à la Taverne, entre les deux, plus rien. Elle me demande :

  • Tu as senti quelque chose ?
  • Je t'ai vu toi, telle que tu es. Et toi ? Tu as vu quoi ?
  • Je n'ai rien vu. J'ai juste senti. Je t'ai senti. En paix. Amoureuse. Mère. Il me reste donc encore un don. Donne moi tes mains.

Ça marche dans les deux sens.

  • Telle que tu es Greta. Tu es belle. Ici tu peux vivre en accord avec toi-même, construire ton mini multivers à toi et être heureuse avec ta famille, tes enfants, tes amours avec tous les jours cette communion des sens charnels avec l'être aimé. Tu as de la chance Greta d'avoir ton Gabriel, tu es libérée de tes pouvoirs, de tes missions mais tu as encore avec toi ton Ange Blanche.
  • Elle me laisse en paix. Elle est comme éteinte dans ce monde.
  • Anesthésiée, comme on l'est toutes. Sans douleur elles n'ont pas lieu d'être.

***

Valentin

Depuis que Pauline est partie et que Noëlle m'a présenté à Sandy, on ne se quitte plus. On est en mission. On a pris une navette à la gare du Village pour aller voir Patrice à la cathédrale.

  • Bonjour les enfants. Je vous donne vos badges. Vous êtes les nouveaux procureurs de Dieu. Au moins pour l'enquête S. C'est un grade au dessus des autres. Faites-en bon usage. Mais le principal, ce qui est primordial, c'est que vous travailliez ensemble pour que les deux parties puissent avoir un référent avec tous les éléments. Je vais aussi vous marier. Donnez-moi vos mains.

Patrice nous met un anneau à nos annulaires. Le mien est argenté, à ma main droite, celui de Sandy est doré, à sa main gauche.

  • Valentin, tu fois marcher à sa gauche pour lui tenir la main et que vos anneaux soient

Il nous regarde maintenant et à l'air d'attendre qu'il se passe quelque chose. Je comprends. Je fais face à Sandy et j'approche doucement mon visage, elle ne recule pas, je l'embrasse sur la bouche. Elle ferme les yeux et me rend mon baiser.

En rentrant elle m'annonce :

  • Tu sais, je suis prise, avec Taylor. Je l'aime. Je n'y peux rien. C'est dû à ma formation de spationaute. Une technique de mon instructeur. Il a appris ça pour la mission de 2003 sur Terre. Victor avait préparé Alice de la même façon. Ils sont toujours ensemble.
  • Est-ce que tu veux rester comme ça ? Est-ce que c'est ta volonté ?
  • Non.
  • Alors je connais une magicienne, un mage. Elle a gardé ses pouvoirs. Elle peut peut-être quelque chose pour toi.
  • Pour nous.
  • Pour que tu aies ton libre arbitre, ou du moins celui de ton cœur. Et de faire le point avant d'envisager autre chose.

Nous voilà donc dans l'antre de Marwah, à la Ferme, au fond de sa cabane pittoresque aux odeurs d'encens et aux cloisons recouvertes de couvertures rouges aux motifs étranges. Il fait sombre. Elle nous reçoit, par terre, elle est assise en tailleur sur un coussin et arbore un turban safran.

  • Sympa la mise en scène Marwah.
  • Je vois… Je vois que Greta a levé son sortilège.
  • Je ne viens pas pour moi, je te présente…
  • Bonjour Sandy. Valentin, tu peux nous laisser seules ?

Je m'éclipse. Et j'attends. Je repense au baiser, à la cathédrale. Je regarde mon anneau. J'aime bien Sandy. Elle est presque le contraire de Pauline. Petite, blonde, cheveux longs, en fait on est bien assortis, comme un couple d'ados. Je joue à faire tourner mon anneau et je commence à l'envisager. Le rideau de la porte s'ouvre et Marwah me ramène Sandy, elle a l'air en état second.

  • Maintenant il faut rentrer vous reposer.
  • En fait, on a pas encore de logement au Village.
  • Alors restez ici. Il y a l'appentis de la grange pour les amis en visite. C'est ouvert. Il y a tout le nécessaire. Je viendrai vous chercher pour le dîner avec Aurélie et les enfants.

J'accepte, on y va, on s'installe. Je lui donne un verre d'eau et elle va s'étendre sur le lit.

  • Valentin ? Tu peux venir à côté de moi ?

Et on s'endort.

  • On entend une cloche. C'est l'appel du dîner. Il semble encore tôt pourtant. On se réveille, on se lève. On se regarde. On sourit. On est bien ici. On sort de l’appentis. Je me place à sa gauche et je lui tend la main, elle la prend et on y va. À table il y a de l'ambiance. Qui sont tous ces enfants ?
  • Ce sont les enfants du village, ils sont venus apprendre à travailler à la ferme. Vous aussi vous pouvez participer aux ateliers. Demain matin on est dans la Serre.
  • Merci Aurélie. On verra, si on n'est pas sollicité par nos nouvelles fonctions, pour l'enquête. Que penses-tu de tout ça ?
  • Je pense que ce n'est pas grave. Que tous les mystères n'ont pas besoin d'être résolus. Que l'important c'est de se sentir bien. Vous avez dormi ? Tu as remarqué qu'on ne rêve pas ici ?
  • Ah non, oui, tu as raison. C'est un détail intéressant. Mais on n'est pas encore bien adaptés. Et on dort moins ici. Les rêves c'est à la fin du sommeil.

C'est là que Sandy demande :

  • C'est quoi les rêves ?

On se regarde avec Aurélie et on a tout de suite notre réponse. J'explique :

  • C'est des scènes de vie qu'on croit vivre pendant notre sommeil. Ce doit être lié à la douleur qui n'existe pas ici.

Aurélie nous laisse pour s'occuper des enfants.

  • Sandy ? Et Taylor ? Marwah a fait des choses aussi pour lui ?
  • Non, il n'a pas besoin, il n'est pas envoûté, c'est lui qui m'a envoûté. En fait c'est de ma mère dont il est amoureux. Mais elle lui a piqué sa compagne, Carole, une ingénieure, spatiale. Marwah pense qu'il va se rabattre sur votre Sandrine.
  • Comment te sens-tu ?
  • Libérée. Légère. Sereine. Rassurée. Contente de t'avoir à mes côtés. D'avoir une mission, avec toi.
  • C'est pareil pour moi. Ça va être bien.
  • On va être bien.

On se prend la main et on s'embrasse discrètement sur la bouche. Pas assez pour faire rire les enfants qui nous observent avec attention. Je crois qu'on est installés à leur table.

*

La Shérif Albertini nous montre une maison en pierres, austère.

  • Voilà, ça fait complètement procureur. En face de la LH. Je vous aurai à l’œil.
  • Il n'y a rien à voir pour l'instant. On a aucun rapport à partager. Je crois que le mieux, c'est qu'on mène notre propre enquête. Comme Noëlle l'a fait avec Sandy.
  • Vous avez les inspecteurs pour ça. Les nôtres et les agents. Vous devez rester neutres. Restez tranquille ici et attendez vos rapports.
  • Est ce qu'on peut choisir nos inspecteurs, les nommer ?
  • Bien-sûr, toutes ces fonctions sont temporaires, contractuelles.
  • Flo, il nous faut du scientifique et de l'occulte.
  • Je vous envoie Adé.
  • Il nous faudrait un équivalent de l'autre côté.

On rentre visiter la maison. Il y a un grand jardin derrière. Parfait pour se retirer et réfléchir. Un ruisseau passe à travers le terrain. Florence nous laisse. Je me tourne vers Sandy :

  • Qu'est ce que tu en penses ?
  • Je pense qu'on vient de se trouver un super job temporaire fictif qui risque de durer.
  • Je voulais parler de la maison.

Sandy se met à rire.

  • En fait je suis contente. Tout est allé si vite. Merci Valentin.
  • Je n'ai rien fait.
  • Si. Tu es là. Avec moi. Et tu m'as embrassée, à la cathédrale. Et à la Ferme. Je crois que je te plaît. Qu'est ce que tu me trouves ?
  • Tout. Tu es la lumière au bout du tunnel. Tu brilles. Tu es dorée. Moi aussi je sors d'un envoûtement. Je m'en réveille et tu es là. Comme évidente. La serveuse de la Taverne. Noëlle n'a plus de pouvoir ici mais je crois qu'elle a bien plus. Elle nous a fait se rencontrer. Son père nous a mis ensemble. On est évidents pour eux. Tu es évidente pour moi.
  • C'est son père ? Le Pasteur Patrice ?
  • Voilà pourquoi ils nous ont mis ensemble. On va s'expliquer nos communautés.
  • Pour le moment, en tant que serveuse, je veux te servir. Je t'apporte le menu de tout ce que je pourrais de faire pour nourrir tes désirs ?
  • Non Sandy. Tu n'es pas ma chose. Tu es mon égale. Mon idéal égal.
  • Attends de voir, j'ai des projets, je vais changer. Toute cette histoire de sosies multiversels m'a donné une idée. Je vais me corriger, pour plus m'impliquer dans ma fonction, pour marquer les esprits.

*

Sandy sort du service ophtalmologique de l'Hôpital. Elle vient tout de suite me voir et me regarde droit dans les yeux :

  • Regarde.
  • Tu as les yeux bleus maintenant, comme ta mère.
  • Je les ai toujours eu, je suis son clone. C'est juste qu'il y a eu un facteur extérieur qui les avait fait virer à un brun clair. Tu m'aimes toujours comme ça ?
  • J'aime bien. Ça te va bien. C'est toi.
  • Attends de voir, je vais chez l'esthéticienne.
  • Sandy sort du salon de beauté transformée. Elle n'a plus ses cheveux longs. Juste une jolie coupe courte tout en rondeurs. Elle me sourit et vient m'embrasser. C'est la première fois qu'elle m'embrasse ?
  • Maintenant il existe trois Sandrine.
  • Tu es magnifique. Tout le monde va vouloir la sienne.
  • Voilà, c'est peut-être ça la réponse. Les sosies multiversels ne sont peut-être que des produits en série pour le consommateur qui peut les choisir avec des options.
  • Et c'est quoi ton option à toi ?
  • Attends de voir, ce soir, cette nuit, je te montrerai.

*

On passe la journée à aménager notre maison. Le soir on va dîner à la Taverne où Noëlle trouve que Sandy est splendide dans son nouveau look. En rentrant, Sandy se plonge dans un bain chaud pendant que je fais le tour du jardin pour gérer les arrosages automatiques et donner à manger aux poissons dans le ruisseau. Je rentre prendre une douche. Je vois Sandy sortir de son bain pour me rejoindre. Elle vient me laver. Et plus. Notre première fois. Debout dans la mousse sous une pluie chaude. On se sèche et on se met au lit, nus l'un contre l'autre. Et on se mélange par vague, toute la nuit. Lorsque le jour se lève sur sa fine silhouette je recommence à l'entreprendre mais elle ne se réveille pas vraiment. Je la mets sur moi comme une couverture, je jouis, je reste en elle et je m'endors.

Au matin elle me réveille en m'embrassant, elle rayonne, elle est heureuse :

  • Je crois que j'ai fait un rêve.

Elle a encore trouvé une réponse. Ils sont notre paradis et on les fait rêver. L'enquête avance comme elle sur mon corps, elle me frotte comme pour me laisser son odeur, elle marque son territoire. On mange des fruits et des biscuits, on boit de l'eau pétillante et on se prépare dans la salle de bain. Elle se regarde d'un air sérieux dans le miroir. Elle se touche la poitrine :

  • J'ai l'impression qu'ils ont grossi.

Je l'enlace par derrière et je l'embrasse dans le cou, elle bascule la tête en arrière, ferme les yeux et dit :

  • Quand l'enquête sera terminée, je veux qu'on reste ensemble, pour toujours.
  • En attendant on a pas le choix, on est liés à nos anneaux, à notre fonction. Libre à nous de ne jamais clore l'enquête.
  • J'adore cette mission.
  • Je t'adore.

Et on s'embrasse amoureusement. On va travailler à la Taverne. Sandy s'initie aux entrées froides. Je vais préparer un gâteau en mousses de fruits multicouches que je servirai en parts rectangles. En attendant j'améliore les pâtisseries restantes pour les servir à midi. Ensuite je ferai cuire du pain. Noëlle est derrière le bâtiment avec Aurélie et sa livraison du jour. À la pause café on parle du programme de l'après-midi, on va s'aménager un bureau à la Law House.

À l'étage il y a une pièce de travail, une bibliothèque, une salle d'interrogatoire et des sanitaires. On peu même aménager le grand balcon pour les pauses. En faisant l'état des lieux je la regarde bouger, parler, regarder des détails, s'inquiéter. Elle est belle tout le temps, sous tous les angles. Elle me regarde souvent aussi, avec ses nouveaux yeux clairs pleins de douceur. Elle est très tactile, elle a des gestes tendres, elle me fait des bisous, elle s'accroche à moi comme à un pilier, j'en profite pour balader mes mains sur corps. Dans les douches je soulève sa jupe pour admirer ses jambes, jusqu'en haut, elle n'a pas de culotte. On s'enferme dans une cabine pour faire des choses. À genoux devant moi, elle me stimule avec sa bouche. Je la relève pour lui enlever sa robe. Leur anatomie est légèrement différente. On peut le faire pratiquement debout, face à face. Elles ont plus de sensations et leur plaisir explose à chaque fois, comme nous.

Après l'amour, dans notre nouveau bureau, je lui demande :

  • Et pour la contraception ? Comment ça se passe ici ?
  • Je suis déjà enceinte de toi. On peut déclencher la grossesse quand on le veut. À l'Hôpital j'en ai profité pour faire effacer tout ce que Taylor a laissé en moi. De toutes façon mon corps est encore un peu jeune pour supporter une grossesse. Mais je le sens évoluer. Je suis bientôt prête. Tu en as eu, avec Pauline ?
  • Non je n'ai jamais été papa. On est pas un peu jeunes ?
  • Si, on a toute la vie, on a l'éternité. En attendant, il n'y a pas que nos fonctions et nos anneaux qui nous lient. On a en commun nos gênes, dans mon ventre j'ai un peu de toi en moi.
  • Tu nous portes.
  • Je ne suis plus qu'un clone. Je ne suis plus un objet sexuel. Je suis ta femme, ta coéquipière, ton équipière et tu m'appartiens mon petit Valentin.

Elle est vraiment parfaite. Une théorie me vient encore. Et si nous n'étions que des modèles avec des options ? Et si c'était pour ça qu'on commençait à croiser les mêmes personnes ? Et si ce n'était qu'un début ? Il nous faudra bientôt des plaques d'immatriculations pour nous différencier.

  • Sandy, je te veux pour la vie et bien plus encore.
  • Valentin, je t'aime.

C'est une bonne chose qu'elle l'ait dit en première. Pour elle, et pour moi aussi.

  • Sandy, je t'ai choisie et je t'aime.

***

Adé

On s'aimait sur Terre. Maintenant c'est fini. On a pas juste changé d'univers ou de planète. Il y a autre chose qui se passe, ou justement il ne se passe rien. Rien comme avant. C'est une autre vie. Il faut passer à autre chose. Je ne lui ai pas dit adieu. Pas de smartphone ici. Je file à la gare prendre une navette, il doit être à la Cathédrale ou aux alentours.

Je passe la grande porte, impressionnante. À l'intérieur il fait froid. J'entends une voix. De femme. Je m'approche doucement, j'aperçois une grande blonde et en face d'elle il est là. Patrice. Il roucoule. Je vais les interrompre.

  • Bonjour Pasteur.
  • Sœur Adélaïde. Je te présente Victoria.
  • Victoria Raymond ?
  • Il n'y a qu'une seule Victoria.
  • Bien-sûr.

Je n'aime pas sa façon de me regarder. On dirait qu'elle croit que je veux lui chiper son goûter. Si elle savait ce que j'ai fait à sa mère… Pourquoi personne n'est medium ici ? Ça ne va pas être facile de communiquer. Patrice m'amène à l'écart pour discuter. Victoria retourne à ses préparatifs dans une chapelle intérieure. Patrice me sonde :

  • Ça va ? Comment te sens-tu ?
  • Je suis venu te dire adieu. Je me sens différente. Je ne sais pas si ça va. C'est comme cette nouvelle quête. Est-ce qu'on a vraiment besoin de savoir ? On est dans l'Invisible, non ?
  • Oui. Non. Cette quête va nous intégrer ici. Tu as l'air d'aller bien. Tu es différente. Adieu Adé. Adeus.
  • Oui, adeus, on se reverra. Mais plus vraiment. Tu sais, on est peut-être tout simplement morts et nos âmes errent dans cet univers, sur cette planète B.
  • La quête, l'enquête va nous éclairer, nous donner le chemin, nous faire comprendre, nous guider. Je vais veiller à ce qu'il ne sorte pas n'importe quoi de tout ça. Je vais avoir besoin de ton aide Adé.
  • D'accord. Soit prudent avec Victoria. Avec Noëlle on a à faire à sa mère au Village. Elle nous a très vite... intégrées.

Je pense qu'il va y passer. Elle n'est pas là par hasard. Je m'arrête pour regarder l'autel. Je ferme les yeux et je prie. Et je ressens la Foi. Je l'écoute. Elle me rassure. Elle est bienveillante. Je souris, je suis heureuse de l'avoir retrouvée, ici, dans un autre univers. Ou alors elle m'a suivie ? Je sors de la Cathédrale, je suis sereine, apaisée. On est sur une colline. Sur la droite, Laguna City et Laguna Beach s'étendent jusqu'à la mer. Sur la gauche, la Russell School et l'Hôpital. Je m'assois sur un banc pour réfléchir. Je regarde mes mains et je reste bouche bée : j'ai toujours son anneau de bon Pasteur à mon doigt. Je dois aller lui rendre et récupérer ma chaîne de baptême et ma croix de confirmation. Mais je vais sans doute les déranger. Tant pis. J'entre à nouveau dans la Cathédrale mais je ne m'avance pas. J'appelle :

  • Patrice ?

Ouf, il vient. Je le rejoins et je lui fais signe de me suivre à l'autel. On se met face à face comme des mariés. Je lui montre son anneau. Il comprend. Il me l'enlève. Je lui ôte ma chaîne, la croix est toujours là. Je les mets autour de mon cou. Il remet son anneau. On se regarde. On sourit. C'est fini.

J'attends d'être sortie de la Cathédrale pour laisser couler mes larmes et pleurer. Je retourne à ma navette. Je retourne au Village. Je demande à la machine de rentrer doucement. Je regarde le paysage. Des forêts. Puis on passe à côté de Sylvania. La ville a l'air abandonnée, avec ses gratte-ciels tristes. Il y avait une autre civilisation ici. Qui s'est éteinte. Comme moi ? Comme nous.

Je suis Sœur Adélaïde des services secrets du Vatican, je suis inspectrice sur l'enquête S et aumônière de la Law House du Village. Sur Terre j'étais infiltrée en kinésithérapeute sous le nom de Phoebe. J'ai en effet quelques diplômes médicaux en autres qualifications occultes. Mais tout ça c'est fini. Et tout le reste commence.

Au Village, Valentin et Sandy me font visiter leur maison en pierre :

  • On voulait installer le tribunal ici, en face de la Law House c'était l'idéal.
  • Mais c'est trop petit.
  • On va donc aménager le hangar derrière la LH, il est au rez de chaussée et il y a de la place pour faire une cour discrète derrière. C'est l'occasion de voir les immenses imprimantes 3D à l’œuvre.
  • Un tribunal pour quoi ?
  • Pour officialiser les résultats de l'enquête sous forme de procès.
  • Très théâtral.

Je réfléchis au dispositif :

  • On pourrait faire une réplique de la Cène ? Avec le coupable dans le rôle de Juda.
  • Plus il y aura de religion dans les réponses, plus ça leur plaira. Bonne idée.
  • On va écrire le dernier testament pour clore le triptyque de la Bible. On peut mettre une énorme croix au mur, genre « In God we trust » ?
  • Tu as raison, ils veulent du spectacle et de la spiritualité, on va leur en servir.
  • Servir, c'est le bon terme.

Je passe en face à mon bureau. Flo est avec un jeune homme bizarre, genre Men In Black :

  • Bonjour Sœur Adélaïde, je te présente mon agent gardien, le lieutenant 504.
  • Un grade de militaire ?
  • Police, scientifique, plus ou moins.
  • 504 c'est votre nom ?
  • Cinquième promotion, je suis le quatrième affecté à la section zéro.
  • De quoi s'agit-il, cette section 0.
  • Elle a été créée spécialement pour vous. Les section 1, 2 et 3 sont scientifiques. La 4, 5 et 6 sont plus dans l'action de terrain. La 7, 8 et 9 sont plus administratives.
  • 504, c'est votre matricule. Vous avez un nom ?
  • Oui mais il n'est pas d'usage de l'utiliser en mission pendant le service.
  • Je comprends. Est-ce que je peux parler en privé à la Shérif Albertini ?
  • Bien-sûr, j'allais partir. Enchantée de vous avoir rencontré. À bientôt ?

Et il part sans se retourner. J'ai envie de crier « Bouh ! » pour voir comment il réagit mais je ne veux pas le rendre ridicule devant Flo, c'est son agent, elle y a eu droit.

  • Vous n'avez pas l'air très proche.
  • Il a été très correct, il n'a pas cédé à mes avances. Il est un peu coincé. Il garde ses distances. Je n'ai rien pu en tirer. Alors que toi, à peine il te voit et il t'explique tout sur son numéro. Il t'a fait un sacré numéro !
  • Sacré ? Tu crois qu'il croit en Dieu ?
  • Je pense que vous allez bien vous amuser ensemble. J'ai le sentiment que je n'existe déjà plus pour lui. Petite veinarde. Il me plaisait bien.

*

J'assiste à une réunion sur l'enquête S à la Law House. Je suis conviée car on va parler de religion et de stratégie. Tous les procureurs et les inspecteurs sont là, même 504. Patrice est là pour donner les grandes lignes :

  • L'enquête va être longue. On a déjà beaucoup d'éléments à analyser. Pour mettre tout le monde d'accord, je propose deux versions pour les résultats. Un religieuse, officielle, et une scientifique, confidentielle. Les terriens s'occupent de la première. Sœur Adélaïde ?
  • Vous trouverez les résultats de nos analyses sur le serveur dans le dossier U2PB3. Univers 2, planète B, version 3. On le résumé à B3, B comme planète B ou Bible, épisode 3, ou plutôt saison 3. Je propose de la finaliser en 33 ans. Avec le décalage temporel, comme l'a expliqué Sandy, ça nous amène à l'année 2100 sur Terre. On aura alors un Dernier Testament, 18 siècles après le nouveau et 24 après l'ancien. Des multiples de 3.

Ça va être une longue mission. Ils commencent tous à réaliser. Les apôtres. Il y a tout à écrire, à réinventer, à conceptualiser. Notre Dieu n'est pas ici, ce n'est ni son univers, ni sa planète. Il y a une telle soif de spiritualisé dans cette civilisation en déclin qu'on ne peut pas se permettre de juste interpréter les faits. Je regarde Valentin, il sera notre garde-fou. La religion c'est pas son truc. Mon agent gardien, il ne veut toujours pas me dire son nom, je vais l'appeler multiple de 3 pour l'embêter, son matricule l'est aussi, c'est un signe ! J'écoute à moitié les autres parler. Ce soir je vais prétexter une séance de travail dans mon chalet avec 504 mais en fait je vais lui préparer à manger et lui faire goûter des trucs nouveaux juste pour voir sa tête. Ça va être marrant. Merde, Marwah est là, elle peut m'entendre. Je la regarde. Elle me fait un clin d’œil.

*

Je parviens à ce qu'il me suivre chez moi pour lui montrer mes livres, Ancien et Nouveau Testament mais aussi le Coran et le Talmud. Mais le piège se referme sur lui et je lui propose de boire un verre :

  • Alors ?

Il ferme les yeux et fait la grimace.

  • Mon pauvre petit bichon… Voilà c'est ça la différence avec l'amertume. Bon allez, j'arrête de te torturer.

Je lui ai fait goûter un jus de citron. Avec beaucoup de sucre, je ne voulais pas le tuer. Il tire la langue. Le pauvre, on dirait une victime NRBC. Mais la glace est rompue et on s'installe à l'arrière, à l'abri des regards, dans le salon de jardin, pour discuter.

  • Tu peux m'appeler Adé si tu veux. Et moi, je t'appelle comment ?

Il regarde à gauche et à droite et me murmure un truc, je n'entends rien avec les oiseaux qui gazouillent.

  • Quoi ?
  • Timothée.

Je pouffe mais je me ressaisis vite. On dirait un nom de plante ou un produit cosmétique.

  • Alors je peux t'appeler Tim.
  • Mais seulement en privé.

Je me rapproche de lui et je le regarde droit dans les yeux et je répète doucement, suavement :

  • En privé. En privé ? En privé !

Il rit et détourne le regard.

  • Tu es sacré phénomène pour une dame de religion.
  • J'ai vu plus de galipettes au couvent qu'à la fac.
  • Il ne comprend rien à ce que je lui dis. Enfin, pas exactement. Pas la peine de lui expliquer toutes les nuances de notre monde qui n'existe plus. Je lui sort souvent des phrases comme ça, incompréhensibles mais il en saisit le sens. Ça l'amuse, c'est exotique pour lui. J'adore le taquiner. On est bien, là. Je ne vais pas lui sauter dessus. Il n'est pas prêt. Pas mûr.
  • Tim, tu es obligé de rentrer tous les jours là-bas ?
  • Non, mais je vis là-bas, j'ai un appartement à l'Octogone.
  • On va avoir du boulot pendant les 33 prochaines années. Peut-être un peu de terrain, de soirées, des nuits. Et si tu te débarrassait de tes allés et retours ? Pour se concentrer, sur la mission.
  • Oui, pourquoi pas, je vais demander l'autorisation. Il y a des chalets de libre pas loin.
  • En fait j'aurais besoin de toi ici. C'est assez grand pour deux. À moins que… mon Dieu mais bien-sûr, tu n'est pas seul.
  • Je ne suis pas autorisé à …
  • Tim, arrête tes conneries. Dis-moi.
  • C'est un peu tendu en ce moment, je passe beaucoup trop de temps ici.
  • Elle nous écoute ?
  • Non, j'ai brouillé ses systèmes, il y en avait trois, pas facile.
  • Je t'ai eu.

Il me regarde, il a l'air soulagé. En fait, je le tiens. Je l'ai. Il est à moi.

  • Tim, raconte la moi. Je ne veux pas t'attirer des ennuis. Je ne veux pas de problème. Je ne veux pas avoir une agente énervée contre moi.
  • En fait, je peux t'amener la voir.
  • Vraiment ?

*

On se retrouve dans une sorte de brasserie en périphérie de l'Octogone. Elle est là, elle nous attend. Jeune, brune, cheveux longs, tenue décontractée, elle a l'air de faire beaucoup de sport, elle rougit, elle a de beaux cheveux noirs et des yeux verts.

  • Bonjour, je suis la capitaine 666.

Je ne peux m'empêcher de rire.

  • Désolée, ce chiffre… Moi c'est Adé.

Elle rit aussi. Elle me regarde avec admiration.

  • Je suis votre première terrienne ?
  • Oui, oui. Désolée.

On se regarde, elle est impressionnée. Elle me paraît très sympathique. Tim embrasse sa 666 et part chercher un plateau. Quand il revient avec des boissons et des choses à grignoter il nous trouve encore en train de rire. Pour le taquiner je dis :

  • On parlait de toi.

Il rougit aussi. Ils sont mignons. On trinque, on grignote. C'est très sucré. Tim nous laisse pour aller jouer sur une sorte de flipper, il apporte son verre avec lui. Je comprends :

  • En fait, vous l'avez obligé à m'amener vous voir ?
  • Il me dit tellement de choses sur vous.
  • Il ne m'a jamais rien dit sur vous. Je suis donc convoquée. Capitaine, qu'est ce qui se passe ?
  • Je voulais vous rencontrer. Me faire une idée personnelle. Je tiens beaucoup à Tim, mais ça ne va plus entre nous. Vous allez veiller sur lui. Je le vois. Je le sens. Je suis rassurée. On est au bout de notre relation. Et j'ai envie de retrouver ma liberté.

Là on ne rit plus du tout. On regarde Tim, il jette un œil sur nous. Je prends les mains de 666. Quelque chose se passe. Je lâche vite ses mains. Elle a senti aussi quelque chose. On est étonnées. Je réfléchis tout haut :

  • C6 ?
  • Cécile. C'est mon nom. J'aime Tim. Mais je vois bien ce qui se passe en lui depuis qu'il te connaît. Je ne peux rien contre ça. Je ne veux que son bonheur.
  • Cécile, je vais veiller sur votre Tim.
  • Merci Adé.
  • Comment vous avez atterris dans la Police, Tim et toi ?
  • Atterris ? On a été recrutés. Pour récupérer des droits qu'on a perdus. Après on est restés.
  • Pourquoi vous avez perdus des droits.
  • Parce qu'on a pas respecté la loi. Maintenant la loi, c'est nous. Personne ne veut faire la Police. Personne ne veut faire carrière ici à l'Octogone. Ce n'est pas une vocation et on est sous contrat. Après on a des responsabilités.
  • Pour quelle raison Tim a été condamné.
  • C'est à lui de te le dire. Moi c'était un attentat contre une administration qui n'existe plus d'ailleurs. La génération d'après a été plus intelligente. Ils ont tous démissionné. Ça a coulé l'ancien système. Tout est mieux maintenant. Il n'y a plus de criminalité. On ne sert plus à rien. Heureusement que vous êtes arrivés. Risque de menace, mystères à résoudre. L'Octogone se réveille.

Je ne comprends pas tout non plus à ce qu'elle me raconte.

*

Finalement il s'installe. Chez moi. Je sens qu'il est curieux, qu'il a des questions à poser, je n'attends que ça pour l'aider à se renseigner, sur nous, sur moi. Il me tend une perche :

  • Alors comme ça, il paraît qu'il y a des différences, morphologiques.
  • Tu veux voir ? Tu veux que je te montre ma chatte ? Tu verras, ça autorise une position plus… bestiale. De l'arrière tu as accès à mon bonbon, même qu'on le voit, qu'il t'appelle caché derrière mes deux fesses. Mais tu sais, nous les terriennes, on a beaucoup moins de sensations que vos femelles. Nos bébés sortent par là, il n'y avait pas intérêt à avoir beaucoup de nerfs dans le coin. En fait la pénétration c'est pas notre truc. Tout se passe en surface. Mais ne t'inquiète pas, j'ai deux mains et dix doigts, je peux te faire jouir en même temps que moi.

Il est choqué. Liquide. Encore plus perdu qu'avant avec toutes ces informations. Je le rassure :

  • Pas de panique mec, on a au moins un tiers de siècle pour y arriver.

Et là je ne peux plus m'empêcher de rire. Il ne faut pas que je lui mette la pression sinon il en aura plus, ça va le bloquer. Ou pas ? Qu'est qu'on connaît à leur outil d'ici ? Ça sort de quelle couleur ?

Et je pouffe. Je le prends dans mes bras et je lui murmure à l'oreille :

  • Touche moi les seins, les fesses, tout ce que tu veux. Laissons faire la nature multiverselle.

Une douce chaleur se fait sentir en moi. En fait je crois qu'on s'était jamais touchés. J'ai fauté. C'était à lui de faire le premier pas. Il a l'air calme. Il est tendre. Il me presse, un peu, il me sent. Je ne sais pas quoi faire. Alors je ne fais rien. À lui de me caresser. Je vais juste lui parler :

  • Je suis désolée, on s'était jamais touchés. Je sens quelque chose. Peut-être qu'on est en train de se connecter ? Peut-être que je vais entendre tes pensées. Tes fantasmes. Tes désirs.

On se regarde. Lorsqu'il approche son visage, je vais pour l'embrasser mais en fait il ne fait que mettre son front sur le mien et il ferme les yeux. Moi aussi. Mais j'aime bien. Je me sens bien. Dans ses bras. Je vois des choses. Je les commente :

  • Sur Terre les humains se sont toujours entre-tués, comme la Nature leur a appris. Ici ça a été la guerre pendant longtemps aussi. Votre génération y a mis fin. Nous on a pas su le faire. Il n'y a pas que la douleur qui a disparu ici. Il y a aussi la haine. Cécile devrait me haïr mais ce n'est pas le cas. Elle n'est qu'Amour, pour toi. Mais elle veut que tu sois heureux aussi. Tu crois que je peux y arriver ?
  • Arriver à quoi ?
  • À faire ton bonheur.
  • Si ça fait ton bonheur aussi.
  • Pour ça, il faudrait que je commence par…

Et là je lui chatouille l'entrejambe.

  • … voir la marchandise.

Il rit. Il cri. Je crois que je lui fais mal. Quelle brute je suis ! Je me demande ce qu'il me trouve.

  • Tim, comment tu me trouves ?
  • Dangereuse. Palpitante. Audacieuse.
  • La vie est une aventure audacieuse ou elle n'est rien. C'est une terrienne qui a dit ça. Ou plutôt elle l'a écrit. Elle était aveugle, sourde et muette, elle était dans un « non monde », notre « non monde ». J'ai l'impression d'être aussi ici dans un « non monde ». On a des choses à écrire aussi. De bonnes choses. Spirituelles. Des choses à vivre aussi. Toi et moi. Une aventure. Audacieuse.

*

Demain, c'est un day off. On ne se lève pas. Je prend une douche, je me coiffe, je m'enduis de crème, je mets ma nuisette et je me mets au lit. Il est là. Tout propre aussi. Tout nu. On se caresse, sans parler ça nous change. On laisse parler nos corps. On les laisse faire. Comme si on n'était pas dedans. Comme si on avait pris du philtre. Mais non. Sa main s'aventure sous ma nuisette. Je l'enlève et mets mon corps en contact avec le sien. On ne dit rien. On ne voit rien. On ne fait que sentir l'autre. C'est comme dans un rêve. Mes mouvements sont fluides. Je fais comme une danse, je promène mes mains sur son visage, je me retourne, je me tortille, on se goûte un peu partout puis nos bouches se retrouvent, une langueur m'envahit, je glisse pour le faire entrer en moi et je commence à me secouer. Il gémit déjà, on va attendre un peu. Je m'imprègne. On est partis pour quelques heures d'euphorie dans la liberté d'une nuit sans se soucier du lendemain.

Tous les soirs pour s'endormir et tous les matins pour se réveiller. À chaque fois avec un peu plus de conscience. On a trouvé notre rythme. Depuis notre première fois j'ai changé ma façon de m'adresser à lui. Je suis plus respectueuse, plus douce. Il me change. Il m'améliore. Il y a un peu de lui en moi.

  • Tu ne crois pas si bien dire.

Qu'est ce qu'elle veut dire par là ? Je suis venue voir Lisa à l'Hôpital pour un contrôle, j'ai des maux de tête en milieu de journée, je m'en suis inquiétée dès que ça m'a fait vomir. Lisa continue :

  • Tu es enceinte. Félicitations. Qui est l'heureux élu ?
  • Jésus, Marie, Joseph… C'est un local, mon coéquipier sur l'enquête S. Comment ça va se passer ?
  • Comme sur Terre. Je vais te donner une chimie très douce pour des exercices de respiration et il faudra qu'il te masse doucement la nuque, je vais te montrer comment. Ça va soulager tes effets secondaires.
  • Merci Lisa.
  • On va surveiller tout ça. La prochaine fois, viens avec lui. J'aimerais l’ausculter aussi. Et faire des analyses. Comment te sens-tu ?
  • Heureuse.

Je mets ma main sur mon ventre, je ferme les yeux et je respire doucement. Je ne suis pas inquiète. Mon Dieu ! C'est merveilleux.

  • Au fait Lisa, comment ça se passe pour toi ici ?
  • Ils ont validé mes diplômes, je vais bientôt avoir des étudiants à former. Tu les verras la prochaine fois.
  • Je veux dire, avec Alexeï.
  • Tout va bien, pour l'instant. Il travaille à l'agence spatiale, il y a plein de jeunes et jolies astronautes, on verra.
  • Votre amour n'est pas né sur Terre. Il a survécu à la fin du monde. Il ne peut que s'épanouir ici.
  • Tu crois ?
  • Oui, je crois.

Et on éclate de rire.

*

À la Taverne, il y a un écran. Il est quelquefois allumé. Tout le monde regarde un reportage, on a des nouvelles de la Terre. Il était prévu qu'elle s'arrête de tourner, qu'une face fasse toujours face au soleil et l'autre à la nuit. On espérait une zone tempérée entre les deux où quelques vestiges auraient pu être conservés. Ce n'est malheureusement pas le cas. En effet, la Terre continue de tourner tout doucement. Ainsi, sa surface est tour à tour gelée puis brûlée. Il y a une tempête effroyable en continue et l'air ne contient presque plus d'oxygène. C'est devenu invivable. S'il y a des survivants sous Terre dans les stations ou les autres abris survivalistes, ils n'en ont plus pour très longtemps dans ces conditions. L'Humanité et sa planète A s'éteignent. Quel bazar. Greta était loin du compte. Ça a vraiment dégénéré. Elle est là ce midi, avec sa poussette. Elle regarde l'écran, choquée. Je m'approche d'elle. Elle regarde ma croix sur le revers de ma veste :

  • J'étais dans l'erreur.
  • Non Greta, votre vérité était valable aussi. Vous avez fait ce que vous avez pu. Même tous ensemble on aurait rien pu sauver. La fin du monde a été signée par nos aïeux de l'ère nucléaire.
  • Je sais. J'y croyais tellement.
  • Et c'est pour ça qu'une communauté vous a suivie. Qu'elle est là aujourd'hui. Vous les avez sauvé. Vous avez sauvé l'Humanité. Vous pouvez être fière Greta.
  • Je veux juste être maman dans ma petite famille, ici au Village. L'Histoire sera écrite par d'autres, par nos enfants.
  • Justement Greta, on est en train d'en écrire une, d'Histoire. Pour que nos enfants aient des repères, pour les orienter. On aura besoin de vos grandes idées, de vos convictions, de votre expérience et de votre sagesse.
  • Sagesse ? Je trouve que j'ai été plutôt méchante.
  • Vous allez vous rattraper.
  • La rédemption ?
  • L' Amour. De son prochain.

Elle me prend la main. Elle réagit. Elle me sourit. Ses yeux me félicitent. Elle est heureuse pour moi. Il lui reste des pouvoirs. C'est pas étonnant. Elle est extraordinaire. Et nos hôtes sont intervenus sur elle en 2003, quand elle était bébé. Voilà encore un piste pour notre enquête. Greta est importante. Et apparemment son Isa Love encore plus. Elle voulait un géniteur d'une grande lignée pour elle. Gabriel. Patrice. Le Père Simon. Ce n'est pas un hasard. C'est un programme. Un programme de survie. J'ai un nouveau rapport à faire et à donner à Valentin. Ça va être une belle histoire.

***

Zoé alias Heidi

Je revois enfin ma cheffe de mission, la directrice de l'Agence Spatiale à l'époque où je suis partie sur Terre, en Suisse. J'ai fini par trouver son double aussi. Elle n'a pas encore été identifiée par l'enquête S.

  • Bonjour Zoé, comment va-t-elle ?
  • Elle va bientôt accoucher, de la grande lignée. Elle est installée à Laguna City.
  • Et ma fille ?
  • Vous l'avez envoyé en mission aussi ?
  • Comment ça ? Vous savez bien qu'elle n'est pas du tout dans le renseignement.
  • Elle est avec la sœur jumelle du géniteur de votre double. Coïncidence ?
  • Je crois qu'on n'a qu'une partie de l'histoire. Si l'enquête arrive à tout rassembler, il y aura peut-être une explication à tout ça.
  • Je crois qu'on a passé trop temps dans le monde du renseignement. J'ai vu tellement de choses. Vécu tellement de drames. Ça nous dépasse. Il faut lâcher prise, laisser aller les événements. Je me suis beaucoup trop impliquée également. Patronne, je raccroche. J'ai une fille à élever.
  • Je comprends. Je vais transférer la surveillance aux agents pour Gabrielle.
  • Vous devriez la rencontrer. Je peux arranger ça. Comme mission d'adieu.
  • Zoé, j'accepte. J'accepte aussi votre démission. Vous pouvez m'appeler par mon nom maintenant.
  • Gaby, merci. Venez avec moi, on va voir votre sosie. Ensuite je ferai un rapport à Sandy.

*

Gabrielle est avec Djibril et Lisa dans une brasserie lounge du centre-ville. Je leur ai dit que je venais accompagnée. Quand ils voient le visage de Gaby, ils attendent une explication. Je les présente :

  • Gabrielle, je te présente Gaby, ton sosie, ton double ici.

Djibril et Lisa sont interloqués. Gabrielle n'a pas l'air d'être surprise.

  • Enchantée Gaby. Heidi arrive toujours avec des surprises. On commence à être habitués.
  • Elle était mon meilleur agent de terrain. J'étais dans le renseignement. Victor m'a donné son poste à l'Agence spatiale. J'ai vite compris pourquoi. On avait déjà des indices sur cette histoire de sosies sur Terre. Et on connaissait l'avenir. Le mieux était donc de tout organiser pour tous vous ramener et essayer de comprendre ce qu'il se passe.
  • Djibril et Lisa peuvent rester ?
  • Oui, nos habilitations ne prévoient pas de restrictions d'accès aux informations pour les terriens. Et puis on a pas grand-chose à cacher. Plutôt des choses à découvrir.
  • On va se découvrir, Gaby. Mais j'aimerais qu'on le fasse plus tard. Ces histoires de fusion comme votre Alice et notre Aline, ça me fait un peu peur, ce n'est pas le moment dans mon état.
  • Vous avez raison. Je vais y aller. En attendant, si vous avez des questions, Heidi peut y répondre. Je suis contente de vous avoir vue.

Gaby va pour se lever et Gabrielle lui fait signe d'approcher. Elle se prennent dans les bras, se font la bise, se tiennent les mains et se regardent. C'est un moment magique, intense. Gaby dit au revoir aux autres et s'en va. Tout le monde se tourne vers moi avec plein de questions.

***

Simone

Djibril m'ennuie avec une histoire insensée. Je ne comprends pas pourquoi ma Bri l'intéresse.

  • Tu es avec la fille du double de Gabrielle.
  • Quoi, un double ? Comme Sandrine et Cendrine ?
  • Oui, et tiens-toi bien, il y a Gabrielle et Gaby. Gaby est la mère de Bri.
  • L'enquête S vous rend tous complètement dingues. Tout le monde cherche des explications et voit des signes partout.
  • Oui, comme tous les signes que tu as le corps.

Comme Gabriel. Mais ça n'a rien à voir. Gabriel, il me manque d'un coup. Je suis émue. Djibril le remarque. Il se calme.

  • Bref, voilà, je voulais juste te mettre au courant.
  • Merci Djibril. Embrasse Gabrielle pour moi. Je dois y aller, Bri m'a encore inscrite à un tournoi alors que je ne progresse plus, j'ai atteint mes limites.

Et j'ai besoin d'une pause. Je réfléchis à comment revoir Gabriel. Il faut que je trouve un prétexte à aller au Village et à tomber par hasard sur lui.

*

Au Gymnase de la Russell School, dans les vestiaires, Bri m'a installée à plat ventre sur une table et elle me masse les jambes.

  • Bri ma chérie, je dois aller voir Sœur Adélaïde au Village. Je peux y aller avant le tournoi du sud ?
  • Bien-sûr Simone. Tu sais, tu n'as pas besoin de demander. Tu peux aller et venir comme tu le sens. On n'est pas liées par un contrat sportif. Si tu loupe un tournoi, ce n'est pas grave. Il faut prendre le tennis comme un loisir, pas comme une compétition ou une carrière à accomplir avec ses trophées ou ses palmarès.
  • Je ne demande pas à ma coach. Je demande à ma partenaire sexuelle.

Bri s'arrête.

  • Simone, tu peux me parler. Tu peux tout me dire.
  • C'est pour revoir quelqu'un. Un homme.
  • Il était… ton homme ?
  • Entre autres. Maintenant c'est celui de Greta alors, crois-moi, tu n'as pas à t'inquiéter. C'est juste que j'ai envie, j'ai besoin de le revoir, pour parler.
  • D'accord. Mais ne me redemande plus. Tu ne m'appartiens pas.

Bri se penche sur Simone pour lui murmurer à l'oreille :

  • C'est qui suit à toi. Je t'aime.

*

Adélaïde réussit à nous avoir une entrevue en privé, Gabriel et moi, à la Chapelle en bois qu'elle est en train d'aménager. On va pouvoir se revoir en toute discrétion. En attendant je suis assise là, au premier rang, je regarde la croix imposante accrochée au mur, elle est d'un noir profond. Je ferme les yeux et je prie. Je sens quelqu'un s’asseoir à côté de moi. Je reconnais son odeur. J'attends qu'il parle :

  • Bonjour Simone.

Je sourit et j'ouvre les yeux pour le regarder :

  • Bonjour, Gabriel.

On se lève et on se fait la bise, un peu maladroitement. On recule, on se regarde. Et presque en même temps, on se rapproche et on se prend dans les bras. Une longue étreinte qui en dit long sans un mot. On s'assoit en se tenant les mains.

  • Vous faites une jolie petite famille avec Greta et Isa Love.
  • Greta a beaucoup changé. Elle est devenue plus… humaine. Ses priorités ne sont plus les mêmes. Elle a perdu sa planète, elle ne veut pas perdre sa famille aussi.
  • Je vous ai vu à la Taverne et au Parc. Elle a l'air de vraiment beaucoup t'aimer. Elle t'a toujours aimé. Et toi ?
  • Moi ? Ça n'a pas marché avec Frances. Je n'étais plus sous le sortilège de Greta. Greta elle, partait en vrille avec son harem. Je suis allé lui demander des comptes, pour Isa Love et je lui ai dit d'arrêter ses conneries. Elle n'a jamais écouté personne. Mais là, c'était différent. Parce qu'elle m'aime. Et par la suite, je suis resté présent, pour elle. Et nous voilà dans un autre univers avec tous les compteurs à zéro. Une seconde chance.
  • Tu es sûr que ça s'est passé comme ça ?
  • Plus ou moins.
  • Dis le. Dis le moi. En me regardant dans les yeux.
  • Je l'aime. J'aime Greta. Je suis à elle. Elle est à moi. On a une jolie petite fille. On a une jolie petite maison. On a une jolie petite vie. Tout le mal en elle s'est éteint. Elle est libérée de toutes ses responsabilités. Elle est juste Greta. Ma Greta. Et on est bien ensemble. On ne sait pas si ça durera. Sans doute que non. Alors on en profite. Et on se donne tout l'Amour qu'on peut, tout l'Amour qu'on a, autour de notre Isa.
  • Je comprends. Tu m'a rendu tellement heureuse aussi. Soyez heureux.
  • Merci Simone.

Ils vont l'être, c'est évident. La nouvelle Greta est irrésistible. Je peux rentrer maintenant, auprès de ma mystérieuse Bri.

***

Bri

Elle me trouve mystérieuse mais je ne le suis pas. Ma mère oui, mon père, n'en parlons pas. Mon frère, toute ma famille, ils sont mystérieux. Moi je suis simple, je ne navigue pas dans les complots. À la Russell School j'ai été plutôt discrète, j'avais mon copain qui ne risquait pas de me prendre la tête, il était simple, je me sentais bien avec lui. Et puis Izzy a débarqué et tout bouleversé. J'étais bien aussi avec elle. Et puis il a fallu juste d'une soirée avec Abi et Simone pour tout remettre en question. Je vois sa navette atterrir. Je suis tellement contente. Simone est revenue. Elle sort, je scrute sa démarche. Elle a l'air soulagée. Elle s'arrête, elle regarde par terre. Elle se penche et cueille une fleur. Elle la sent et regarde dans ma direction. Je sors et je cours vers elle, elle me sourit, elle rit quand je lui saute dans les bras en tournant et en fermant les yeux. On tombe dans l'herbe. Je soulève sa frange et je l'embrasse.

  • Simone, on va passer à autre chose. On laisse tomber le tennis. Qu'est ce que tu as envie de faire ?
  • Là ? Maintenant ? L'amour. Avec toi. C'est la base. Le reste n'est qu'accessoire. Secondaire.
  • Je suis désolée. Je n'aurais pas dû te promener comme une curiosité sur les tournois.
  • Ne le soit pas. C'était une façon de découvrir l'île et votre civilisation.
  • On va faire autre chose. Mais je suis ingénieure, tu serais mieux avec une artiste. Tu aurais dû choisir Izzy.
  • Ouais, mais Abi me la piquée.
  • Piquée ?
  • Chipée, prise. Fait pas cette tête. Je rigole. Je plaisante. Tu n'es pas qu'ingénieure, tu supervises le son de certains concerts il paraît.
  • Oui, le son, c'était ma spécialité dans l'espace, là où il ne circule pas. Je n'étais pas très prise au sérieux. Et il n'y a plus grand-chose à sonoriser ici bas. Juste quelques événements ici et là. Ils peuvent le faire sans moi. J'ai juste mis au point une technologie facile d'emploi.
  • Bon ben on a qu'à partir en vacances alors.

***

Simone

On prend une sorte d'énorme Yatch avec tout le confort à l'intérieur. Bien-sur, il se pilote tout seul. La mer est étrange. Il n'y a pas de vague. Il n'y a pas de vent. On va au large, loin de tout regard. Bri enlève tous ses vêtements et tous les miens, elle me met un bracelet de sécurité et me pousse à l'eau avant de me rejoindre. Je bois la tasse et je commence à comprendre. C'est légèrement sucré. Ils en avaient parlé à la conférence de présentation de leur monde mais j'avais oublié.

*

J'essaie de pêcher. Je remonte un poisson et Bri est horrifié, elle crie. Comme quand je le prépare pour le cuire et le manger. Elle me regarde comme si j'étais un extra-terrestre, je suis le sien, elle est la mienne. Je m'approche tendrement et j'arrive à lui faire goûter. Elle fait mine d'aimer, mâche un peu et tout d'un coup elle recrache tout. Fou rire.

*

On est sur le pont. Soleil couchant. Assise l'une dans l'autre. On regarde un horizon où il n'y a rien. Notre projet de vacances atteint son but : en faire le moins possible. La nuit on fait l'amour. Le jour on dort. On se repose sur le pont, au soleil, on bronze, dans nos transats, avec comme seul vêtement nos lunettes de soleil, main dans la main. Je revois cette image vue du ciel sur un écran le soir. Apparemment un drone se ballade au dessus de nous en permanence. C'est une belle photo. Ah non, on bouge un peu, c'est une vidéo ? En tous cas c'est un beau souvenir de vacances. On est comme seules au monde, elle et moi, sans personne pour nous distraire l'une de l'autre.

  • J'ai compris. C'est ça qu'il faut faire. Je démissionne de l'Agence, de la Fédération et du reste et on part s'installer au Village pour une existence calme et simple.
  • Le reste. C'est quoi le reste ?
  • Mes fonction à la Russell School comme ancienne élève. Ma famille que je passe voir de temps en temps pour écouter leur directives de vie.
  • Ta famille. On m'a parlé de ta mère. Tu me la présentera ?
  • Je ne sais pas. Je veux vivre ma vie. Ça a déjà été un scandale avec Izzy. Heureusement que c'était la fille de Victor. Mais, je trouve que j'étais trop jeune pour elle. Tu as quel âge, toi ?
  • Je pense qu'on a le même âge ou presque. Ça ne compte pas, ça ne compte plus ici, on rajeunis tous.
  • Je trouve que tu n'as pas changé depuis le début.
  • C'est que je dois être au bon âge alors. On a 25 ans. Et on a le temps.

On est parties pour faire le tour de l'île mais les escales n'ont aucun intérêt pour nous. On veut juste se retrouver seules loin de tout, juste elle et moi, sans aucune autre influence, comme dans une bulle.

*

Gaby

Je les reçois à la maison sur les hauteurs de Laguna City. Je suis nerveuse. Elles arrivent. Elles sont belles et bronzées, Brigitte est habillée chic pour une fois et elle a une jolie coiffure. Elle a l'air tellement détendue et heureuse, sûre d'elle. Elle n'étais pas comme ça avec Izzy. Simone est timide, elle a l'air fragile. Elle est douce, gentille. On ne voit aucun de ses tatouages vulgaires dépasser de sa robe blanche. Je vois comme Brigitte la regarde, comme elles se regardent. Elles s'aiment.

  • Madame ?
  • Tu peux m'appeler Gaby.
  • C'est aussi comme ça qu'on appelait notre Gabrielle.
  • Oui, je l'ai rencontré vous savez.

Brigitte en est étonnée. Et puis elle pose la question :

  • Et papa ? Il est où ?
  • Au travail. Tous les nouveaux arrivants sont surveillés.
  • Quoi ? Non ! Il les surveille ?
  • C'est une information importante. Simone, j'aimerais que ça passe de l'autre côté.

Brigitte rougit, sans doute en repensant à tout ce qu'elle avait fait sur le bateau avec une terrienne sur écoute, peut-être même en visuel. Elle prend la main de Simone et la regarde. Simone la rassure d'un geste. Elles n'ont même plus besoin de parler. Elles sont connectées. Elles sont ensemble, vraiment. Pour le reste, Brigitte n'est pas dupe. Elle sait très bien que son père aurait pu être là. C'est juste qu'il ne vit plus ici. Qu'on est séparés. Pour différentes raisons. Toutes de ma faute. Mais j'assume. Brigitte est resplendissante. Je suis contente pour elle. Simone, je la sens bien. Elle n'est pas une menace, bien au contraire. Je l'ai vu en tournoi. Le tennis est un duel. On en apprend beaucoup sur les gens dans ce jeu. Je n'ai pas vu de bonnes choses. Mais je me suis trompée. J'ai mal jugé. En contact direct je trouve qu'elle est bien cette petite. Je vais essayer de la mettre à l'aise. Il faudrait que je puisse la toucher, établir le contact.

  • Simone, tu veux bien m'aider à préparer le dessert ?

Et nous voilà en cuisine à discuter, à créer ensemble quelque chose pour nous que nous-mêmes que nous allons partager. Nos mains se touchent. On rit. Et finalement on est fières du résultat qu'on déguste avec amour. Quelle belle soirée. Quelle belle rencontre. Et je suis tellement contente de revoir Brigitte. Qui n'est toujours pas dupe de ma technique d'espionne, mais elle joue le jeu et elle apprécie que j'accepte sa Simone.

*

Adé

Je parviens à faire venir Émilie Raymond, cheffe du Village, à la barre, au tribunal de la Law House. Il s'agit d'une inauguration. Mais elle ne vient pas juste couper un ruban, elle amène du lourd pour notre enquête S, elle vient donner un sens à notre B3, tout le monde est là, elle parle :

  • En fait, pour les anciens, les très anciens ici, il se passe un phénomène que les plus jeunes ne connaissent pas encore. Notre cerveau a ses limites. Ou du moins il évite la saturation. On finit par oublier notre vieux vécu. Il n'est pas effacé, il est juste comme archivé et il reste accessible mais pas facilement.
  • Comment ?
  • Méditation. En tout cas il ne fait plus partie de notre réalité. Personnellement, mon plus vieux souvenir conscient ne va plus jusqu'à la naissance de mes enfants ou ma carrière politique avant ça.
  • Ça donne quel délai ?
  • Ça dépend des personnes, pour vous, jeunes terriens, je ne sais pas quand ça va se produire mais ça va se produire. L'environnement fait de nous ce que nous sommes. Ça le fera sur vous aussi. Je doute que lorsque vous serez arrivés à la fin de l'écriture de votre B3 vous vous souveniez du début.

Le puzzle se met en place. Notre Foi qui s'amplifie. L'intérêt de nos hôtes pour notre spiritualité religieuse. Cette idée que nous avons eu d'écrire notre propre Bible. Quelle est donc cette Force Invisible qui nous met sur ce chemin ? Quand je regarde Tim, je doute que la réponse vienne de lui. Mais je ne réagit pas comme avant. Je ne suis pas déçue. Je ne vais pas le larguer pour avoir un partenaire plus approprié pour la mission. Je commence à perdre mes réflexes des services secrets spéciaux du Vatican. Je deviens quelqu'un d'autre. L'environnement nous transforme. Mes ambitions sont à la baisse. Je suis juste bien avec Tim. Je pose ma main sur mon ventre et je le sens en moi. Je vais pimenter mon rapport, je vais lancer un truc confidentiel pour l'autre camp et on verra si ça fuite.

La technologie leur a permis dans le passé à prendre le contrôle de l'environnement. Plus d'oxygène dans l'air, moins de gravité mais aussi l'immortalité des corps biologiques exposés à des programmations qui les transforment. C'est comme une prise de contrôle. Qui en est à l'origine, qui est derrière, qui tient les manettes ? Cette histoire de la jeune génération qui prend le pouvoir et de l'ancienne qui disparaît ou s'efface est bien arrangeante.

***

Gabriel

Tout le monde s'agite à la Law House sur l'enquête S. La séance est publique. Je prends quelques notes pour ne rien oublier à raconter à Greta :

  • Apparemment, nos souvenirs vont s'effacer et l'environnement va nous transformer. Ça commence à faire beaucoup. Plus de douleur. Plus de mémoire. On est peut-être vraiment morts et au paradis.
  • Non, je ne pense pas. J'ai fait l'aller et le retour pour ensuite revenir. On est vivants. Juste un peu sous anesthésie. On a quelqu'un qui peut faire des mesures, nos mesures et le prouver. Un de mes conseillers. L'astrophysicien. Mais je ne sais pas où il est et on a aucun moyen de le contacter. Ce Village est peut-être un piège, un cantonnement ?
  • On peut le retrouver. Je vais voir avec Adé, elle demandera à son agent.
  • Je ne veux pas attirer l'attention sur moi. Ne dis pas à Adé que cette idée vient de moi.
  • Il faut que ça vienne de quelqu'un qui s'y connaît un peu en physique alors…
  • Valentin. Il a un bon profil.
  • En plus il est avec Sandy, ils sont procureurs sur l'enquête S, il est modérateur sur la B3, c'est parfait. C'était ton ambassadeur aussi, quand tu as pris contact avec le Castle2.
  • Justement. Il est parfait. Il saura gérer.

On a retrouvé l'astrophysicien à l'Est, au fond d'une montagne dans un ancien centre de recherches en physique. Il reste là-bas pour faire des mesures et il nous envoie un rapport. On est pas morts. On existe vraiment. Il travaille sur un signal émit par des antennes un peu partout sur l'île. Il y a peut-être dedans un début d'explication sur les sosies, les fusions et nos transformations. Malheureusement, on a pas de généticien de notre côté. Lisa va donc commencer à faire une formation dans ce domaine à l'Hôpital. Je me trouve impliqué et sollicité sur l'enquête S. On me propose un badge d'inspecteur, je demande l'autorisation à Greta :

  • D'accord mais tu travailles en solo. Je ne veux pas que tu traînes avec une agente locale. Et je te veux tous les soirs à la maison.

En fait je ne suis qu'une potiche. Une façade pour avoir l'avis de Greta. Mais ça me va. J'ai un statut officiel dans ce nouveau monde et je suis au service de ma communauté et surtout de ma femme, que j'aime.

***

Valentin

Je parviens à faire venir le docteur R au Village. Il est déjà pressé de retourner dans sa grotte à l'Est.

  • Où est le géologue qui était tout le temps avec vous ?
  • Il a assisté à son grand spectacle. Il est resté sur Terre. Paix à son âme. De toutes façon il ne nous aurait été d'aucune utilité ici à part nous distraire avec ses blagues.

Vu le personneage, j'imagine que le docteur R a ligoté son collègue à sa chaire de géologie avant de lui dire « Adios, amigo ! »

On se dirige vers le tribunal. Le docteur R s'installe et commence son exposé. On y comprend rien. C'est soporifique. Je suis content de ne pas avoir le résumé à faire. En fait il me l'a déjà donné. Mais là il tient à faire son petit spectacle. Je suis sûr qu'il a déjà les résultats de ses mesures et des explications pour des avancées nettes dans l'enquête S. Mais il doit aussi avoir un autre projet personnel là-bas au fond de sa montagne où il y a des installations techniques de pointe. Le CERN était un jouet à côté de ce qu'il y a là-bas. Je vais faire un signalement aux agents locaux. Il ont une section spécialisée en physique. Sandy me regarde, désabusée. Elle regarde l'auditoire et prend une décision :

  • Merci docteur R. Nous referons appel à vous pour la suite.

Coupé dans son élan, il dit merci et au revoir et s'empresse de partir. Tout le monde sort. Je vais voir Sandy pour avoir son avis :

  • On avance trop vite. Il a déjà toutes les réponses.
  • On existe donc vraiment. Ce n'est pas un rêve. Ni le paradis. Dans la B3 ils sont en train d'écrire un chapitre dont le titre est : « Le départ pour un monde meilleur. » À chacun et chacune de trouver son paradis. Le mien s'appelle Sandy.

Elle me sourit, pose son stylo et annonce :

  • Notre monde est devenu meilleur grâce à vous, parce qu'on est allé vous sauver, on est devenus des sauveurs. On est devenus meilleurs, vous le devenez aussi.
  • C'est dommage que les procureurs n'aient pas leur mot à dire dans la B3.
  • On peut mettre des lettres anonymes dans le casier de Sœur Adélaïde. On regardera dans 33 ans si nos idées ont été retenues.
  • J'espère bien, qu'on regarde ça ensemble, dans 33 ans.
  • Ah non, d'après mes calculs c'est déjà dans 32 ans.
  • Déjà ? Comme le temps passe vite ici.

Je la regarde. Elle est belle. Épanouie. Et forte. Je l'ai vu se disputer hier avec Taylor qui est venu la voir. Je ne sais pas ce qu'ils se sont dits, c'est leur histoire, mais elle avait l'air d'avoir le dessus. Peut-être que nous aussi on est bons pour eux. À notre façon. Ils ont fait leur révolution de jeunes, ont mis le système à terre, ils sont ensuite venus nous chercher pour continuer l'aventure ensemble. Leurs anciens n'auraient pas fait cet effort.

  • Comment s'est passé votre révolution ? Ça a commencé comment ?
  • D'abord on a tous démissionné. Ça a été très contagieux, même chez les moins jeunes. Ensuite il y a eu quelques attentats contre les autorités. Puis tout a ralenti, tout s'est arrêté, sauf l'essentiel. Ça ne fait pas longtemps que les tournois de tennis ont repris. Maintenant, à nous d'inventer notre destin. Mais avant, il faut qu'on sache qui on est vraiment. L'enquête S nous apportera des réponses, la B3 fera le reste.
  • On tient là nos éléments de langage. Allez, viens, on rentre à la maison, on a déjà trop travaillé pour aujourd'hui. Je te propose une séance de massage, ensuite on mangera des fruits pour le dîner et après…
  • Je suis ton Paradis, tu es mon Dieu. Tu m'a libérée. Tu me définis.
  • Mais ça reste ton histoire Sandy. Tu as ton identité propre. Et je serai toujours là pour te le rappeler.
  • Je suis peut-être trop impliquée pour être procureur de cette enquête.
  • Il leur fallait au moins un procureur très impliqué et de l'autre camp. Peut-être qu'on finira aussi par trouver mon double ici. D'ailleurs, où sont-ils tous passés les anciens ?
  • Il était question de les mettre en prison, dans un camp où alors sur une autre île à l'autre bout de la planète comme ils l'avaient fait par le passé pour leurs opposants. Mais notre leader, anonyme, inconnu, qui n'a jamais été démasqué a trouvé la solution : éliminer leur leader de toujours, le père de Victor, Vivien Virein Volta. Il est arrivé enfant ici en 1989. Son père était un des physiciens qui a participé à la mise au point de ce portail.
  • Vous avez un super héros clandestin ?
  • Personne ne sait qui sait. C'est peut-être ton double ?
  • Donc, les anciens, ils sont où ?
  • À la retraite. Ils se font discrets. Si un autre leader se manifeste, il sait ce qui l'attend. De belles funérailles à la Cathédrale.
  • Ça alors, encore un mystère à résoudre. Tu sais, il y a une analogie avec notre histoire à nous. Il y en a sans doute plein mais sur Terre, dans les années 30, avec la fin du monde qui se dessinait, les jeunes aussi ont tous démissionné. C'était nos parents. Du moins, ma mère car mon père était plus vieux, il faisait parti du système mis en cause mais il en a toujours été un rebelle. Mon père c'est Thomas, dit le « sous-préfet » et ma mère c'est Hélène.
  • Moi, ma mère fait partie des anciens qui se font discrets.

Je lui prends la main et je la sors du tribunal.

  • Sandy, on va faire de grandes choses ensemble toi et moi.
  • Ah bon ? Tu veux combien d'enfants ?
  • Commençons d'abord par traverser la route et rentrer chez nous.

*

Sandy

À la Taverne, Valentin me laisse sa place à la préparation des desserts :

  • Tu es une chimiste, tu as la maîtrise des éléments, tu vas assurer.

En fait ça lui permet d'aller gérer le bar. C'est plus facile et il aime bien discuter avec les clients. Noëlle vient me voir :

  • Sandy, en fait, j'aurais besoin de toi en tant que serveuse, juste pour la table 8, tu peux gérer ?

Je m'exécute. Je change de tenue et je prends mon calepin. J'arrive à la table 8 :

  • Maman ?
  • Bonjour Sandy. Alors c'est vrai, tu es serveuse ? J'aime bien ton nouveau look. J'ai appris pour Taylor, je suis désolée qu'il soit venu t'importuner.
  • Tu n'y es pour rien. Tu vois, j'assume mon côté clone. On se ressemble encore plus. En fait je ne suis plus serveuse, je suis à la pâtisserie en ce moment.
  • Et ton poste à l'enquête S ?
  • Oh, ça c'est pour passer le temps et ça va durer plusieurs décennies. Taylor a des raison de nous en vouloir. Je l'ai quitté. Tu lui as piqué sa compagne. Ça commence à faire…
  • Je t'admire Sandy. Tu es forte.
  • Tout ça c'est grâce à ma patronne, Noëlle, elle avait besoin d'une serveuse.
  • Et avec ton collègue procureur, comment ça se passe ?
  • Il est au bar. Je suis serveuse. Alors forcément, ça se passe bien.
  • Le petit là-bas ?
  • Oui, il n'est pas de la lignée sacrée mais c'était l'ambassadeur de Greta et il est modérateur sur la B3. Ses parents étaient dans la politique sur Terre. Je ne les ai pas encore rencontré.

Noëlle l'a prévenu, il s'approche pour se présenter.

  • Bonjour madame Mibord, je suis enchanté de faire votre connaissance.

Maman se lève pour lui faire la bise.

  • Moi de même, Valentin.

Maman a l'air sincère, elle est contente pour moi. Que je me sois émancipée sans me renier. Que j'ai pris le contrôle sur mon destin. Que je sois tombée sur ce garçon. Mais j'explique :

  • C'est lui qui m'a trouvée. Après c'est le travail qui nous a réunit. Et sa hiérarchie nous a unis.

Je montre mon anneau, et le sien.

  • Taylor n'est donc plus du tout d'actualité.
  • En plus il s'est fait jeter par mon double aussi.
  • Déjà ?
  • Elle l'a consommé et jeté direct.
  • Il n'a plus à retourner à l'Agence émouvoir d'autre jeunes élèves.

On regarde Valentin pour voir si il n'est pas trop choqué par nos propos. Il commente :

  • Sandy, tu es ma première vraie relation saine.
  • Merci de m'avoir choisie.
  • Je pensais que tu n'étais qu'une jolie petite serveuse. Je suis allé de surprise en surprise.
  • Ce n'est que le début.
  • Comme ta mère est là, ce serait peut-être l'occasion que nos parents se rencontrent.

*

On les invite tous à la maison. Même Sandrine vient. On fait une photo les trois ensemble, c'est troublant. Un apéritif léger accompagne les conversations. Le sous-préfet avec maman. Hélène avec moi. Elle est très chaleureuse, très tactile :

  • Tu es une jolie petite poupée de porcelaine Sandy. Magnifique. Mon Valentin a bien de la chance. Noëlle passe nous voir. Elle a encore grossi à force de goûter à tous les plats. Elle fait la connaissance de Carole et se racontent des tas de choses. Adélaïde passe en pensant que c'était un repas de fiançailles et qu'il y avait deux familles à unir. Flo passe pour nous dire de pas trop faire de bruit. Émilie aussi, pour revoir Cendrine. Adé se tient à l'écart. Son sauveur arrive, Tim, avec qui elle s'affiche avec affection. Il y a de l'ambiance, ça se transforme en fête. Même Flo repasse en civil pour rester. Noëlle est passée en cuisine. Les voisins et les passants sont invités à goûter les breuvages et ce qui les accompagne avec une dégustation de fromages improvisée par Aurélie que je n'ai même pas vu arriver et à qui je vais dire bonsoir car je ne l'ai jamais rencontré avant. À un moment donné on entend de la musique dans le kiosque au fond du jardin et certains commencent à danser. Je tourne sur moi-même pour observer tout ce qui se passe. C'est incroyable. Valentin vient me rejoindre, visiblement il a bu de l'alcool et il me dit des choses étranges :
  • Tu sais, Sandy, j'ai fait des choses bizarres. Je ne suis pas parfait.
  • Quoi ? Quand ?
  • Je veux dire, en général, dans le passé.
  • On s'en fiche Valentin. Regarde-moi, j'étais juste une curiosité génétique avant. Aujourd'hui je suis heureuse, dans ma mission, dans les activités sociales, dans ma maison avec mon homme que j'aime. Tu es parfait Valentin.

Je le prends dans mes bras pour le rassurer et on se met à danser et à s'embrasser. C'est une fête merveilleuse, simple, spontanée. Nos mères nous regardent nous aimer.

***

Victoria

J'ai perdu mon père pendant la révolution de la nouvelle génération. Il représentait tout le contraire du néant ambiant actuel. Heureusement que Alice a organisé le sauvetage des terriens, on a beaucoup à apprendre d'eux et on y apprendra de nous aussi en même temps. Ça me change les idées. J'en étais presque à ruminer une vengeance. Mais je ne cautionnait pas non plus le système des anciens. Avec Victor, on avait un lourd héritage à porter avec nos parents. Il est plus papa et je suis plus maman. Mais on est parents à notre tour maintenant. Même si j'ai envie de tout recommencer. Le père de mes enfants est largement impliqué dans la disparition de mon père. Je ne pouvais pas rester avec lui. Et mes enfants sont grands. Je leur ai dit, si vous êtes malheureux, allez vous plaindre à qui de droit mais pas à moi. Je suis trahie, salie, en colère et je ne sais pas si leur gourou peut quelque chose pour moi. Patrice, le Pasteur, un vrai homme de Dieu qui me pose plein de questions où chacune de mes réponses me fait avancer, c'est sa technique :

  • Quel est ton métier, ta vocation ?
  • J'ai été élevée dans le pouvoir, formée pour diriger.

Autrement dit, je ne sais rien vraiment faire de concret ou d'utile. À chaque réponse, je touche le fond. Et c'est en remontant que j'aurai mes réponses. Il m'a confié une chapelle de la Cathédrale :

  • Je ne te demande pas de croire en Dieu, je veux juste que tu viennes souvent ici, tous les jours, pour méditer, réfléchir ou simplement avoir un moment de calme.

En fait j'y vais maintenant trois fois par jour. Je m'assoit face aux vieux tableaux et dans les lumières colorées des vitraux je me vide la tête et j'essaie de ne penser à rien, juste à sentir le froid de la pierre avec mes pieds nus, à respirer l'air ambiant et magique teinté d'encens, à écouter l'orgue murmurer au loin et je finis par une prière pour me donner le courage de sortir affronter le monde que je vois différemment maintenant. Je peux passer des heures à regarder les herbes danser dans le vent et à marcher sur la plage. C'est quand la nuit vient que tout me paraît plus réel, c'est là que je suis la plus lucide. Je vais à la Russell School au sommet de la tour. Tout est accessible et abandonné. Les enfants ne veulent plus qu'on leur apprenne, ils veulent apprendre par eux-mêmes. Il y a une grande pièce avec vue panoramique. Au centre, une console avec des micros et des casques. Je mets l'interrupteur général sur « ON ». Des lumières d'ambiance s'allument et l'antenne sur la terrasse se met à clignoter. Sur les écrans en mode nuit apparaît le nom de la station et ses fréquences d'émission. Je m'assois. Je mets le casque. Je m'installe devant le micro et je cherche l'inspiration. Je vais commencer par une chanson, comme un générique. J'en cherche une qui évoque mon père, ses guerre, la révolution, nos terriens qui viennent pour la plupart de France et moi, j'appuie sur le bouton « On Air » et j'entonne :

La victoire en chantant
Nous ouvre la barrière
La liberté guide nos pas
Et du Nord au Midi
La trompette guerrière
A sonné l'heure, l'heure des combats

Tremblez les ennemis de la France
Rois ivres de sang et d'orgueil
Le Peuple souverain s'avance
Tyrans descendez au cercueil

La République vous appelle
Sachez vaincre ou sachez périr
Un Français doit vivre pour elle
Pour elle un Français doit mourir
Un Français doit vivre pour elle
Pour elle un Français doit mourir

(La République nous appelle
Sachons vaincre ou sachons périr
Un Français doit vivre pour elle
Pour elle un Français doit mourir.
Un Français doit vivre pour elle
Pour elle un Français doit mourir)

  • Je déclare à nouveau ouverte la RS radio, juste quelques mots dans la nuit qui vous parviennent en direct sur toutes les ondes jusque dans l'espace. Il m'a semblé légitime de résumer avec ce générique à cappella notre situation actuelle, nos nouveaux hôtes, nos anciens ancêtres sont parmi nous et vont nous accompagner jusqu'à la fusion de nos corps et de nos âmes dans un monde Une heure avant de changer de jour, je serai là tous les soirs pour discuter. Ici Victoria, de la Russell School, que la voix du monde d'après soit avec vous, et à votre esprit. Amen.meilleur qui est le meilleur des mondes. Qu'allons nous en faire ? Nous allons en faire autre chose que les paroles du chant du départ. Car certes, il y a eu un départ pour nos hôtes mais ici tout est question d'arrivée. Mais pas une arrivée comme un but à atteindre, non, une arrivée qui avec nous, avec eux, est de début d'un commencement. Entre l'enquête S, et la B3, il y a beaucoup de choses à dire. Pas à la caméra. Pas sur les réseaux écrits. Juste en m'appelant, canal 23 où je prendrai vos appels. Une heure avant de changer de jour, je serai là tous les soirs pour discuter. Ici Victoria, de la Russell School, que la voix du monde d'après soit avec vous, et à votre esprit. Amen.

Je coupe. Ça ressemblait un peu à un sermon. C'est ça, je vais en préparer un tous les soirs.

*

Dans la journée je n'ai aucun retour ou réaction. Plus personne n'écoute la radio. Sauf que le soir,en arrivant au studio tout est fermé, inaccessible. Il n'y aura pas de suite. Dommage, j'avais préparé un texte. Mais bon, ça n'a pas du plaire aux agents, aux révolutionnaires voire aux deux. Et puis quoi ? En quoi suis-je la voix ? Et la voix de qui, de quelle génération ? J'aimais bien écouter cette radio quand j'étais petite, le soir en cachette avant de m'endormir. Ça a été sympa d'être de l'autre côté. J'ai un appel vocal entrant. C'est anonyme. Je ne réponds pas. Je coupe. Un message texte s'affiche : « RS radio fermée par les Agents suite à votre intervention - signé HNI » Un hacker neutre indépendant, ils n'ont pas pris position dans la Révolution. Appel entrant. Je décroche sans rien dire et j'écoute :

  • Laguna Center, Media Tour, porte 2-3, un autre studio est ops pour votre émission.

Je raccroche. J'y vais. En route je réfléchis. Je suis sans doute pistée. Mais le HNI va m'aider. Le centre est à l'abandon. La porte 2 s'ouvre devant moi et se ferme derrière moi. De quoi ralentir les autorités. L'ascenseur 3 s'ouvre. Il m'amène tout en haut. Dans le couloir, une pièce s'allume. C'est le studio radio. Je m'y installe et je commence mon émission par son générique, les trois premières lignes et je passe directement au refrain et ensuite :

  • Bonsoir, désolé du retard, le studio RS a été fermé par les autorités, j'ai dû trouver un autre endroit. Ici Victoria, je suis au Laguna Center, j'avais préparé un texte mais je vois que j'ai déjà un premier appel sur le canal, posez votre question :
  • Ici l'Agent 459, merci de libérer les ondes.
  • Bonsoir 459. Vous travaillez tard. Expliquez nous votre mission.
  • Maintien de l'ordre. Contrôle des communications.
  • Pourquoi faire ? De quel côté êtes-vous ? Avez-vous enfin choisi ou vous allez encore faire semblant d'accomplir votre mission ? Même l'enquête S a été initié par d'autres, vous avez même du mal à y prendre part.

Pas de réponse. Je reçois un message texte : « Les brouilleurs sont en route, vous avez une minute pour terminer. »

  • Chers auditeurs, l'émission va être interrompue par les autorités, peut-être à demain. Une heure avant de changer de jour, je serai là tous les soirs pour discuter. Ici Victoria, du Laguna Center, que la voix du monde d'après soit avec vous, et à votre esprit. Amen.

J'enlève le casque à cause d'un désagréable son aiguë.

Au matin j'ai tout de suite la visite de deux agents :

  • Il s'agit de maintenir l'ordre public. Depuis la Révolution, tout ce qui se dit sur les réseaux est modéré. Le but est d'éviter le chaos. Si ça dégénère on ne pourra plus protéger personne. L'équilibre est fragile. Votre HNI nous a attaqué. Il a démasqué un de nos agent infiltré et l'a dénoncé sur les réseaux. Il nous a mis sur écoute également. Vous aussi sans doute, il doit entendre notre conversation.
  • D'accord. Tout le monde s'espionne. Je n'ai pas le droit de parler. Encore moins faire parler les autres en public sur le sujet de leur choix. Pour le bien de tous.
  • Oui, c'est fini, on n'est plus dans une société publique. Vos activités sociales doivent être privées. Fédérer l'ensemble n'est plus autorisé.
  • Très bien. Si vous voulez je peux m'occuper de faire passer ces consignes à la population. Il faut que tout le monde soit au courant des droits qu'il n'a plus, de ce qu'il ne faut plus faire. Les règles du jeu. En fait, non, c'est au conseil de sécurité de le faire, Alice doit expliquer son pays des merveilles. Surtout avec nos hôtes qui viennent d'arriver et qui essaient de s'intégrer.

Les agents se regardent et annoncent :

  • Nous lui ferons part de votre requête.

*

Cet après-midi, après la messe, je part faire du vélo le long de la plage, je roule le plus doucement possible, pour admirer le paysage. Je m'arrête à la Paillote pour prendre une boisson fraîche pétillante. Je vois un banc face à la plage et face au vent. Je vais m'y installer. Un garçon en tenue de sport avec un casque vient s'asseoir à côté de moi :

  • Bonjour Victoire, je suis votre HNI.
  • Bonjour. Vous n'avez pas peur de vous faire prendre ?
  • Je n'ai jamais eu peur des agents, eux ont peur de moi. Je peux leur éteindre leur Polygone en un instant si ils m'embêtent. Pour la radio, vous voulez faire quoi ?
  • Rien. J'ai réfléchis. La voix du peuple, ce n'est pas mon problème. Et je ne suis pas la bonne personne pour cette quête inutile. Tout est stable, tout est calme, tout le monde est heureux. Je ne suis pas une terroriste ou une anarchiste. J'accepte les règles du jeu. Et je suis rassurée d'avoir été modérée.
  • Bien. J'ai bien fait de ne pas brouiller notre conversation, ils doivent nous écouter en ce moment. Je ne les soutiens pas. Comme je n'ai jamais soutenu les jeunes révolutionnaires. Mais j'ai bien aimé votre intervention.
  • Vous êtes jeune.
  • On est pas tous contre le système ou pour. Je pense que votre émission aurait pu éclairer, faire avancer ou reculer peut importe mais il y avait quelque chose d'important. Tant pis.
  • Tant mieux. L'idée est là. À eux d'en faire bon usage. Ce n'est plus mon problème.
  • Tant mieux, le mien non plus alors.
  • Je viens de comprendre. Tu me protégeais ? Un ange gardien ?
  • Je brouille. Forces Spéciales. Mon Unité a été dissoute mais pas la mission de chacun.
  • C'est mon père qui t'avais demandé ?
  • Non. Ta mère.

Je soupire. Il débrouille et continue la conversation :

  • Peu importe. Ma mission est terminée. Les agents ont pris le relais.
  • Tu vas faire quoi maintenant ?
  • Je vais aider aux champs, pour le Village, des vraies vacances loin de toute technologie.
  • Très bien. Passe le bonjour à ma mère si tu la croises.
  • En fait, j'espère l'éviter. Il y a sûrement plein de gens à surveiller en ce moment avec l'enquête S.
  • Alors reste ici. Je préfère que tu veilles sur moi plutôt que les Men in Black.
  • D'accord. Au fait, qu'est ce que tu fais trois fois par jour dans la Cathédrale, les murs sont épais, on ne peut rien surveiller à l'intérieur., la Foi brouille tout.
  • Si tu veux savoir, il faudra m'accompagner, je te montrerai.

Je lui tend ma bouteille. Il la prend et boit. Il enlève son casque. Il regarde la mer. On ne dit plus rien. En fait, j'attends qu'il dise quelque chose. Je ferme les yeux, je commence à perdre conscience. Je sursaute :

  • Je m'appelle Clément.
  • T'es sûr ? C'est pas un adjectif ?

Il rit.

  • Qui es-tu vraiment, Clément ? La clé qui ment ? La mauvaise solution ?
  • Je suis le fils d'un ingénieur urbain qui a été très affectueux avec son assistante administrative.
  • Ils ont travaillé sur quel chantier ?
  • Le pont, à Laguna City.
  • Celui qui va de nulle part à ailleurs, par-dessus rien ?
  • Je crois même que j'ai été conçu dessus.
  • Je peux t'appeler Clem ?
  • Si je peux t'appeler Vicky.

Je pouffe. Je reprends ma bouteille.

  • Allez, je rentre. C'est bientôt l'heure des vêpres.

Il ne dit rien. Il ne bouge pas. Il attend que je l'invite ?

  • Tu viens ?

*

On gare nos vélos sur le parvis. Dès la porte franchie, je ne lui parle plus, je murmure. Il me regarde prier. Je fais des gestes étranges au dessus de l'encens pour essayer de l'impressionner. J'ai envie de me retourner et de faire « Bouh ! » pour voir sa réaction. Mais je reste sérieuse, à genoux. À la fin je me relève, je fais un signe de croix, très lentement, avec quelques incantations latines. Je me retourne et je le prends par la main pour sortir. Il garde sa main dans la mienne. Je le regarde et je sourit. On ressort à la lumière du jour qui s'éteint doucement. J'explique :

  • C'est juste un peu de spiritualité, pas la mienne, une autre, qui nous dépasse.

En voyant sa tête je comprends qu'il est bien loin de tout ça.

  • Pour l'instant, tu es perdu dans le réel et la logique dirige ta vie, comme un robot. Tu es jeune. Un jour, ton esprit sera prêt et ton âme pourra s'épanouir.
  • Amen. En attendant, il est tard, je rentre.
  • Tu habites où ?
  • Là je suis dans un appartement de fonction en face de la Boite Noire.
  • Le bloc foncé ? Les locaux des Services Techniques du Conseil de Sécurité.
  • Oui. Notre Zone Vie est en face.
  • On va d'abord s'arrêter chez moi, c'est sur la route, la maison en bord de plage juste avant la digue. Je ne vais pas te laisser partir l'esprit et le ventre vide. J'ai une tarte aux fruits qui nous attend au frais. Je n'arriverai pas à la manger toute seule.

*

Il pique du nez sur la terrasse dans la balancelle. Il y avait un peu d'alcool dans les fruits, il ne doit pas avoir l'habitude. J'allume les bougies autour de nous et je le couvre d'une couverture avant de m'installer à côté de lui. Je m'appuie un peu. Ça ne le réveille pas. Je respire le vent frais qui vient sur nous, il fait nuit, je ferme les yeux et je m'endors contre lui.

Une corne de brume nous réveille, j'ai ma tête sur ses cuisses et je crois que j'ai bavé comme je le fais sur mon oreiller. Je suis confuse, lui aussi.

  • Vic ?
  • Clem ? Il fait un peu frais maintenant, rentrons à l'intérieur.

On se réfugie en cuisine. Il regarde l'heure sur la pendule.

  • Désolé Clem, il y avait un peu d'alcool dans les fruits. Ça a dû t'assommer un peu.
  • Ça va aller. Je peux avoir un peu d'eau.
  • Regarde dans le frigo. Tu as regardé l'heure, tu es en retard ?
  • Non, je n'ai rien de prévu demain, enfin, aujourd'hui.
  • Moi non plus, alors dodo, on aura les idées plus claires quand il fera jour.
  • Je peux prendre une douche ?

Je lui donne une serviette et un pyjama et je pars me préparer dans l'autre salle de bain. Je le retrouve debout, en tenue, face au lit :

  • Je peux dormir par terre.
  • Tu plaisantes ? Allez hop, au lit les enfants ! Je ne vais pas te manger. Te chatouiller peut-être.

On se met au lit, j'éteins et je souhaite :

  • Bonne nuit Clément.
  • Bonne nuit Victoire.

Pas mal. C'est mieux que Vic ou Vicky. C'est comme dans la chanson. La Victoire en dormant.

*

Alors qu'on brunch tranquillement en tenue légère sur la table de la terrasse, les deux agents qui nous surveillent passent. Ils ont l'air tellement surpris et coincés qu'on les installe avec nous en leur offrant des pâtisseries et des boissons chaudes et froides. Au lieu de les appeler par leur numéro, on les surnomme l'agente fille et l'agent garçon. Ça les fait rire. Au fait, ils sont venus pour quoi ?

  • Il y a eu une nouvelle émission cette nuit.
  • De qui ?
  • De vous. Enfin, de votre voix synthétisée, avec des tas de propos qui posent problème.
  • Incroyable. Finalement j'ai un double aussi. Il faut faire un rapport aux procureurs de l'enquête S.
  • Avant on aimerait avoir votre avis. À tous les deux.

On finit de manger, de débarrasser, de s'habiller et on passe dans le salon écouter l'émission.

  • Ça dure 12 minutes. Vous n'avez pas pu brouiller ?
  • On ne les a pas localisé.
  • Les ?
  • Même les auditeurs qui appellent, impossible de les identifier.
  • Clément, tu as un avis ?
  • Il y a au moins trois informations classifiées, l'ensemble est bien fait, ils n'ont pas été repérés, je dirais que ce sont des hackers qui se font passer pour des anciens du contre espionnage. Il faut passer la signature numérique du signal au détecteur logarithmes pour en être sûrs.

L'agent garçon note tout et semble pressé d'aller tester cette solution.

  • Victoire, ton avis ?
  • En chantant ? En fait, tout ce qui se dit, j'aurais pu le dire aussi. Les questions des auditeurs sont intéressantes. C'est pas très subversif. C'est même plutôt pédagogique. J'espère qu'on aura la suite ce soir.

Nos agents ont l'air satisfait. Ils nous demandent si ils peuvent repasser demain.

  • Seulement si vous amenez les croissants. Clem tu seras toujours là ?
  • Oui, pour quatre donc. Bonne journée, à demain.

On les regarde partir depuis le porche, on a l'air d'un vieux couple qui s'accrochent machinalement l'un à l'autre. Ensuite, on prend nos vélo et on va à la Cathédrale. Après la prière, on s'arrête à une carriole alimentaire pour grignoter et s'hydrater avant de rentrer faire une bonne sieste avant de se jeter dans la mer pour faire la planche et parler de tout et de rien.

Le soir on se branche sur le canal 23 pour écouter l'émission.

  • Le générique du début je pense que c'est vraiment moi. C'est modifié à chaque fois pour le rendre un peu plus réaliste.
  • Ingénieur du son ?
  • On va écouter le sermon.

« Nous sommes parti avant que leur monde se transforme. Et maintenant nous somme leur monde d'après. Ils étaient notre futur. Nous sommes devenus le leur. »

C'est comme hier, assez neutre, pas engagé. Je me demande si il va y avoir les faux intervenants, plus ou moins crédibles. Mais non, ça reste sur le sermon jusqu'à la phrase de fermeture.

  • C'est de pire en pire, aucun intérêt.

Je suis déçue. Clem raccroche son phone :

  • Ils n'ont pas localisé non plus. Mais je les ai senti moins motivés.
  • C'est peut-être de la provocation, pour me motiver à prendre l'antenne ?
  • Victoria, je pense qu'il ne faut pas rentrer dans leur jeu. Laissons les agents faire leur travail.

Je suis contrariée. Il essaie de me rassurer. Il me faut un alcool fort, pour me détendre et dormir.

  • Clément, tu restes, d'accord ?
  • Tout près, ne t'inquiète pas.

J'en ai marre. À en pleurer. Je ne peux pas. Il est là. Mais les larmes coulent vraiment, en silence, en repensant à mes échecs, aux trahisons, au rejet de mes enfants, de ma vie, de moi. Clément chante doucement, il me prend dans ses bras, il me dit des phrases gentilles, il me cajole, il me console et je peux m'endormir.

Je me réveille. C'est le matin. Ça va mieux. Il est tard. Il m'a laissé récupérer. Il est où ? Il est là ? J'espère qu'il n'est pas parti. Non. Je l'entends. Il vient me chercher. Il me sort du lit et va m'installer à table sur la terrasse, juste à temps, les agents arrivent, avec les croissants mais sans bonne humeur non plus. Clément nous observe, on est désemparés. Il annonce :

  • Ce soir on n'écoute pas. D'ailleurs il n'y en aura pas. Je vais tout brouiller.. Au fait, fille et garçon, on peut vous appeler comment sinon ?
  • Lili.
  • Jeff.

Je prends la parole :

  • Lili et Jeff, merci pour les croissants, ils sont très bons. Demain, je vous prépare des gaufres.

*

J'ai besoin d'aller prier. Avec Clem. J'ai envie de voir ma maman. Avec Clem. L'après midi on revient à la maison. Je me lave les cheveux de toutes ces mauvaises ondes dans ma tête et Clem les balaye en essayant de démêler mes longs cheveux blonds. C'est à ce moment ou maman débarque et fait irruption pour assister à la scène. Quelle va être son reproche d'accroche ? En fait elle est très surprise. Elle doit penser que j'ai transformé son jouet de surveillance en esclave, le domestique de mon corps.

  • Bonjour maman, tu connais Clément je suppose.
  • Bonjour ma chérie. Je vois que vous avez bien fait connaissance.
  • Tu as déjà le droit de ressortir de ton Village ?
  • Pas longtemps. Je suis passée pointer et je suis venue voir comment tu allais. Je suis rassurée maintenant. Je peux rentrer tranquillement.
  • Reste prendre un café avec nous. C'est possible ? Tu as assez de temps ?
  • Je ne sais pas mais oui, d'accord, ils ne vont pas me condamner à nouveau pour ça.
  • Je crois que si. Signale ta position, je me porte garante, j'ai encore une fonction et un statut à la cour.
  • Et vous, agent Clément, comment ça se passe au travail ?
  • Comme partout. La plupart de mes collègues et de mes chefs ont démissionné. L'Unité est en sommeil. Votre demande de surveillance aurait dû être traitée par un autre service qui a fermé. C'est tombé sur moi.
  • Je vois que vous vous entendez bien.
  • Elle n'est pas facile à vivre, ni à suivre. Je découvre l'ésotérisme, l'occulte, la spiritualité, tout ça. Et vous au Village, il y a beaucoup de changements.
  • Oui, les terriens ont pris le pouvoir. L'enquête S va durer longtemps. Ils ont un autre projet sur plus de 30 ans, ils écrivent une nouvelle Bible pour une nouvelle religion. Ils sont exactement ce qu'il nous fallait à ce moment de notre civilisation. Ça va être passionnant, j'ai de la chance d'être confinée au Village avec eux. D'ailleurs, j'y retourne.

Maman se lève pour me faire la bise et elle en profite pour faire de même avec Clément.

  • Prenez soin de vous, n'hésitez pas à passer au Village, à bientôt.

Je la regarde partir. Ça s'est bien passé. Je suis contente. Je prends la main de Clément et je lui souris.

*

Le soir on écoute la quatrième émission. C'est toujours moi qui chante. C'est toujours moi qui parle. Encore un sermon. Et des phrases qui n'ont pas de sens. Clément commente :

  • Ça me rappelle quelque chose que j'ai étudié au début de ma formation quand on a évoqué l'histoire du renseignement. Celle de la Terre. Ils essaient de se faire passer pour des terriens.
  • Ou alors ce sont des terriens ?
  • Non. Ils n'ont pas la technologie.
  • Et alors, tout ça pour quoi faire ?
  • Je ne sais pas. On s'en fiche.

Clément coupe avant la fin. De toutes façons, Lili et Jeff nous raconteront tout demain au brunch.

  • Allez, tout le monde à la douche et dodo.
  • Bonne idée.

Finalement on se retrouve sur la terrasse, dans la balancelle. Clément me confie :

  • Je ne sens pas du tout cette histoire de radio. Tu es visée. Il y a un rôle final pour toi dans cette énigme. On devrait disparaître, s'éloigner de tout ça.
  • Comme tu veux. Tant que tu restes avec moi.
  • On va en parler à Lili et Jeff. On verra ce qu'ils en pensent.

*

  • En fait on voulait vous proposer ça dès la deuxième émission. Une maison vous attend, au Village bien-sûr. À moins que tu aies prévu autre chose, Clément ?
  • On ne sait pas à qui on a à faire. Aucun de mes protocole n'est donc viable. On va prendre le vôtre.

On lève nos verres de jus de fruits à notre dernier brunch. Et on se lève, on s'embrasse, comme si on allait se quitter pour longtemps mais aussi pour célébrer cette joie de s'être connus et d'avoir partagé nos brunch.

*

Sœur Adélaïde me montre sa jolie petite chapelle :

  • Tu peux y venir quand tu veux.
  • Merci ma sœur.
  • C'est Patrice qu'il faut remercier. Il m'a même ordonné de te confier les clés mais il n'y en a pas, je ne ferme jamais. La Maison du Seigneur est toujours ouverte.
  • D'habitude je ne suis pas aussi pratiquante mais j'en ai beaucoup besoin en ce moment.
  • On en est tous là ici. J'ai fait ce lieu modeste pour ne pas avoir à focaliser sur un endroit. Le pèlerinage, c'est pas mon truc. Il faut apprendre à emmener Dieu avec soi plutôt que d'aller vers lui. On peut prier partout, tout le temps. Et sache que je suis là, à l'écoute pour toi, quel que soit le sujet.

Je vais aussi m'installer un endroit dans la maison pour prier. Un endroit à moi. À nous ? C'est bien d'avoir changé d'endroit. Je n'ai pas encore pleuré une seule fois. C'est un nouveau départ. Lorsque j'arrive à la maison Clément a l'air un peu perdu dans le jardin. Les précédents occupants ont planté plein de choses. Il me demande :

  • Tu t'y connais ?
  • Non.
  • Je vais devoir apprendre. On ne peut pas laisser ça à l'abandon.

On s'assoit sur un banc. Après quelques minutes de silence, j'ose :

  • Clément, y a-t-il une femme dans ta vie ?
  • Delphine. Elle fait des animations au Laguna Center.
  • La petite brune qui met de l'ambiance dans la galerie ?
  • Oui, entre autres.
  • Elle sait que tu es mon agent gardien ?
  • Bien-sûr. Et elle me plaint d'avoir à gérer toute la journée et toute la nuit une grande blonde dépressive.
  • Comment vous êtes-vous rencontrés ?
  • Au travail, elle a un poste important dans l'administration des services.
  • C'est pas trop dur d'être séparés par la mission ?
  • On ne l'est pas. On se voit souvent. Quand tu vas prier. Elle se fait déjà une joie de venir au Village. Vic, tu ne m'envisageait pas, tout de même, si ?
  • Non, je suis loin d'être prête à me remettre dans une relation sentimentale ou en couple. C'est juste que je croyais que tu étais entièrement à moi.
  • Il ne faut pas s'attacher à moi. Tu as l'air d'aller mieux, je vais bientôt disparaître.
  • Merde. Qu'est ce que je vais devenir, toute seule ? Les enfants sont grands. Mais ma mère est pas loin.
  • Et il faut s'occuper de ce jardin.
  • Le jardin, ma mère, ce ne sera pas suffisant pour te remplacer, Clément. Combien de temps il nous reste, toi et moi ?
  • Juste le temps que tu me trouves insupportable. C'est toi qui va me demander de partir.
  • Je vais mieux mais j'ai besoin de toi. Comment pourrais-tu être insupportable, tu es si gentil.
  • Je pourrais faire une bêtise.
  • D'accord, je vais mieux tout d'un coup. Montre moi.

Je me rapproche de lui et je le regarde en face. Mon visage est tout près du sien. Il me regarde aussi, il ne sais lequel de mes yeux regarder alors je les ferme et j'attends. Je sens sa respiration tout près. Il me fait un bisou, bref, sur la bouche. J'ouvre les yeux et je commente :

  • C'est tout ? C'est pas bien méchant.

Je lui montre. Je l'embrasse. Il me rend mon baiser. Un peu fort. Puis plus doucement, plus passionnément. Avec ses mains sur mon visage. Elles descendent sur mon corps. Je fonds. Je le serre fort contre moi. Il me soulève, je suis dans ses bras, à sa merci. Il m'amène quelque part, mais pas vers la chambre, il va dans le jardin. Je continue de l'embrasser lorsqu'il me lâche brutalement et je tombe dans la marre.

  • Désolé, j'ai trébuché.

Je suis surprise, outrée, choquée, trempée et je vois son visage apeuré alors je me mets à rire. J'essaie de sortir de là. Il me tend la main. Je lui prend et je le tire de tout mon poids, il tombe avec moi dans l'eau. Après un temps de sidération, on se regarde et on s'embrasse à nouveau. Puis on reprend nos esprits. On s'aide pour sortir :

  • Ça tombe bien, c'est le jour où je devais me laver les cheveux.
  • Qu'est qu'elle est froide.
  • Tu peux m'aider, sous la douche ?

Et nous voilà nus et ensemble sous le jet chaud, il se concentre sur l'application de mon shampooing, je me détends pendant qu'il se tend et je laisse mes formes glisser sur son corps qui tremble.

  • J'ai atteint tes limites Clément, laisse-toi faire.

Et je m'agenouille même si il n'y a plus rien à stimuler, tout son désir pour moi est là, devant moi. Il descend et s'assoit pour me dire :

  • Laisse moi, terminer de te laver.

Il me rince, il m'essuie, il me peigne, il me fait toute belle, on se regarde dans le miroir. Je suis sa déesse. Je suis en train de le convertir. Il me dit :

  • Ce n'est pas possible, Victoria.
  • Donnes moi une raison.
  • Je peux t'en donner cinq.
  • Lesquelles ?
  • Je suis engagé avec une autre. Je suis en mission. C'est ta mère qui m'a choisi. Je préfère les brunes. Tu ne m'aimes pas.
  • Très bien, je vais parler à Delphine. Et à ta hiérarchie. À ma mère. Je vais me colorer les cheveux. Je t'aime. Et toi, tu m'aimes pour quelles raisons ?
  • Je t'aime parce que tu es jolie. Non, en fait tu es très belle. Tu es même parfaite. Et tu es douce, attentionnée, calme, posée, tendre, sensuelle. Et tu es libre, disponible, ouverte. Et tu es importante, tu es une héritière, tu es forte, tu as la Foi, tu es toi, je crois en toi. Et tu es de ton époque, tu as tout perdu et tu n'as aucune ambition, aucune quête de vengeance, tu es en accord avec toi-même, tu es exactement celle qu'il me faut.
  • J'ai appris que tout peut s'arrêter d'un coup. La mort de mon père, la trahison de mon mari, l'amour pour mes propres enfants. Alors quand le bien se présente, quand tu apparais dans ma vie, quelle que soit la cause, qui que tu sois, il n'y a pas à spéculer ou à calculer. Juste en profiter. Jouir. On va parler à Delphine. On va se battre pour notre bonheur, pour notre couple.
  • En attendant il est tard. C'est l'heure pour nos corps de perdre conscience. On verra demain.

*

On a rendez-vous avec Delphine à la Taverne. On est en avance. Clément doit passer à Law House pour rendre ses identifiants d'agents, les services secrets n'ont pas le droit d'exercer au Village. En attendant je vais à la Taverne m'inspirer des lieux et me présenter aux équipes. Delphine est déjà là. Elle a l'ai ennuyée, elle est toute pâle. Je m'approche de sa table :

  • Bonjour Delphine, je suis Victoria, vous allez bien ?
  • Bonjour Victoria, Clément n'est pas venu ?
  • Il a dû passer à la Law House pour des formalités. Il va arriver. Je peux m’asseoir ?
  • Oui, bien-sûr, désolée.

La serveuse arrive, je la reconnais, c'est la fille de Cendrine. Je me lève pour lui faire la bise, elle est resplendissante, elle ressemble encore plus à sa mère.

  • Je vous amène les cocktails d'accueil.

Delphine, restée assise, livide, lève le bras et demande :

  • J'aurais besoin d'un stimulant, revigorant avec du sucre et des bulles.

Sandy nous laisse, je change de place et je me mets tout à côté d'elle. Elle raconte :

  • Je suis arrivée tôt au Village alors j'en ai profité pour me promener. Je suis allé voir la Chapelle. En sortant j'ai vu une belle maison avec un couple à l'entrée. Il était à genoux en train de travailler sur une plante et elle était debout sur le perron avec un verre à la main. Il s'est relevé et il lui a donné une fleur qu'il venait de couper. Elle l'a embrassé. C'était vous, et lui. Vous avez l'air de beaucoup vous aimer dans votre jolie maison. Ça m'a fait un coup au cœur. Je ne m'y attendais pas. En fait, je ne sais pas si on est aussi proches que ça. Je ne peux toujours pas dire si c'est mon partenaire régulier ou occasionnel. Car j'avoue, je ne suis pas très fidèle non plus. Mais il ne le sais pas, enfin, je ne crois pas. J'étais venue très motivée, j'avais même l'intention de chanter ce soir ici mais là, je suis un peu sous le choc. Je ne devrais pas. L'inverse aurait pu arriver. Il aurait pu me surprendre aussi. Si ça se trouve il l'a déjà fait mais il n'a rien dit. Il aurait dû.

Sandy amène les boissons. Delphine s'empresse de boire la moitié de son verre. Ça lui fait du bien, elle reprend des forces.

Clément arrive et en voyant nos têtes il devient très nerveux. Il se met en face de nous. Delphine baisse les yeux et ne dit rien. J'annonce :

  • Elle sait déjà tout. Elle nous a vu ce matin devant la maison.

Clément tend ses deux mains. De sa main gauche il prend celle de Delphine qui lève les yeux pour le regarder. Elle esquisse un sourire. De sa main droite il prend la mienne et me tire pour que je revienne de son côté. La messe est dite. Passation de pouvoir. Il lâche la main de Delphine et garde la mienne qu'il serre un peu plus fort. Delphine se lève, on se lève aussi. Elle s'approche de Clément et le serre dans ses bras. Il tient toujours ma main. Elle la regarde, elle me regarde :

  • Soyez heureux. Je vous laisse.

Et on la regarde partir. Elle rentre à Laguna City.

***

Greta

Je suis une vraie maman. Mes journées s'écoulent au rythme d'Isa Love. Mon autre centre d'intérêt est son papa. J'aime le sentir à proximité. Tous mes sens sont en éveil et ils ne sont sollicités que pour ma famille.

Je l'entends pleurer. Je me lève. Je la prend dans mes bras. Je lui donne le sein. Les mamans d'ici ne font pas ça. Elles devraient. Ça établit le contact. On continue de leur donner la vie. Gabriel vient nous voir, je sens sa présence avant qu'il ne pose sa main sur mon épaule. On la recouche. Je le recouche, avec quelques caresses, là où il aime, pour le faire jouir, pour l'endormir. Je me sens animale. Je me sens vivante. Je me relève et je marche sur le sol froid jusqu'à la cuisine. Je prend un verre et je le remplis d'eau du robinet. Je bois en regardant par la fenêtre le jour se lever sous la pluie. Je me sens chez moi ici, au contact de la nature et loin du soleil et des artifices de l'Ouest. Je me sens libre. Mon agenda est vide. Mon planning est clair. Je n'ai pas de projets. Juste me laisser vivre ici, en paix avec les miens, sans plus personne à guider, sans aucune cause à défendre. Tel est mon Paradis : qu'on m'oublie. Elle ne veut se souvenir que d'une chose, ses trois mots. Ceux qui l'ont créé en 2016, les mêmes trois derniers mots qu'elle a prononcé sur Terre alors qu'elle était sans doute la dernière personne vivante sur sa planète : How dare you ?

*

C'est en toute discrétion que je vais rencontrer Émilie Raymond, chez elle. Son chauffeur me sort la poussette du coffre, mais vu la configuration des lieux, je préfère garder ma fille dans mes bras. Émilie arrive, Isa Love est en fait une très bonne ambassadrice pour attendrir les femmes.

  • Greta, avant d'évoquer le sujet qui vous amène, il y en a sans doute un, n'est ce pas ? Je voudrais préciser que je ne vais jamais travailler à la Mairie. Je laisse mon Conseil Municipal historique gérer les affaires courantes. J'ai été imposée ici comme cheffe du Village, mais jamais acceptée. En fait je suis consignée ici et mes déplacements sur l'île sont limités. Parce que je suis de l'ancienne génération, celle à éliminer comme l'a été mon mari qui était le symbole de tout notre monde d'avant. Mais ça me va, j'accepte tout ça. Place aux jeunes, la relève est prête, à eux de jouer. Voilà, je ne suis qu'une cheffe fictive mais je suis sûre que je peux tout de même vous aider.
  • Avant d'en parler au Conseil, je voulais d'abord avoir votre avis. J'ai une requête, symbolique. Pour notre Histoire, pour la Mémoire. Pour faire notre Deuil. Un monument commémoratif de notre planète A. Le Village est l'emplacement idéal.
  • Il en faut deux. Il en faut un aussi à l'Ouest. Pour la forme et les emplacements, on peut mettre une équipes d'artistes et de techniciens au travail. L'École des Arts de l'Ouest me paraît compétente. C'est bien que ça vienne de vous. Pour nous, vu d'ici, la Terre était votre planète, la Planète A de Greta, vous vous êtes battue pour elle jusqu'au bout, vous n'étiez pas seule mais vous étiez leur guide, quel que soit le chemin ou le parcours, juste ou non.
  • Merci Émilie. Je compte bien ne pas intervenir plus que ça sur votre planète B. J'aimerais qu'une devise soit inscrite sur le Monument. Juste dix lettres sous une forme de question. Tout les terriens pourront m'y reconnaître : How dare you ?
  • Bien-sûr, c'est évident. Ça résume bien la situation. C'est un bon message. Ça va plaire à pas mal de monde ici aussi.
  • Ah bon, pourquoi ?
  • Parce que l'échec de la Terre, c'est l'échec des hommes. Ici, sur la planète B, les hommes ont aussi perdu, leur pouvoir, leur force, leur intelligence. Les femmes dominent. Ta devise va leur plaire. Je peux te tutoyer ? Ta devise c'est les mots d'une femme qui s'adresse aux hommes, qui les accuse, qui les met face à leur défaite.
  • Sur Terre les hommes étaient voués à disparaître. C'était un message de la Nature. Mais ils n'ont pas eu le temps de disparaître avant leur planète, ils avaient fait déjà trop de dégâts.
  • Peut-être qu'Alice t'en parlera un jour, ou pas, mais il était question à un moment donné de ne rapatrier que les femmes. Je pense qu'elle s'est sentie assez forte pour maîtriser de nouveaux hommes, même les pires de la Terre.
  • Et pour les naissances, vous pouvez avoir des garçons ici ?
  • Bien-sûr, tout est sous contrôle, de notre environnement à notre descendance. Les garçons ne sont plus à la mode en ce moment. Leur utilité est mise en doute.
  • Sur la fin de la Terre, on a fait une découverte sur l'évolution. Il allait bientôt naître des enfants ni fille, ni garçon qui auraient pu passer de l'un à l'autre au cours de leur existence. Il y a une de nos terrienne qui va en avoir un. À moins que l'environnement en décide autrement ?
  • Si tu restes dîner on pourra parler de plus de choses.
  • Nous devons rentrer à la maison. Gabriel nous attend.
  • Je peux le faire venir.
  • Le mieux est que vous veniez dîner chez nous plutôt. Comme ça je pourrai coucher Isa Love comme d'habitude. On a nos petites habitudes maintenant.
  • D'accord. Parlez moi de votre Gabriel.
  • Quand on a localisé son groupe de survivalistes, j'ai vu qu'un de leur leader spirituel avait un fils. Il faisait parti d'un commando héliporté pour des missions de sauvetage. Je l'ai choisi pour être le géniteur de ma fille. Mais je suis tombée sous le charme. Je l'ai aimé dès la première seconde. Bien-sûr, il était déjà pris, il avait même deux femmes dans sa vie, intime. J'ai dû être patiente. Quand ça n'a plus marché avec l'autre, qui n'est que la princesse Frances de Castle 1 bis, il m'est revenu. Il reste encore son premier amour mais il ne la voit plus. Pour l'instant je l'ai pour moi toute seule. Elle s'est installée à l'Ouest, elle traîne avec la fille d'une S.

***

Simone

J'ouvre les yeux et je vois le visage endormi de Bri. Je vais la présenter à ma mère. Bri a des allures de garçonne mais en fait elle est douce et délicate, sensible. Son culot et son audace ne sont pas très féminin non plus. Mais elle est belle et je l'aime. Je m'approche pour l'embrasser, ça la réveille. Et d'emblée elle annonce :

  • Tu es prête ? On va aller s'inscrire au tournoi de Laguna Beach. On va bien s'amuser, il y aura tout le monde, on va bien profiter de toutes les fêtes et les infrastructures. C'est le top. Les fanatiques y vont pour gagner mais nous on y va juste pour jouer.
  • D'accord, tu crois qu'on peut inviter ma famille ?
  • Bien-sûr, les tribunes sont faites pour ça. Ma mère va venir aussi, elle est souvent sur les tournois.
  • Il y aurait mon frère jumeau, Djibril et sa femme, Gabrielle, le double de ta mère.
  • Parfait.
  • Et aussi ma mère, Marwah et son amie Aurélie, mon père Simon et sa compagne Suzanne.
  • Moi mes frères et mon père ne se sont jamais intéressés à mes pitreries sur le court. Mais si c'est pour faire connaissance en tribune, je vais leur proposer aussi.

On envoie les invitations et on prépare notre matériel pour aller s'inscrire et s'entraîner en attendant le tirage du tableau. En arrivant sur place, c'est l'effervescence. Tout est filmé, diffusé, il y a des entrevues, on nous laisse tranquille, tout le monde s'intéresse aux classés qui veulent la coupe, nous on est juste leur faire-valoir. Un journaliste m'aborde :

  • Vous êtes Miss Tattoo la terrienne !
  • Mistatou ?
  • Oui on vous appelle comme ça dans le milieu. Comment ressentez-vous le tennis ici ?
  • Le jeu est plus rapide mais on se déplace plus vite aussi. Heureusement que la balle est plus lourde sinon je l'enverrais toujours au-delà du terrain. J'aime bien votre façon de compter les points, c'est plus simple. Et la limite de temps, ça a du sens aussi, au cas où ça s'éternise. Mais la plus grande différence c'est que ici c'est un sport exclusif de fille. Vos mâles sont plus faibles, moins sportifs, on les battrait à chaque fois en mixte. Si nos terriens étaient inscrits ils remporteraient la coupe facilement.

Il se tourne vers Bri :

  • Bonjour Brigitte, et toi quelles sont tes impressions, les différences notables à entraîner une terrienne ?
  • Je ne fais pas qu'entraîner, je joue aussi aujourd'hui. Entraîner Miss Tattoo c'est plus simple, elle est plus complète que Izzy que j'ai formée avant. Elle n'a pas sa précision mais elle a tout le reste.

Le journaliste continue sur d'autres joueuses.

  • Miss Tattoo ?
  • C'est mignon.

Et elle m'embrasse, me prend par la main et m'entraîne vers les vestiaires.

*

On est logées sur place. Bri arbitre un match. Je croise Izzy et elle m'invite à s'entraîner ensemble sur un court. Ça l'amuse beaucoup. Elle ne prend rien au sérieux. Je lui donne des conseils pour servir. Je lui montre le service volée. Ensuite je la fait courir en fond de court où elle essaie de renvoyer mes balles. Quand c'est trop dur, elle arrête. Quand elle se calme et qu'elle se concentre, elle passe en état second et peut renvoyer la balle toujours au même endroit avec une précision diabolique, quels que soient les paramètres de celles qu'elle arrive à rattraper.

  • C'est incroyable Izzy, tu ne fais aucune faute directe. En revanche, tu es lente. Il faut te lancer, glisser et toucher la balle. Après il faut une stratégie, un style à toi.
  • Et toi c'est quoi ta stratégie ?
  • L'agressivité, la prise de risque. Avec un taux de réussite moyen. Je fais plein d'erreurs. Je tombe. Je casse ma raquette, je me blesse, c'est brouillon et ça ne passe pas souvent mais le plus important, c'est le spectacle, c'est un jeu, c'est un duel. Si tu n'as pas tout donné en fin de match, c'est comme si tu n'avais rien donné. Perdre ou gagner, peu importe tant qu'on a fait le maximum.
  • Tu me fait peur Simone. Quel charisme ! Miss Tatoo.
  • Toi tu as un don, un pouvoir, la précision. Au fait, où est Abi ?
  • En préparation physique, au gymnase. Viens, on la rejoint.

Elle est occupée à enchaîner force et précision avec des poids sur une cible quand elle se retourne et qu'elle nous voit. Son visage s'éclaire, elle lève les bras au ciel et court vers moi en criant avant de me sauter dans les bras. Je suis tellement contente de la revoir aussi, on se met à pleurer, l'émotion est forte. Izzy est surprise de nos réactions.

  • Abi, tu as maigri. Tu es belle. Je ne t'ai pas reconnue, jusqu'à ce que tu cries.
  • Toi tu n'as pas changé. Mais ta voix est plus douce. Et tes tatouages, on dirait qu'ils sont plus contrastés. Izzy, tu nous prends en photo s'il te plaît ?

Elle sort son monolithe noir et nous fait prendre la pose devant le logo du gymnase avec les deux grosses lettres L et B.

  • Je dois retrouver Bri à la fin de son match, vous venez au Club House ?

On passe récupérer Bri, on assiste à la fin de la partie, elle est tellement sérieuse dans son uniforme, et autoritaire. Sur le terrain les filles forcent et crient à chaque échange. C'est un peu sauvage et brutal.

Je croise Lisa dans les allées, elle est en tenue officielle de médecin.

  • Bonjour Lisa, comment ça va ?
  • Bien, je suis maintenant médecin officiel sur la Planète B, tous mes diplômes ont été reconnus. Tu es inscrite ?
  • Oui, je suis classée. On va voir Abigaëlle à son match test.
  • Super. Tu as vu, que des filles, on dirait qu'ici ils ont pris de l'avance par rapport à notre destin sur Terre.
  • Oui, je commence à me rendre compte que ce n'était pas qu'une Révolution des jeunes contre les vieux, il s'agissait aussi de contrôler la menace de la guerre et du pouvoir, le mâle n'est plus populaire ici non plus.
  • Comme quoi, il n'y a pas que les sosies qui se répètent, il y a autre chose. Je vais faire un rapport là-dessus aux procureurs de l'enquête S.
  • Je ne sais pas où on est mais on est loin de l'Invisible. Le S est modifié. Il nous reste plus que le A.
  • J'aimerais l'avoir encore. Je suis en train de perdre Alexeï.
  • On en est toutes là, par rapport à nos Amours sur Terre. Il faut faire un rapport aussi.

*

On passe des jours à traîner dans le confort du tournoi entre les match test du matin, les qualifications de l'après-midi et les soirées lounge avant de se coucher tôt pour se lever tôt et faire du sport avant de recommencer dans une ambiance de stage détendu. On nous attribue des points et au final il y aura une multitudes de récompenses. Mais le temps est venu des match de coupe et je retrouve sur le court face à une professionnelle qualifiée et classée qui donne l'impression de jouer sa vie dans des coups formatés et ennuyants que je renvoie comme je peux, en déséquilibre, en glissant, en tombant, en me protégeant comme je peux face à l'agressivité en face qui s'énerve toute seule et qui perd des points bêtement, elle a l'air de jouer contre elle et elle perd. Pause. Je m'assoit, je m'hydrate, j'ai mal partout, j'entends les conseils de Bri mais je ne comprends rien, je sens mon cœur battre fort, je respire et j'attends que mon adversaire se place pour savoir où aller et quoi faire, j'ai perdu le fil du match, des points et je ne sais même plus comment je m'appelle dans les encouragements criés à Miss Tattoo. Je me remémore les consignes de Bri et maintenant je les comprends. Je suis en état second. Je marque des points. En face elle est dépitée, outrée, fâchée, elle crie contre l'arbitre. Moi j'ai juste mal aux jambes et envie de vomir. Entre les phases de jeu, je ferme les yeux et j'inspire, Bri me crie des consignes, le public hurle. Reprise, je me concentre, je ne vois que la balle, ses mouvements me parlent, je sais comment l'envisager, de coup en coup, jusqu'au prochain, jusqu'à celui d'après qui n'a pas encore eu lieu et je me retrouve encore au sol. J'entends l'arbitre, c'est la fin du match, j'ai les oreilles qui sifflent. Bri me relève, je suis désorientée, je ne vois que ma bouteille d'eau au loin à ma place. J'ai perdu ma raquette. Tant pis. Arrivée à mon siège je me vide la bouteille sur la tête et tout redevient normal. Mon adversaire m'attend au filet pour me dire au revoir, je la rejoins et elle m'annonce : « Félicitations Miss Tattoo. » Je me retourne vers Bri, son visage est fermé, impassible. Derrière elle le public applaudit.

  • J'ai gagné le match ?
  • Non, Miss Tatoo. Mais tu as gagné bien plus que ça. Le prix de la combativité, le prix du style et le prix du public. Et je n'ai jamais vu un tel chaos sur un court. Tu es blessée de partout. On m'a cassé ma jolie petite Simone.
  • Je suis pas petite.

J'ai mal.

*

Sur la scène du Tournoi de Laguna Beach je reçois les trois pris que Bri avait prédit. La directrice précise :

  • Mais il y en a un quatrième, le prix de journalistes, pour tes entrevues vérités et ton engagement sur des thèmes un peu délicat comme le règlement du Tournoi.
  • Merci aux journalistes mais je préférerais que ce soit eux qui portent les questions qui nous intéressent plutôt que moi. Après il est vrai que je n'ai aucune ambition dans le Tennis alors je prends le risque d'être écartée pour mes propos. Je ne cours pas après les victoires ou les coupes, merci d'en laisser aussi aux autres mais j'aime bien le message que vous envoyez tous qui montre que ce jeu ce n'est pas que le classement ou la coupe, c'est aussi le reste, et ce qui se passe en dehors de la compétition c'est peut-être le plus important.

La directrice reste sans voix, les applaudissements ne s'arrêtent pas. Finalement…

  • Bien, Miss Tattoo, est-ce qu'on va te voir sévir sur d'autres tournois maintenant.
  • Ça je ne sais pas, tout dépend de ma coach, c'est elle qui décide, qui m'inscrit, qui m'entraîne, je ne suis pas une bonne élève, elle est un peu fâchée, déçue et choquée par le bazar que je mets sur le court alors je m'en remets complètement à elle, je la suivrai partout parce que je l'aime, tout simplement. Brigitte, je t'aime ! Brigitte ?
  • Oui je suis là, merci Simone. J'espérais faire carrière dans l'organisation et l'arbitrage du Tennis, grâce à toi j'ai perdu toute crédibilité notamment dans le coaching mais bon j'ai des circonstances atténuantes, tu es une terrienne incontrôlable qui bouscule les règles et tes adversaires et je pense qu'on ne m'en tiendra pas rigueur vu tous les prix que tu récoltes et non, je ne vais pas t'imposer une inscription à tous les tournois parce qu'on est pas des pro alors tant pis et désolé pour le spectacle et l'ambiance qu'il n'y aura pas sur les autres compétitions, je préfère te garder pour moi parce que je t'aime, tout simplement.

La directrice essaie de reprendre la parole mais les applaudissements s'éternisent pendant que Bri vient m'embrasser et me parler à l'oreille pour me féliciter et me complimenter, on fait au revoir et on s'en va, on se réfugie en coulisse, elle m'aide à porter mes trophées.

***

Greta

C'est d’abord à l'Ouest que la Stèle est inaugurée. Une énorme boule de fer qui semble être arrêtée tellement elle tourne lentement. Tous les terriens sont là, sur la plage de Laguna Beach, pour écouter mon discours. Je ne vais pas lire un texte écrit à l'avance, j'ai juste quelques mots clés en tête. Je me suis faite des nattes comme quand j'étais ado. Je fais l'effort d'être en robe, blanche, à fleurs. Je me lance :

  • En 2003, nos hôtes sont venus sur Terre, intervenir sur moi, me programmer pour essayer de sauver leur Planète A d'origine. J'ai échoué dans ma mission. Pourtant, ils ne m'en tiennent pas rigueur, ils viennent même me récupérer à la fin du Monde mais je serai la dernière à en partir car je voulais avant tout vous sauver vous. (Applaudissements). Vous que j'ai cherché jusqu'au bout, vous en qui j'ai toujours cru, les derniers survivalistes, des héros dans le chaos. Je ne vous l'ai jamais dit alors j'en profite aujourd'hui pour vous l'avouer : je vous aime. (Applaudissements). Dix milliards d'âmes se sont éteintes, nous sommes tout ce qui reste de l'Humanité. Chacun d'entre-vous est un héritier important de l'espèce. Soyez en fier. Soyez en digne. Soyez à l'origine de votre propre lignée. (Applaudissements). Mais soyez en paix aussi, avec vos origine, votre histoire, en paix avec vous-même et avec les autres, même les garçons. (Applaudissements). Oui, les mâles, car tout est possible ici, même de les avoir avec nous, en nous, sans guerre et sans violence, réunis dans une Humanité complète et orpheline de sa Terre, dans une Humanité forte et réconciliée pour vivre ensemble et partager dans la confiance pour la richesse inestimable de nos liens, entre-nous, et de pouvoir se dire, et dire à nos hôtes : « Bienvenue dans la Famille ». (Applaudissements). C'est notre Force, celle qui nous a fait survivre à la fin de notre monde, celle qui nous anime et qui nous motive, celle de notre spiritualité, de notre esprit et de notre âme, la Force qui nous unit pour le meilleur et aussi, maintenant, pour l'Excellence. (Applaudissements). L'excellence de nos cœur. De notre Amour, comme une finalité, comme une raison de vivre ensemble, avec nos hôtes, nos sauveurs à qui j'espère on donnera autant qu'ils le méritent, autant qu'ils en ont besoin et à qui je déclare aussi : « Je vous aime. » (Applaudissements). Sur cette Stèle, on peut lire en face un message qui s'adresse aux terriens qui ont péri dans la destruction de leur environnement, mais si vous allez derrière, il y a un message de notre part pour la Planète B, pour leur montrer le Chemin et leur donner et orienter la spiritualité que nous avons et qui leur manque tant, cette fois-ci en quatre mots : « In Love we trust ». (Applaudissements). Croyons en eux. Croyons en nous. Croyons en notre Amour. Thank you and I Love you ! (Applaudissements).

Gabriel vient m'embrasser avec notre Isa Love dans les bras. On rentre au Village. Une réplique beaucoup plus petite trône au centre de la Place. Il y a des nouveaux panneaux à la fin des rues autour pour indiquer le lieu. Je m'approche de l'une d'elle et à ma grande surprise je lis : « Place Greta T.E. Ernman Thunberg – première et dernière terrienne de l'Arche de Zoé ». Ça fait bizarre de voir le nom de mes illustres parents. Et je suis contente que ça parle de Heidi.

***

Lisa

Je vais à Laguna City pour une réunion d'analyse des rapports avec Greta, Patrice et Natacha. Elle commence, elle est un peu perdue dans les résultats :

  • En fait, on ne récolte de que des faits d'observation pour les sosies et il y a cette histoire de domination du genre mâle, ce serait bien de trouver un rapport entre les deux, histoire d'avancer. Lisa tu en es où ?
  • Je crois que je suis sur une piste, mais pas pour les sosies. Ce qui s'est passé sur Terre à l'apocalypse, à la naissance d'Abigaëlle, ça ressemble furieusement à un usage de technologie, ça a peut-être été provoqué intentionnellement et pas par la Nature.
  • Comment ça ?
  • Cette technologie existe ici. Et elle est utilisée, en ce moment même, sur nous. On se transforme. Elle a été utilisée de façon plus agressive pour préparer leur Révolution. Contrôler le genre mâle pour supprimer leur suprématie et les guerres.
  • Il seraient venus sur Terre tester leur arme ?
  • Et essayer de nous sauver aussi.
  • Bon. Qu'est ce qui se passe pour les garçons, terriens, aujourd'hui, ici ?
  • Ils deviennent moins mâles, sur plein d'aspects physiologiques, cliniques, psy. Comme si le S de notre I.S.A. s'effaçait aussi comme le I. Il ne nous reste que le A et leur quête de spiritualité.
  • Dieu est Amour.
  • Et pour les Sosies ?
  • En tout cas ce ne sont pas des doubles génétiques. Il s'agit peut-être d'un standard imposé avec la même technologie de contrôle de l'espèce. Ce ne serait qu'une sorte d'effet secondaire. Patrice ?
  • On a deux Humanité qui ont évolué en parallèle mais elles sont restées connectées. Il y a des faits parallèles. Les Sosies en font partie. Maintenant on est tous là. La planète A est morte. La planète B est sous contrôle. Terminé. Greta ?
  • En fait je pense qu'on est sur la planète C. On vient d'abord de Mars. Qu'on a détruit et évacué sur Terre. Mais peu importe, on est dans un autre univers à présent, autant se tenir à ce qu'on a. Patrice, j'aime bien ta synthèse. Elle suffit amplement. Pour ceux qui ne sont pas satisfaits, ils trouveront leurs réponses dans la B3. Personnellement les versions mâles d'ici me conviennent parfaitement. Même les nôtres deviennent plus doux et ils restent des hommes, en tout cas avec Gabriel ça se passe très bien. Ils sont je pense plus améliorés que diminués. En tout cas je ne prendrais pas le risque de revenir en arrière, on a déjà perdu deux planètes, peut-être que celle-ci, dans l'état actuel de l'espèce, à une chance de nous résister.
  • Très bien, qui vote pour transmettre tout ça à nos hôtes ? Unanimité. La séance est close. Bon retour à tous.

Je rentre à l'Hôpital voir mes derniers dossiers. C'est plutôt calme. Je vais rentrer dans la maison vide et fonctionnelle, dans le grand quartier résidentiel de Laguna City. Alexeï a pris ses quartiers à l'Agence spatiale et il ne rentre plus. Pourtant quand je rentre la maison n'est pas vide :

  • Surprise !

Mon fils Lambert et sa copine Tinaïg sont venus préparer à manger. Ils sont jeunes. Ils sont beaux. Ils sont amoureux. Ils sont restés ensemble malgré la Migration. Ils ont l'air complètement dans leur élément. L'A.

  • Comment ça va maman ?
  • Je reviens d'une réunion sur l'enquête. Il s'est passé beaucoup de choses. Il se passe beaucoup de choses. On essaye de comprendre. Chaque réponse apporte une autre question. Finalement je me demande si c'est vraiment utile d'avoir toutes les réponses. Peu importe ce qu'il se passe et pourquoi ça se passe, le plus important est que tout le monde aille bien. Vous allez bien les enfants ?
  • On s'est inscrits à la Russell School. Il ne se passe pas grand-chose. La plupart des élèves ne viennent plus et la plupart des profs sont absents depuis leur Révolution.
  • Ça me rappelle la fin des années 30 sur Terre. Les jeunes, c'est à vous de réinventer cette civilisation. Je sens qu'ici tout est possible et pour toujours. Je pensais avoir vu l'Humanité dans sa globalité depuis la station spatiale mais j'étais loin d'imaginer la planète B. Notre seconde chance. Ou la troisième comme dirait Greta, elle dit qu'on vient tous de Mars au départ. En tout cas on est ici, je vous souhaite tout le B possible sur la planète B, la planète Bonheur qui regorge d'Amour.
  • Et papa ?
  • C'est la vie. C'est comme ça. C'est la deuxième fois aussi que je le perds. Mais la vie c'est gagner aussi, et je vous ai. Vous restez dormir ?

En fait j'espère qu'ils vont s'installer ici. Alors je les reçois du mieux que je peux. Ils vont jouer dans la piscine. À la nuit tombée, Lambert allume un feu dans un tonneau et Tinaïg chante en jouant avec une sorte de guitare, un instrument d'ici qu'elle a emprunté à l'école. J'installe des lampions et une guirlande de lumières colorées que j'ai trouvé dans le garage. Il y avait une voiture avant. Elle n'est plus là. Je me demande qui habitait là. Une famille sans doute. Il y a des vélo. Deux grands et deux petits. Pourquoi les ont-ils laissés ? Ce n'est pas normal. Je les ressors. On va les utiliser.

Tout le monde au dodo. Mais je n'arrive pas à m'endormir. Je mets un casque et je scanne les radios. Il y en a beaucoup qui sont automatiques. Une seule a l'air vraiment vivante, on entend Victoria faire un sermon, c'est comme un discours de Résistance à la Révolution. À la fin de l'émission, je me lève pour aller boire un verre d'eau pétillante à la cuisine. En passant devant leur chambre, je les entends faire l'amour. Je repense aux miennes, depuis le début jusqu'à la fin. Je sors sur la terrasse avec mon verre et je m'assois au bord de la piscine, les pieds dans l'eau et je bois en regardant les étoiles. Il y en a tellement. Et j'écoute la nature. Pas de bruits d'animaux sauvages, pas d'insectes, juste un peu de vent. Je me demande ce qu'Aurélie pense de tout ça. Mais je ne peux pas l'appeler au Village. Et je ne vais pas faire sonner son fixe. Le mieux est d'aller la voir. Je vérifie mon monolithe et il y a un message rouge. Il y a eu un incident aux urgences. Un de mes élèves est impliqué. C'est l'occasion d'essayer le vélo. Je me change. Je mets un casque. Je regarde les manettes. Tout a l'air automatique. Les lumières s'allument. Je pédale un peu, je cherche l'équilibre, c'est pas évident, il y a moins de gravité, les sensations sont différentes. Finalement je ne pédale plus, le vélo prend le relais, je freine pour ralentir et pour mieux sentir la machine. J'arrive aux urgences saine et sauve. L'interne de garde regarde mon casque, je l'enlève et il me fait un rapport :

  • Augustin est consigné en salle de repos. Une erreur de posologie.

Je vais le voir, c'est tout juste si il n'a pas les menottes. Je m'installe en face de lui avec une boisson chaude.

  • Cette fois-ci je me suis trompé dans la virgule. J'ai trop administré.
  • Il faut faire une croix sur ta carrière de pharmacien chimiste.
  • Pas que. Cette fois-ci je risque d'être viré.
  • Et alors ?
  • Alors ? Ça fait des années que je travaille pour ça.
  • Et tu veux continuer ? Ça te plaît de passer tout ton temps à t'occuper des problèmes des autres ? J'ai vu ton dossier, tu es arrivé ici par hasard. Tu n'as pas le niveau ni la motivation. Tu as travaillé au tribunal, démission, et avant sur la base aérienne en contrat court. De quoi s'agit-il exactement ?
  • J'étais en reportage. Je m'implique peut-être un peu trop dans mes sujets. Mais j'y passe du temps et je sors plus un témoignage qu'un sujet objectif.
  • Je vois. Pas la peine d'attendre le professeur demain pour avoir son avis ou le passage en conseil de discipline. Je prends la décision. Non seulement tu es viré de mon service mais je veux aussi ta démission pour le reste du cursus. Donne-moi ton badge.

Il ne me le donne pas. Je le lui prends.

  • Tu as assez perdu de temps. Maintenant va écrire ton papier. Non, d'abord la démission. Et ensuite j'ai un autre reportage à te proposer. L'enquête S, la B3 et autre bizarrerie terrienne, c'est là qu'on a besoin aujourd'hui de journaliste, voire de lanceur d'alerte. Ça t'intéresse ?

J'ai eu sa démission avant que mon breuvage ne refroidisse.

  • Maintenant, tu peux quitter l'Hôpital, libre. Passe vider ton casier et ton bureau. Je t'attends en bas.

Je le vois sortir des urgences juste avec un sac à dos.

  • Ta mission, si tu l'acceptes, est de me suivre partout. Je vais te présenter plein de terriens avec qui tu pourras discuter et te faire une idée. Le mieux est d'écrire un article par jour. Comme Victoria et ses sermons tous les soirs. Suis moi jusqu'à chez moi, je t'installerai à mon bureau pour que tu écrives celui de l'Hôpital. Et demain nouveau sujet. Pas la peine de courir, je vais rouler à côté de toi tout doucement pour entraîner mon équilibre.

En arrivant je lui demande d'être discret car j'ai des invités qui dorment. Je l'installe devant mon ordinateur et je pars me coucher. Je fais demi-tour je me penche sur lui pour l'embrasser sur la joue, je lui tape et lui caresse l'épaule :

  • À demain.

Je peux enfin m'endormir. Lorsque je me réveille j'entends des voix dans la cuisine. Je mets ma robe de chambre et je vais voir. Les jeunes sont en train de discuter, avec Augustin, je l'avais déjà oublié.

  • Bonjour maman, alors comme ça, on ramène du travail à la maison, en pleine nuit ?
  • Bonjour les enfants. Oui, il y a eu un problème au travail, j'ai dû le sortir de l'Hôpital pour venir ici finir de travailler.
  • Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas un patient, j'étais un futur médecin, j'ai encore fait une erreur alors j'ai été viré des urgences, j'ai même dû démissionner.

Je m'approche et je l'embrasse sur la joue :

  • Mon pauvre petit Augustin. Qu'est ce qu'on va faire de toi ?
  • En tout cas j'ai fini mon article et je l'ai envoyé à ma rédaction. Je suis prêt pour une affaire suivante.
  • Augustin était aussi avocat avant. Maintenant je vais l'intégrer à l'enquête S, entre autres. Mais avant, vacances pour tout le monde, on se sauve de la City et on va à la Beach. L'eau fraîche du large, ça remet les idées en place.

Arrivés sur la plage on trouve les vagues un peu agressives. Mais c'est avec courage qu'on se lance tous dedans, dans les cris et la fureur, de quoi oublier tout le reste. Je m'accroche à Augustin, je lui saute dessus, je cri, je l'embrasse dans le cou, je me blottis dans ses bras sous le regard un peu gêné de Lambert qui prévient mon invité :

  • Doucement avec ma mère. Mon père est un ancien militaire russe.

Heureusement, Augustin ne comprend pas. Je rétorque :

  • Il ne se gêne pas de son côté à faire des galipettes avec de jeunes et jolies cosmonautes.

Augustin s'arrête et me demande en private :

  • Alors c'est ça ? Je ne t'intéresse que par vengeance de ton mari.
  • Ben ouais, sinon je ne me permettrais pas. Et puis je suis responsable de toi maintenant. Et je te trouve trop mignon, tu me plaît bien.
  • Je vois, je suis ton dessert.
  • Non, je dirai plutôt juste l'entrée, voire l'amuse bouche.

Et je l'embrasse, furtivement, sur la bouche. En réaction, il me soulève et me jette dans une vague qui approche. Je bois la tasse. Elle n'est pas salée.

Ensuite au restaurant, à la fin du repas je cherche sa main. Il me regarde en souriant. Ensuite sieste sur la plage où je suis tout contre lui. Puis en rentrant, tous à vélo, on s'arrête pour s'hydrater à un bar ambulant dans une carriole en bois blanc. Il ose enfin quelques gestes tendres envers moi. Je le remercie avec mon plus beau sourire. On rentre à la maison, au frais, avec cette impression d'être en vacances d'été, en famille. On est tous épuisés. On attend la tombée du jour pour aller se coucher. J’attends qu'il sorte de la douche et je l'attrape par le bras :

  • Augustin, viens.

Je le tire dans la chambre et je referme la porte. On s'embrasse, on laisse tomber nos vêtements pour mélanger nos corps nus mais une fois sur le lit on s'endort l'un sur l'autre. Peut-être qu'on se réveillera dans la nuit pour continuer.

Finalement je me réveille au petit matin. C'est mon monolithe qui passe au rouge. Je devrai aller au travail ce matin. Mais on a le temps. Je vais préparer le petit déjeuner. Je me retourne, je le regarde dormir, je décide de le laisser tranquille et je me lève pour me préparer. Quand tout est prêt je sonne la cloche pour les faire venir. Je grignote des biscuits et je bois un jus de fruit :

  • Les enfants je dois m'absenter une heure ou deux pour une réunion à l'H.

J'arrive en avance à mon bureau, de quoi me préparer aussi pour la réunion. Alors que je regarde mes messages et mes dossiers, une secouriste débarque et tape sur mon bureau. C'est la rouquine qui tourne autour d'Augustin, je lis son nom sur son uniforme, Ursula :

  • Vous l'avez viré ? Terrienne ! Pour qui vous vous prenez ?

Je me lève et j'appuie sur le bouton d'alerte :

  • La sécurité va venir, pas pour me protéger moi, c'est pour vous, hors de mon bureau, secouriste !

Je fais le tour d'un pas décidé avec dans l'intention réelle de l'éjecter de mon espace. La sécu arrive et protège Ursula qui recule et sort du bureau. En repartant, à travers les vitres de la cloison elle me regarde avec haine et je la pointe du doigt avec méchanceté. Je remercie la sécu et je me replonge dans mes documents, je note des mots clés. Je tremble.

La réunion est vite expédiée et mes collègues en viennent vite à l'erreur d'Augustin, sa démission, l'agression d'Ursula. En fait je crois qu'ils ont trouvé un prétexte pour me faire venir et en parler. J'explique :

  • Augustin n'est pas un mauvais médecin mais il n'est pas à sa place ici. Vous saviez qu'il était déjà avocat ? Et il est engagé dans l'armée aussi. Mais il reste sous ma responsabilité et je lui ai trouvé une autre mission.
  • Ursula a fait passer un message. Il a passé les deux dernières nuits chez vous aussi.
  • On était pas seuls, il y avait mes enfants aussi, mon fils et sa compagne. Mais si ça vous pose un problème, n'hésitez pas à me virer aussi, j'ai bien d'autres choses à faire. À vous de voir.

En sortant de l'H je tombe sur Ursula en pleurs sur un banc. Je vais la voir, entre deux sanglots elle m'explique :

  • Je suis relevée de mes fonctions avec un avertissement et un blâme. Je m'excuse docteur.
  • Je suis désolée, Ursula.
  • Il ne faut pas. Je n'ai pas été correcte. Ni avec vous, ni avec Augustin. J'ai été trop entreprenante, trop sûre de moi, mais je comprends bien qu'on n'est pas de la même caste, surtout en cas de problème. Je ne suis pas si naïve. Il sait bien que je suis simple et brute. Il en a profité aussi. On a rien à faire ensemble. Lisa ? Prenez soin de lui.

Et elle part. Et je rentre à la maison. Augustin m'attend devant l'entrée. Il est dépité, désolé. Il commence :

  • J'ai parlé avec Ursula.
  • Moi aussi, ne t'inquiète pas, on n'a pas fait que se battre. C'est une chouette fille, je suis désolée que ça se termine comme ça.
  • Non, il ne faut pas. C'est moi qui n'ai pas été honnête avec elle. Je ne fais que des erreurs. Dans les projets, dans mes métiers, dans mes relations.
  • Mon pauvre petit Augustin, ça va aller…

Je le prends dans mes bras et je lui murmure à l'oreille :

  • Maintenant, tu peux aussi faire plein d'erreurs avec moi.
  • Je vais sûrement en faire plein. Pour l'instant, j'hésite, je suis un peu impressionnée, j'ai fait des recherches, tu es une légende, une dame, moi je ne suis qu'un petit bébé sans expérience, maladroit, innocent.
  • Et je sens que je vais abuser de toi. Mais ne t'inquiète pas, Gus. On a aucune chance. Ça ne va pas marcher. Et on ne va pas s'engager pour l'éternité, si ? Il ne faut pas se mettre la pression. Tout ce que je sais, c'est que j'ai besoin de toi, de t'avoir à mes côtés. Peu importe le temps que ça durera. On s'en fiche. Mais je peu comprendre que tu sois plus à l'aise, plus heureux, avec Ursula.
  • Et ton Alexeï, que tu as déjà perdu deux fois, si il revient, que se passera-t-il ? Tu renoncerais à l'amour de ta vie pour moi ?
  • Sans doute que non. Tu as peur ? Tu veux te préserver ? Tu ne veux pas souffrir. Pas prendre de risque. Pas t'impliquer. Pourquoi ?
  • Parce que, avec toi, je le serais à 100 %. Ça va me détruire. Mais je crois que c'est trop tard. Je suis piqué, mordu, contaminé, déjà prêt à te suivre jusqu'au bout de l'île.
  • Fais de moi ton sujet de reportage. Infiltre-moi.

Et on rentre à la maison. Cette fois-ci on est seuls. Les enfants sont partis en stage. On se love sur le canapé du salon. Il écoute mon ventre.

  • Ça alors, que se passe-t-il là-dedans ?
  • Mes entrailles te réclament.
  • Tu as faim.
  • J'ai faim de toi.
  • D'abord, je vais te préparer à manger.
  • Tu sais aussi cuisiner ?
  • Pendant mes études de droit, je me suis fait embauché dans un restaurant qui ne respectait pas les normes. C'est là que les Agents m'ont repéré. Ils me contactent régulièrement, à chaque fois je les intéresse encore plus. Mais je ne me vois pas courir après les criminels et faire respecter la Loi.
  • Tu es un enquêteur, un profil idéal pour l'enquête S.
  • J'ai suffisamment d'expérience pour savoir qu'il n'y a pas réponse à tout, surtout dans ces domaines, quoi que…
  • Tu vois.

*

Après une réunion de présentation, Patrice lui remet ses identifiants officiels, ses consignes, sa feuille de route et des codes d'accès.

  • J'ai l'impression de devenir un Agent.
  • On en a. Ils se sont même nommés AES, agent enquête S. S signifie spéciale et pas sosie. Enquête spéciale sur les doubles ou les doublons.
  • Je ne pense pas que ça se limite à des personnes. Il y a aussi des faits.
  • Oui, l'Histoire est un éternel recommencement.
  • Je n'ai encore rien trouvé pour faire un rapport. Pour l'instant j'aimerais juste m'imprégner de tout ce qui se passe dans cette enquête, les découvertes, les avancées.
  • C'est comme vous voulez, et prenez votre temps, on ne sait pas si on trouvera un jour. En tous cas, il n'y a pas urgence, si j'ose dire…

Je reste là à les écouter discuter. Ça me donne envie de changer de voie aussi. Virer tous mes étudiants. Quitter l'Hôpital devenu zone hostile avec une Ursula imprévisible qui rôde et qui n'a rien à perdre. Je ne suis plus la seule médecin sur qui compter dans la communauté. C'est peut-être l'occasion de tout plaquer et aller se planquer au Village comme tout le monde. Je sors de la Cathédrale ? Sur le parvis il y a des bancs. Je mets mon chapeau et mes lunettes de soleil et je vais m'y asseoir. Je ferme les yeux et je me concentre sur le vent qui glisse sur ma robe. Une main se pose sur mon épaule :

  • Lisa ? Ça va ?

Je mets ma main sur la sienne. Je ne sais pas si ça va. Je regarde la flèche de la Cathédrale. Leurs anciens sont venus avec la Foi. Il leur fallait un lieu de culte. Mais c'est plus culturel qu'idéologique. Et l'intérieur est très fonctionnel, il n'y a pas que des murs froids recouverts de… Je n'ai pas vu de statues ou de tableaux. Pas de représentation de Jésus ou la Vierge Marie. Ils ont besoin de croire, croire en nous.

  • Maintenant il va falloir te familiariser avec la religion. Personne ne le dit, mais l'enquête S, c'est l'enquête spirituelle. Cette Cathédrale convient à certains, mais ce n'est qu'une version édulcorée d'un lieu de culte.
  • Je ne savais pas. Que tu croyais.
  • Je viens d'une famille un petit peu catholique. J'avais juste été baptisée. Mais lorsque j'étais enfant, j'ai dû insister pour que mes parents m'inscrivent au catéchisme. Je ne voulais pas être vue comme athée. J'ai donc eu accès à cet enseignement. Petite communion. La messe. Grande communion. Confirmation. Et puis j'ai basculé dans la science où il n'y a pas de place pour ça. J'ai tout de même consacré ma jeunesse à aider mon prochain, je suis même montée au ciel, bien plus haut que le Paradis. Changer d'univers, c'est comme mourir. Ma Foi est ressortie. Mais je ne suis pas en accord avec cette Cathédrale. Patrice, lui, ça lui va, c'est un protestant.
  • Lisa, je crois que je vais avoir besoin de toi dans cette mission. Pour comprendre.
  • Augustin, ce n'est pas une mission. C'est une quête.
  • J'ai l'impression, j'ai l'intuition que tu as déjà la réponse à tout ça.
  • Ça alors, Augustin ! Bienvenue dans l'Invisible. Tu as des dons. Ça va te servir. C'est bizarre, on a pas encore été vraiment en contact… J'ai la réponse, j'ai ma réponse, ce n'est pas celle de tout le monde. Chacun trouvera la sienne. Peut-être que toi aussi tu trouveras la tienne.
  • Tu as fait un rapport ?
  • Pas encore. Je les laisse chercher. Je crois que c'est important que tout le monde cherche sa vérité, la trouve et y croie. Quand chacun aura la sienne, là, je ferai mon rapport. Car je ne veux pas que ma version pollue leur quête. Ma réponse ne sera alors qu'une version parmi d'autres. Ceux qui ont déjà cette réponse en eux la reconnaîtront. Il faut que chacun puisse choisir. Le choix, c'est la clef.
  • Viens, laissons cette Cathédrale derrière nous et rentrons à la maison.
  • D'accord, je vais préparer un repas pour fêter ton badge d'enquêteur.
  • Enquêteur, la quête, je commence à comprendre. Je comprends que je vais encore déguster.
  • Non, cette fois-ci, un peu de sucré et des bulles aussi pour te faire tourner la tête.

En rentrant je sors tout ce qu'il faut du frigo et des placards. Je vais aussi chercher dans le cellier le carton qu'Aurélie m'a préparé. Ambiance asiatique. Plein de petites choses à tremper. J'installe une table avec deux places côte à côte face à la baie vitrée sur la piscine. Je dois être à côté de lui pour l'aider à manger. Il allume le bougies, je dresse, on s'installe et j'utilise des baguettes pour tremper dans les sauces et lui amener à la bouche. Quand il aime, il m'embrasse, un petit bisou sur la bouche. J'adore cette façon de dire merci. Quand il n'aime pas, je l'embrasse en essayant de récupérer ce qu'il a en bouche. On rit. On s'amuse. On boit une sorte de champagne. On est bien. On s'arrête un instant pour se regarder sans rien dire. Juste un petit moment à nous. Il se passe quelque chose. Il me prend les baguettes et essaye d'attraper ce qu'il a aimé dans les plats. Il n'a pas peur d'échouer, il n'a pas peur d'être jugé, il n'a pas peur de se ridiculiser devant moi. Il n'essaie pas du tout de m'impressionner, il reste lui-même, il est vrai, un peu trop à mon goût quand il me dit :

  • Tu n'es pas du tout mon style de femme, Lisa. Trop brune, trop petite, trop maigre, trop intelligente, trop de vécu, on n'est pas du même monde.
  • Tu n'es pas du tout mon style d'homme, Augustin. Trop jeune, trop indécis sur son avenir et ses activités, pas assez cohérent, je déteste les avocats et qu'est ce que tu faisais au fait sur la base aérienne ?
  • Je purgeais une peine pour avoir des points de bonus pour ne pas être emprisonné en cas de crime. Le problème, c'est que le seul coefficient intéressant, c'était de faire voler leurs engins de morts, des sortes de briquets volants, très bruyants, inconfortables, horribles. C'est sur ces trucs que Alice s'est entraînée pour faire la mission de 2003, elle a même battu des records, ils sont encore affichés au bar de l'escadron. Elle n'y est pas arrivée toute seule. Son instructeur purgeait une peine pour désobéissance en mission spatiale. Un jour il l'a croisé sur le tarmac et il a eu pitié en la voyant galérer toute seule en révisant les instruments au sol. Depuis, ils ne se sont plus jamais quittés.
  • Non ? Victor ?
  • Oui. Je ne sais pas exactement ce qu'il s'est passé mais on peut dire qu'ils se sont trouvés. Elle purgeait une peine aussi, chez les Agents, mais elle est venue sur la base pour solder ses points et se libérer.
  • Et toi ? Tu as inscrit ton nom au bar aussi ?
  • Et bien oui, car j'ai un grand nombre de décollages mais très peu d'atterrissages enregistrés.
  • Quoi, tu t'éjectais à chaque fois ?
  • Non, jamais, je ramenais l'avion mais dans le plus grand silence et sans fumées de carburant, moteur éteint. On dirait pas comme ça, mais dans de bonnes conditions météo et avec la bonne vitesse, ça plane un peu. Je devais couper toutes les alarmes pour entendre le vent et le suivre. Au final je n'ai pas eu beaucoup de points, c'était des manœuvres interdites. Je crois que ma technique est enseignée maintenant. Au module de sécurité en plus.
  • Maintenant je comprends. C'est pour ça qu'à l'Hôpital tu faisais toujours des trucs étranges, hors protocoles. Certains se sont révélés efficaces et c'est resté. Mais les titulaires ne voulaient pas les enregistrer comme « méthode Augustin ».
  • Les erreurs des élèves ne doivent pas être montrées en exemple.
  • Tu vas être un bon enquêteur, tu vois les choses avec un angle inédit, impensable.
  • Je ne sais pas, je ne suis pas motivé. Cette quête, ce n'est pas la mienne, je ne me sens pas… qualifié ou concerné.
  • En attendant tu es accrédité. Et peu importe à partir du moment où tu es impliqué, avec moi.

On s'embrasse. Je vais chercher le dessert. Tout un assortiment de petits gâteaux, biscuits, meringues et verrines accompagnés d'une boisson chaude revigorante. On arrête de parler travail. Je n'ai même pas envie d'y retourner. Il n'y a plus de planning à l'H. Mes étudiants ne sont pas vraiment encadrés. Et je sens que je ne suis plus la bienvenue. Je n'ai pas envie de m'imposer. Je vais attendre qu'on me réclame. Je préfère être là, avec Augustin, à lui faire goûter mes préparations. Ça va, il ne recrache même pas la sorte de café. Je l’entraîne sur la terrasse et j'ouvre une petite boite :

  • Maintenant on va manger de la fumée pour digérer. Ça va nous détendre.

Je sors deux cigarettes aux herbes séchées à faible teneur en tétrahydrocannabinol. Je les allume à la bougie. Je lui montre, j'aspire pour faire rougeoyer le bout, je retient mais… je tousse. Il m'imite, et on tousse. Et je laisse mes pensées partir à voix haute :

  • Sur Terre, dans notre vie de fin du monde, dans notre communauté de survivalistes et de sociétés secrètes, on était régis par trois lettres. Le I. L'Invisible et toutes les forces qui vont avec. On ne le ressent plus vraiment ici car on est en plein dedans. Le S, le sexe. Parce qu'on était encore des animaux sauvages avec des instincts primaires de reproduction et de survie de l'espèce. Ici c'est fini aussi. Ce n'est plus la priorité apparemment. Et le A. L'Amour. C'est votre Invisible à vous. À nous. À toi et moi, Augustin.
  • Je crois que tout doit commencer par là. C'est le chemin inverse qu'il faut prendre ici. D'abord l'A, ensuite le S et enfin le I.
  • On en est où toi et moi ?
  • Pour le A, nos âmes y travaillent. Pour le S, nos esprits doivent laisser nos corps nus s'exprimer l'un contre l'autre la nuit dans un demi sommeil.
  • Et pour le I ?
  • C'est le genre de chose qui unit deux êtres, voire plus, avec parfois leur descendance. Comme Alice et Victor, ils ont le I en eux. Quand on a atteint le I, on est accompli. Et on sait qu'on est faits l'un pour l'autre.
  • Comme Greta et Gabriel, et leur Isa Love. Il y a des couples mixtes qui commencent à se former aussi.
  • Si ils atteignent le I, ils resteront toujours ensemble, connectés.
  • Et si ça se produit pour nous ? Tu as peur, c'est ça ? De t'engager, à vie, avec moi. Je ne suis pas assez bien.
  • Pas à vie, Lisa, pour l'éternité. Est-ce que tu es la bonne personne ? Est-ce que je suis la bonne personne ? Lisa, tu es déjà prise, avec Alexeï. Il reviendra. Vous vous retrouverez. Encore.
  • On ne peut pas rompre le I ? Je pense qu'on a les ressources nécessaires. Certains terriens ont gardé leur connexion avec l'Invisible.
  • Lisa…
  • Oui, Augustin, j'ai compris.

J'éteins mon joint. C'est fini. Je suis tellement triste. Je pleure. Il me prend dans ses bras. Il me console. Avec tendresse. Il essuie mes larmes. Il m'embrasse. Je le ressens pourtant, cet Amour qu'il a pour moi, que j'ai pour lui. Peut-être qu'il n'est pas encore prêt. Peut-être qu'on est pas encore prêt. Mais il me porte jusqu'à la chambre en enlevant tous mes vêtements et les siens, il commence à me lécher sur tout le corps, je sens ses doigts essayer de rentrer partout et on oublie nos esprits, on laisse nos corps s'exprimer, se mélanger, on échange nos fluides, je commence à gémir, à crier, à haleter, à transpirer sous son corps chaud et puissant qui me bouscule jusqu'au big bang de plaisir où je perds conscience et connaissance avant de remonter à la surface pour respirer, le respirer lui.

Au petit matin je me réveille, lui aussi, je l'embrasse, je pleure, pas de tristesse ou de joie, juste d'émotion. Lui me regarde amoureusement et déclare :

  • Tu n'est vraiment pas mon type.
  • Moi aussi je t'aime.

Alors on refait l'amour comme des bêtes. Il me prend par derrière et je pense en pleine conscience : « je suis en train de me faire pilonner par un jeune être d'un autre univers ». Il me griffe les seins en lâchant un râle. Je le sens tomber de tout son poids. Il s’endort. Je m'imprègne de lui.

J'attends un peu avant de me dégager. Je me lève et je vais vers la salle de bain en faisant la liste des endroits où j'ai mal. Je pose les mains sur le lavabo. Je ressent le froid et la douleur. Mais ce n'est pas négatif, ce n'est pas désagréable. En fait, je me sens plus vivante. Je me regarde dans le miroir. C'est toujours moi. Je passe sous la douche, chaude. Lorsque j'en ressors, tout est redevenu normal. Je vais voir Augustin, je suis inquiète. Est-ce qu'il va bien ? Je caresse son visage, il ouvre les yeux, je lui souris. Il m'embrasse. Je lui murmure :

  • Je vais préparer le brunch.

Je le laisse reprendre conscience, je passe en cuisine. J'ai juste le temps de tout préparer lorsqu'il me rejoint, tout propre, tout neuf, si jeune. Mon homme. Il vient s'installer tout près de moi, il est plein de gestes tendres, on rit, on se regarde, on mange, on s'embrasse. Pas besoin de parler. On est heureux. On savoure ce moment avant d'en venir aux mots. De parler de ce qui s'est passé.

On prend nos vélos et on va au Parc sur la colline de Laguna City. On s'arrête sous un arbre et on s'installe sur le banc qui fait face à Laguna Beach, au loin. Le soleil est derrière nous, la lumière est magnifique. Je crois que c'est à moi de parler la première :

  • Augustin, hier soir, on a rompu, tu as rompu. Et puis tu m'as consolé. Tu m'as donné ce que je réclamais depuis que je t'ai viré. Tu as fait ça par pitié ?
  • Je me suis toujours arrangé pour ne pas m'engager. J'avais toujours de bonnes raisons. Seulement, cette fois-ci, quand tu t'es mise à pleurer, j'ai senti que je faisais une erreur. Mon instinct a été plus convaincant que mon esprit. J'ai la sensation d'avoir basculé, ailleurs, en toi. J'ai l'impression que tu m'as vaincu, que tu as gagné mon cœur, mon cœur.

Je le prends par la main, je le regarde.

  • D'accord. Pour le meilleur et pour le mieux, je te promets de faire.
  • Je te promets aussi de faire pour le mieux et le meilleur.
  • On va avoir une belle existence ensemble, Augustin.
  • J'ai un cadeau pour nous.

Il me montre deux petites boites blanche. J'en ouvre une. C'est une fine chaîne dorée avec un pendentif, une lettre. La lettre. A.

  • C'est pour montrer que j'ai atteint l'Amour.
  • C'est aussi pour montrer que tu appartiens à Augustin.

Il me met le collier et m'embrasse. J'ouvre l'autre boîte. C'est le même bijou avec la lettre L.

  • Love. Lisa.

Je lui met le collier et je l'embrasse.

  • On s'est échangés nos vœux, nos cœurs, nos âmes sont liées.

Et on s'embrasse, sur ce banc, dans le Parc. On se lève pour graver nos deux lettres dans l'écorce de l'arbre. Et on s'embrasse à nouveau.

***

Aurélie

  • J'ai encore des volontaires pour les serres, les champs, l'étable, la grange et au tri pour la livraison à la Taverne. Je n'aime pas trop ces navettes qui font la noria jusqu'à Laguna City et Laguna Beach. Mais il n'y pas de routes ni de voies ferrées, encore moins de fleuve navigable et puis de toutes façons ça ne gène personne dans le ciel, les oiseaux n'existent pas ici. La terre de cette planète B est fantastique. Il y a de la chimie et de la biologie intelligente et durable, c'est tout juste si il y a besoin d'arroser pour que ça pousse. L'atmosphère est régulée, il pleut lorsqu'il y en a besoin. Tout est sous contrôle, de haut en bas, jusqu'à nos propres corps. Comme beaucoup de terriens, comme toi, mon couple n'a pas survécu à tous ces changements. Je sens que je change, que je redeviens moi. Je fais même des cauchemars la nuit où je revois mon père.
  • On va faire de l'hypnose. Et je vais te mettre en relation avec un psy. Mais il faudra aller à l'Hôpital, souvent. Ça te fera du bien, tu verras autre chose, ça te donnera une meilleure vision d'ici.
  • Alors c'est lui ? Le beau jeune homme là-bas qui regarde les poules ?
  • Ça n'a pas été facile. C'est encore tout neuf. Mais je crois que c'est bon. On est connectés.
  • Je te souhaite le meilleur Lisa. Tu le mérites. Comment tu l'as trouvé ?
  • Il était un des mes élèves, je l'ai viré et je l'ai réorienté, ailleurs, et sur moi aussi.

Nos rires le font venir.

  • Bonjour, je suis Augustin, enquêteur S, je suis très honoré de vous rencontrer.

Je me lève et je m'approche de lui pour lui faire la bise. Il est troublé. Il sent bon. Plein de bonnes ondes se dégagent de lui. J'aperçois son pendentif.

  • Je vais te faire faire le tour de nos installations. Lisa, tu permets que je te le prenne ?
  • On fait le programme court, il me pose des tas de questions bizarres, je fais toujours deux réponses et j'essaie d'anticiper celle d'après. On dirait un journaliste. Au final, je lui parle de choses plus personnelles :
  • On est bien sur votre planète, Augustin. Je suis très heureuse ici. Tout se passe bien. Rien avoir avec notre planète A et sa fin du monde. On s'est vite adaptés. On a eu bien de la chance d'être récupérés par votre civilisation. J'espère qu'on pourra vous remercier vraiment. J'y travaille, tous les jours, et j'espère vous donner le meilleur à manger, vous faire découvrir d'autres saveurs, et vous êtes bien placé pour ça, avec Lisa. Je ne l'ai jamais vu aussi heureuse. Vous vous êtes trouvés, c'est bien.
  • Merci Aurélie pour ce moment. Je réalise que cette enquête S n'a pas vraiment de sens. En revanche, ce que vous faites ici en a. Vu du Village, l'Ouest est bien ridicule.

Quand on revient, Lisa a disparu. Je demande mais personne ne sait où elle est partie. Je me retourne vers Augustin qui regarde son monolithe.

  • Elle est partir découvrir la Chapelle. On peut se retrouver à la Taverne.
  • D'accord, mais je dois récupérer quelqu'un avant d'y aller.

Soleil couchant, je pense qu'il traîne dans les champs à rêvasser sur une boule de paille. Bingo !

  • John ! Ramène-toi, on va à la Taverne.
  • Je lui avais promis une bière parce qu'il n'a pas fait d'erreur aujourd'hui. Il est aux ordres, il me suit. Je le présente à Augustin :
  • C'est l'un des vôtres, vous le connaissez ?
  • John ! Comment ça va ? Tu en as pris pour combien cette fois-ci ?
  • Maître ? Mon capitaine ! En fait je suis en cavale. Personne n'est venu me chercher ici.

Je suis dégoûtée. À chaque réplique j'en apprends un peu plus. Je précise :

  • Je dois l'emmener avec nous, je ne peux pas le laisser aux champs si je ne suis pas dans les parages.Trop d'ennuis en perspective.

Je les écoute discuter sur le trajet. Augustin a été son avocat et John a été son mécanicien sur la Base. John est ingérable au travail. Je suis la seule qu'il écoute. Je crois que je l'impressionne. En tout cas, il me respecte.

On passe par la Chapelle. J'y entre, elle est là, en train de illance.prier.

  • Ça va Lisa ?

Elle se retourne et sourit.

  • Oui, je viens juste remercier Dieu de m'avoir donné Augustin.
  • Tu m'étonnes ! Il n'aurait pas un frère et un cousin du même style à me présenter ? Moi, je me traîne John, je vais te le présenter, figure-toi qu'ils se connaissent bien avec Augustin.

On arrive à la Taverne et ils sont déjà en train de trinquer. Ça promet… Il va encore me faire honte.

  • Lisa, je te présente John, je le garde à l’œil car il n'y a qu'avec moi qu'il ne fait pas de bêtises.
  • Tiens donc, enchanté John.

Je ne veux pas qu'on fasse un face à face planète A et B alors :

  • John, ramène tes fesses à côté de moi et laisse sa place à Lisa.

Voilà qui est mieux. Sandy nous apporte les boissons. Elle aussi elle est en couple mixte. Valentin est en cuisine, il prépare les desserts. Lisa m'avoue :

  • Vous avez la belle vie au Village. Malgré vos fonctions vous avez des métiers essentiels. Médecin, ce n'est pas très porteur ici.
  • Oui mais j'ai l'impression que tu as aussi la belle vie à l'Ouest, non ? Une vie de couple c'est encore plus essentiel.

Les garçons nous demandent la permission d'aller essayer le terrain de pétanque derrière la Taverne. Je ne peux pas le refuser à John. Ils emportent leurs verres.

  • Sandy, vous avez des casques ? Lisa, je pense que notre conversation va être interrompu par un accident. En fait, John fait des tas de bêtises mais jamais avec moi.
  • C'est à toi de faire le premier pas.
  • Je vais y réfléchir.
  • Surtout pas. Tu as bien changé Aurélie. Tu as changé en bien. Tu es jolie avec tes cheveux longs, ça te va bien.
  • Merci. Mais ce n'est pas très pratique pour travailler. Pourtant, je les laisse pousser parce que je trouve ça sensuel. J'ai envie de me sentir plus femme.

Je secoue ma tête pour cacher mon visage.

  • Il te faut une frange.

Et la voilà partie pour un atelier coiffure, Sandy s'y met aussi, elle nous apporte des ciseaux et un miroir. Au final, ça le fait, je me trouve mignonne et c'est très pratique cette frange. Las garçons viennent voir avec un regard bizarre et inquiet.

  • John, tu as les cheveux longs. Trop longs.

S'ensuit une course poursuite, John a vraiment peur, il s'enfuit. Je le perds en visuel. Flûte, je dois aller le chercher. Je ne peux pas le laisser seul sans surveillance. Il y a quelque chose au milieu du chemin. Je m'approche, on dirait sa sandale. « Bouh ! » Je sursaute, il me surprend par derrière.

  • Arrête John, j'aurais pu te …

Il m'embrasse. Je ferme les yeux. Et je profite de cet instant magique. Fait-il ça juste par diversion pour qu'on ne touche pas à ses cheveux ? Est-ce encore une bêtise ? Des comme ça j'espère qu'il m'en fera plein. Qu'est ce qu'il me trouve ? Pourquoi moi ? Est-ce que c'est vraiment le moment de penser à tout ça ? Je ne veux pas que ça s'arrête. Que va-t-il se passer ensuite ? J'ouvre les yeux. J'arrête de l'embrasser. Je le regarde. Sans un mot. Et je le serre dans mes bras. Il fait de même. J'aime qu'il me presse contre lui. Je referme les yeux et je soupire.

  • Merci John. Qu'est ce qui t'a décidé ?
  • Ta frange. Tu te fais belle pour moi. Et Augustin m'a dit que les terriennes sont fantastiques dans l'acte d'Amour. J'ai croisé beaucoup de filles. Mais aucune ne m'a fait l'effet que tu me fais. Tu es tellement forte. Et j'aime le monde que tu nous construis. Comme un refuge. Tu es mon refuge. Je me sens à l'abri, protégé, enfin serein, dans le bonheur.
  • Merci John. Merci d'exister. Merci d'être toi. J'ai besoin de toi. Je te veux en moi.

On rentre à la Ferme. Mais c'est trop loin pour notre désir. Je l'entraîne dans les bois et on s'accouple comme des bêtes sauvages, il me soulève, me plaque contre un arbre et on s'agite dans des cris d'animaux. On fini au sol pour se mélanger plus tendrement jusqu'au lever du jour. Les nuits sont courtes ici. Pas assez longues pour nos bêtises. On reste là à regarder le soleil se lever entre les arbres. C'est comme l'avènement d'une nouvelle existence qui s'ouvre à nous. Car maintenant il y a un nous. Aurélie et John. Et on se lève pour affronter ce nouveau monde. On se rhabille. Et on rentre à la Ferme, main dans la main.

***

Aline

Dès qu'on est arrivés, Jean-Paul ne s'est pas senti à sa place :

  • J'étais déjà à la fin de mon existence. Je ne me vois pas tout recommencer ici. Je me rends compte que je ne suis pas de votre trempe, les survivalistes. J'ai regardé leurs archives ici, ils ont eu l'équivalent d'au moins neuf guerre mondiales en vingt ans. Ils se sont tellement battus entre eux. La crème de l'Humanité. Être ou ne pas être, être ? Telle est la question. Ici je vais devenir quelqu'un d'autre, comme toi qui te transforme, qui fusionne avec Alice. J'aurais dû rester sur Terre. Y mourir. Notre amour y est resté, Aline. Et mes filles n'ont pas besoin de moi ici.

Il a raison. Il m'a perdue. Je l'ai perdu. C'est l'épreuve de la planète B. Notre amour y a échoué.

Aurélie passe me voir. Je crois que c'est la première fois qu'elle vient à l'Ouest.

  • Bonjour Aurélie, tu es rayonnante, j'ai failli ne pas te reconnaître avec ton nouveau look.
  • Bonjour Aline. Comme j'avais un rendez-vous à l'Hôpital, j'en profite pour passer te voir. Tu n'es pas facile à trouver. C'est grand Laguna Beach.
  • Tu es malade ?
  • Oui. Même en changeant d'Univers, en changeant de moi, je continue à être hantée par mon père, par ce qu'il m'a fait. Tu te rends compte ? Pourquoi ?
  • Parce que c'est notre âme qui a été blessée Aurélie, plus que notre corps et notre esprit.
  • Mais en fait je ne me suis jamais senti aussi heureuse. J'ai rencontré quelqu'un. Quelqu'un d'ici. Et il est merveilleux. Je l'aime, il m'aime, on s'aime.

Je lui prends les mains. Je suis tellement heureuse pour elle. C'est ça la réponse. C'est ça la règle du jeu ici. C'est ça la voie à suivre : l'Amour. Éternel. Que tout le monde confond avec la Foi. Il faut que je trouve mon Victor. Et après ? Quel est le but à tout ça ? Y a-t-il un but à par tous sombrer dans l'Amour ? Et pourquoi ? C'est peut-être ça la finalité de l'Humanité. Ici aussi ils ont touché le fond et ils ont fait leur Révolution. Pour qu'il ne subsiste qu'une seule chose, l'Amour.

  • Aline ? J'entends tout ce que tu penses.
  • Je sais Aurélie. On est connectées. On l'a toujours été. Même en changeant d'Univers. Même en changeant de corps et d'esprit. Nos âmes sont liées. On est dans l'Invisible.
  • Qu'est ce qui se passe avec Alice ?
  • Je ne sais pas. Je deviens comme elle. Je deviens elle. J'espère qu'on en restera là, qu'on ne finira pas dans le même corps, qu'il n'y aura pas de fusion, que j'aurai toujours mon âme.
  • Je peux être ton repère dans toute cette histoire. Je saurai si tu es toujours là. Il serait peut-être plus prudent que tu t'éloignes un peu d'Alice. Que tu viennes au Village. Qu'on attende de découvrir ce qu'il en est avec l'enquête S.
  • Tu as raison. Rien ne me retient ici. Je vais rassembler mes affaires et je te suis au Village.
  • Flo te trouvera une maison et te fera faire le tour.
  • D'accord, attends-moi. Je rentre avec toi.

*

Je ne pense pas que ce soit un hasard que Flo m'ait installée juste en face de la Chapelle. Je me suis accordé de nombreux jours à ne rien faire alors je traîne sur la terrasse. Je vois Adé aller et venir et diriger des travaux sur la façade. Elle se retourne pour me faire signe. Je me lève de mon rocking-chair chair pour aller lui dire bonjour.

  • Je vois que toi aussi tu baignes dans l'Amour, éternel.
  • Quand d'autres jouent avec leur double. Merci pour les rapports. Les données vont faire avancer l'enquête. Au fait, tu as presque été bonne sœur ? Ça te dirait de replonger ? Je ne peux pas toujours assurer la messe.
  • Il y a des messes ?
  • J'ai été obligée. Il y avait trop de monde tout le temps. Il fallait canaliser. Dans mon calendrier grégorien mise à jour ici, j'organise une messe le mercredi soir et le dimanche matin.
  • On est quel jour aujourd'hui ?
  • Vendredi. Vendredi rien pour l'instant. Mais dès que l'écriture de la nouvelle Bible sera plus avancée, il y aura des thèmes.
  • Toute ma vie j'ai essayé d'échapper à tout ça.
  • Il est tant de succomber. Il s'agit aussi d'Amour Éternel.
  • Mais cette fois-ci on peut le vivre vraiment.

*

À l'office j'ai deux servants pour la chorégraphie liturgique. Un garçon et une fille. Tout se passe bien sur scène mais en coulisse ils ont l'air de tout le temps se disputer. Adé m'explique :

  • À l'école de l'Ouest, tout est en train de s'arrêter. Eux, ils ont démissionné en même temps que leurs professeurs. Je les ai trouvé dans une cabane dans les bois. Il leur fallait une structure. Ils adorent notre spiritualité. Je les ai même baptisé. Ema et Manu. Genre Emmanuel. C'est mieux, ils avaient des nom très bizarres, mais je ne peux pas te les dire, confidence de confessionnal. Ça leur va très bien. Personne ne les cherche. Personne ne les a réclamé.
  • Ils sont frère et sœur ?
  • Non, c'est un couple. Enfin, ce qu'il en reste. Ils font cellule à part au Monastère.

*

Ce soir je relis des brouillons de la B3. C'est lourd. Chaque phrase ressemble au résumé d'une vie. Dans toutes ces histoires, on va forcément se reconnaître. Je soupire. Je regarde par la fenêtre, il fait déjà nuit. Je fonce les sourcils. Je vois de la lumière à travers la petite fenêtre sur le côté de la Chapelle. C'est peut-être un reflet ? Je me déplace. C'est toujours là. Adé ne ferme jamais. Sûrement quelqu'un de passage ou un croyant en manque qui va chercher sa dose. Je regarde les brouillons. Je regarde la Chapelle. Je vote pour. J'y vais. Je mets un manteau, il fait froid et humide la nuit. La porte est entrouverte. J'avance doucement. J'entends un bruit de frottements. Je tend la tête pour regarder discrètement. On dirait que c'est Manu. Je me retiens de rire avant de :

  • Hep !

Il sursaute, jette son balai et cri en même temps. En me voyant rire, ça le rassure. Ensuite il a l'air vexé avec les poings sur les hanches.

  • Désolé. Tu as cru que c'était le Diable ?
  • C'est quoi le Diable ?
  • L'ennemi de Dieu. Pourquoi tu es encore là ? Tu es puni ?
  • Non, je n'ai pas très envie de croiser Ema au Réfectoire du Monastère. J'attends un peu.
  • Allez, viens, on ferme, un dîner nous attend de l'autre côté de la rue.

Il ne connaît pas mon manger. Je suis obligé de lui expliquer. Mais il y a plein de choses différentes alors je l'oriente sur les plus sucrées. Tout d'un coup il se lève en sursaut. Il a croqué dans une sorte de cornichon au vinaigre. Je me retiens de rire. À la fin du repas, je demande :

  • Qu'est ce qui se passe avec Ema ?
  • Je crois que c'est fini. Elle veut retrouver sa liberté. Apparemment je l'étouffe. Elle va retourner à l'Ouest, elle a trouvé une formation.
  • Vous êtes dans quel domaine ?
  • Elle est en chimie, je suis en physique. Natasha lui a proposé un poste à l'Hôpital. Elle est brillante, ça va marcher pour elle. Elle m'a demandé de la suivre, je n'ai pas voulu. Moi, mes stages sont à l'Est, dans les montagnes, un de vos savants fous y fait des expériences, il a besoin d'assistants. Mais je n'ai pas été retenu.
  • Je vais devoir trouver d'autres servants.

Il déambule dans ma maison vide et sans âme. Il regarde les brouillons.

  • La B3 ! Je peux regarder ?

Je lui fait signe que oui. Il en tremble. Je débarrasse et je prépare un boisson chaude pour me détendre. Lui est tout excité, il lit toutes les pages et ensuite il s'assoit, les yeux écarquillés dans le vide. Je lui tend une tasse :

  • Vas-y, bois, il faut te détendre sinon tu vas faire une overdose de spiritualité.

Je lui prépare une chambre.

  • Au lever du jour, j'ai besoin de toi. Je veux faire le chemin de randonnée mais c'est imprudent d'y aller seul. Tu m'accompagnes.

Ça monte, ça descend, c'est étroit. Je glisse, il me retient par la main. Premier contact. Je le regarde. On se regarde. On continue. Quelques mètres plus loin c'est moi qui le retient. Nos chaussures ne sont pas très efficaces. On fini par rester main dans la main, sauf pour passer en équilibre sur les troncs. C'est un parcours du combattant ? Après chaque passage difficile, on reprends nos mains. On entend un bruit sourd qui se fait plus aiguë et tout d'un coup s'offre à nous un spectacle incroyable : une cascade ! On se regarde, on est fiers , on sourit, on est content, je le prends par le cou et je l'embrasse sur le front. Il se tient à mon bras. Il est troublé. Il s'approche de ma joue et au dernier moment je tourne le visage pour lui faire un bisou sur la bouche. Il est surpris, choqué.

  • Je t'ai eu ! En plein vol.

Il fait mine de m'en vouloir puis il regarde en haut de la cascade, puis l'étendue d'eau en bas. Il me regarde et annonce en enlevant ses chaussures :

  • On y va ? La dernière arrivée me porte pour rentrer.
  • Quoi ?

Et il enlève ses vêtements et court pour se jeter dans la marre en criant. Elle doit être froide. Je prends mon courage à deux mains et je me déshabille pour aller vérifier. À peine arrivée au bord, je ferme les yeux de stupeur. Il m'éclabousse de toutes ses forces. Je plonge sur lui pour l'arrêter et on finit au milieu de la marre, on a pas pied, on s'accroche l'un a l'autre en riant. On se rapproche. On se regarde, on s'embrasse. Je ferme les yeux, je vois des étoiles. Je le vois lui enfant, son grand-père lui explique comment fonctionne le télescope et il regarde dedans, il y voit la Révolution, ses parents qui fuient le laissant seul à la maison avec quelques consignes de survie. On sort de la marre, toujours main dans la main et on essaie de se sécher l'un l'autre. On ne ressent pas le froid. Quand on reprend nos esprits, je lui avoue :

  • Quand on était dans l'eau, ensemble, j'ai vu un passage de ton histoire. Tes parents. La Révolution.
  • Moi aussi Aline. Je t'ai vu dans un lieu de mort avec un bébé et une dame, vous étiez devant une grande pierre rectangulaire, il y avait des larmes et beaucoup de tristesse mais aussi une délivrance. On aurait dit un passage de la B3.
  • Ah bon ? Je n'ai pas tout lu les brouillons.

Il se blottit contre moi. Je le serre dans mes bras. Je sens sa chaleur. Je lui donne la mienne. On ferme les yeux. On est bien. On reste un moment là. Un rayon de soleil nous fait reprendre conscience. On se lève et on rentre. En sortant du bois, il lâche main. Arrivés devant la Chapelle, on s'arrête et il me dit :

  • Merci pour ce beau voyage Aline.
  • Merci à toi, Manu. Mais ce n'est pas fini. Tu peux dire adieu à ta cellule. Je te veux près de moi à la maison.

Je le prends par la main et je l'entraîne, on rentre.

*

On sonne. C'est Flo.

  • Bonjour Florence, qu'est ce qui se passe ?
  • Désolée, Aline, je viens parce que j'ai dû faire une enquête sur Manu qui vit avec toi maintenant. Il va y avoir un soucis.
  • Il est mineur ?
  • Non, c'est pas ça. Il est adulte ici. Il a l'âge de procréer même. Ce n'est pas un problème moral ou éthique, c'est d'un autre ordre. Son oncle vit avec ton double.
  • Ah bon ?
  • C'est le fils de Victoria, la sœur de Victor. Sa grand-mère est la cheffe de notre Village.
  • Ça alors, Flo. Leur monde est petit. Je comprends. C'est un soucis. Mais elle a quel âge Émilie Raymond ?
  • 86 ans, au moins, sans doute plus ici où le temps passe plus vite.
  • Bien. Moi j'ai âge ?
  • 72.
  • Mince ! Quand même…
  • Et lui ? Manu ?
  • La vingtaine.
  • Ah bon ? Il fait plus jeune. Effectivement, il y a un gap. Sauf que je viens d'une autre planète qui a connu la fin du monde et que je suis dans un autre univers où je rajeunis, même mes dents ont repoussé, finalement on a tous 25 ans et on est immortels dans un temps qui passe plus vite dans une civilisation en déclin. Mais je comprends, il y a un soucis. Lequel au fait ?
  • Aucun en effet. Juste pour te prévenir qui il était.
  • Peu importe Flo. On en est plus là, à qui tu es, à qui je suis. Manu, c'est juste Manu. Il est mon homme et je me battrai pour lui. Mais je veux que les choses soient claires. Que tu sois claire aussi. Merci de venir me prévenir, mais fais ton travail. Préviens Victoria. Et le père ?
  • Comme le grand-père, victime de la Révolution.
  • Seigneur Dieu… Mon pauvre petit. Flo, je m'en occupe. Je vais voir Victoria.

*

Chez Victoria :

  • Merci Aline, mais mon homme m'avait prévenu, Clément est dans le renseignement, il suivait mon fils. Je suis contente qu'il soit heureux et en de bonnes mains.
  • Et comment il s'appelle en vrai ?
  • Vincenzo. Prenez soin de lui.

Je rentre à la maison. Il ne se doute de rien. On n'est pas encore connectés. Il est en train d'aménager le jardin avec des plantes aromatiques. Il me voit arriver. Il sent que c'est grave. Il se lève et attend le verdict.

  • Vincenzo ?
  • Oui.
  • Manu.
  • Oui.
  • Ta maman est très jolie. Et rassurée. Et pour ta grand-mère on fait quoi ?
  • C'est grâce à elle que j'ai pu me réfugier ici avec Ema.
  • Si j'ai bien compris, elles veulent que tu restes Manu. Il y a comme une forme de Résistance à la Révolution, c'est ça ? Et ta mère en est un symbole, surtout avec ses sermons le soir à la radio.
  • Elle a juste fait le premier. Les suivants, c'est une copie numérique d'elle-même, qui utilise sa voix. Personne ne sait qui est derrière tout ça.

Je m'approche de lui pour l'étreindre :

  • Ne t'inquiète pas mon petit. On va être bien, on va être heureux ici, d'accord ?

Et je l'embrasse, et il m'embrasse.

Le soir on se prépare dans la salle de bain. Je mets de la crème sur mes bras. Il trouve que ça sent bon. Je me trouve super belle avec mes cheveux longs détachés. Ça me va bien. On se regarde dans le miroir avec des sourires tendres. Je tombe la nuisette, je me mets à nu, lui aussi. Je continue avec les produits dans les parties intimes, devant et derrière, les miennes et les siennes. Je l'embrasse, je me lave les mains, je les essuie. Je le prends par la main et je l'entraîne dans notre chambre. On reste debout, c'est comme une danse très lente, sensuelle. Je sais ce qu'il veut. Il a le fantasme de la terrienne. Ce que les garçons d'ici ne peuvent faire qu'avec nous. Je pose les mains sur le rebord de la fenêtre et je me mets en position en regardant la Chapelle illuminée. Je le sens me caresser les épaules, m'embrasser la nuque, je ferme les yeux, ses mains descendent, s’agrippent, l'une d'elle me lâche, elle l'aide à se placer en moi, je m'ajuste à lui et ses mains s'avancent sur mes seins, il y va doucement, il savoure, je le sens respirer de plus en plus fort, vas-y mon petit Manu, fais toi plaisir, je suis l'écrin de ton désir.

*

Au réveil, je le laisse dormir. Je me prépare, à partir. Un aller-retour à Laguna Beach. Je me regarde dans le miroir avec mon beau tailleur beige. Je me touche le ventre et je songe à être à nouveau maman. Comment ça marche, ici, avec lui ? Il dort toujours, je le réveille en lui faisant plein de bisous sur le visage, mon homme. Comme il est beau !

  • Manu, je dois aller voir Alice. Elle veut faire un test. Tu veux venir avec moi ?
  • Je préfère ne pas y aller. Je suis recherché à l'Ouest. Ici je ne crains rien au Village et en cas de problème, ma grand-mère peut me protéger.
  • Je reviens vite mon amour. Je t'aime.

Il me retient, il me serre dans ses bras. Longtemps.

  • Aline, tu me manques déjà. Reviens vite. Je veux passer l'éternité avec toi. C'était merveilleux cette nuit. J'ai vraiment de la chance de t'avoir. Et je t'appartiens, pour toujours.

Il me libère et se retourne pour prendre quelque chose dans le tiroir de la table de chevet. C'est une petite boite. Il me la donne. Je l'ouvre. C'est une bague avec un motif design sur le dessus.

  • C'était un V. J'ai replié chaque côté pour en faire un M.
  • Vincenzo, Manu.

Il me met la bague à l'annulaire de la main droite et m'embrasse.

  • Pour le meilleur et pour le mieux.

*

La navette me dépose sur la plate-forme. Je descends et je rentre dans la maison. Il n'y a personne. Je traverse les pièces en direction de la plage. Là, sur la terrasse, Alice m'attend, attablée devant un grand verre d'eau gazeuse rempli d'herbes. Elle se lève pour me faire la bise. On se regarde. On n'est pas si pareil finalement. Quoi que.

  • Pour en être sûre, je pense qu'il est temps maintenant de faire un test.

Elle me prend la main et me pique le doigt avec un instrument blanc. Elle le retourne et fait de même sur elle. Elle revient sur ma main et la retourne pour regarder la bague. Elle me regarde et regarde à nouveau la bague.

  • Qu'est ce qui se passe au Village ?
  • J'ai rencontré quelqu'un.
  • Mes meilleurs espions ne peuvent rien me dire sur le Village. Il faut me raconter.
  • C'est le neveu de Victor. Tu crois que ça pose problème ?
  • Vincenzo ? Ça alors…

Elle me prend dans ses bras.

  • Tous mes vœux de bonheur, Aline.

Son instrument blanc émet un bip. Elle le regarde. Il y a un voyant vert. Elle semble surprise. On rentre et elle met son instrument dans une grosse boite reliée à deux écrans. Des chiffres, des courbes et des architectures 3D apparaissent. Les deux écrans affichent la même chose.

  • Aline, je crois qu'on est jumelles.
  • Avec des vécus différents.
  • On est devenues des leaders quand même.
  • Toi tu l'es encore. Tu as même survécu à la Révolution. Moi j'ai perdu ma planète.
  • Tu as surtout sauvé les tiens.
  • C'est Greta qui nous a sauvé, et votre Heidi. Elles ont leur monument, c'est bien.
  • Ce sont des grandes dames. Nous on a fait ce qu'on a pu.
  • Sauf que sans toi, on ne serait pas là. Je ne serais pas là.
  • Au bout du compte, je n'ai fait que me sauver moi alors.
  • Et je t'en remercie, Alice.

Je l'embrasse sur la bouche et je la serre dans mes bras. Elle me serre aussi. On est comme, on s'aime comme, des sœurs, jumelles.

*

Patrice

J'arrive au Village pour une réunion importante pour la B3. Il paraît qu'on est samedi matin. Adé veut nous retenir pour la Messe du lendemain. D'ailleurs on fait notre réunion à sa Chapelle. Il s'agit de se mettre d'accord sur une partie de la structure du nouveau texte sacré. Ensuite on va lister les thématiques pour en ajouter ou en enlever des existants dans les Bibles terriennes. Le Père Simon est déjà là, il est venu avec Suzanne. Je fais la bise à Aline, elle me montre sa bague. Lisa est là, avec son Augustin. Noëlle est assise, elle a l'air absente. Flo admire Isa Love, Greta et Gabriel sont là aussi. Victoria arrive avec Clément. On ne sera pas entre nous. C'est peut-être mieux ainsi, ce sera leur Bible à eux aussi. C'est d'ailleurs à eux qu'elle va s'adresser. Nous on a déjà eu notre dose, deux fois, l'ancien et le nouveau, écrits sur six siècles. Là on ne s'est donnés que 33 ans pour une nouvelle version. La réunion commence, le Père Simon parle de l'ordre du jour. Je sens comme une présence, pas ici, à l'extérieur, j'ai l'impression qu'on m'appelle. Je me retourne. La porte est ouverte mais je ne vois personne. Je m'éclipse discrètement. Dehors, sur la droite, une dame est assise sur le banc. Je vais voir. Arrivé à son niveau elle me parle, sans même se retourner pour me regarder :

  • Bonjour Pasteur. Ça y est, c'est parti ?
  • Madame ?

Elle se lève pour me faire face.

  • Émilie Raymond. Je n'avais pas ces pouvoirs avant, de communiquer ainsi. Noëlle m'a contaminé.
  • Elle ne les avait plus ici.
  • Elle ne les sentait plus, mais ils étaient là, et quand on a… fusionné, j'en ai hérité.
  • Encore un rapport en perspective, pour l'enquête S. Elle vous ressemble un peu maintenant, elle est là, dans la Chapelle.
  • Oui, Dieu, tout ça. Il n'a jamais existé ici, ce n'est pas son univers. Même dans le vôtre, il n'existe que dans votre système solaire. Mars, Venus, Jupiter, la Terre. Et maintenant ici, la Planète B. Il n'est pas d'ici mais vous l'avez amené, avec vous.
  • Vous avez pleinement votre place à la réunion. Vous venez ?
  • D'accord.
  • Et bienvenue dans l'Invisible. L'occulte. L'étrange. La Foi. Il nous faut un support à tout ça.
  • Et pourquoi pas un algorithme, un programme plutôt qu'un livre ?
  • Connecté sur les antennes qui nous rendent immortels et jeunes ?
  • Tout à fait.
  • Ils ne sont pas encore prêts à ça. Mieux vaut le proposer quand le projet sera plus avancé. Dans 20 ans ou dans la dernière décennie.
  • Je suis désolée, pour Victoria.
  • Comment ça ?
  • Vous aviez l'air de bien vous entendre. J'ai envoyé un de mes agents, pour la protéger, de vous. J'ai des informations sur vos méthodes sur Terre. Le Philtre d'Amour. Comment avez-vous eu accès à cette… technologie ?
  • La recette était codée dans l'Ancien Testament, je vous laisse deviner à quel endroit exactement.
  • On n'a pas besoin de ça ici, on est sur la planète de l'Amour, les antennes font leur … office.
  • Oui, apparemment. Les couples se forment vite.
  • Encore faut-il qu'on en soit réceptif. Avec la Foi, ça sera plus efficace. L'Amour sera au rendez-vous.

Adé vient voir dehors, elle nous voit et nous invite à entrer. Dommage. Je sens qu'on a beaucoup de choses à se raconter avec Émilie. Je crois qu'on a continué à parler en pensées toute la matinée. À midi, il y a la pause. On peut enfin reprendre la parole à l'apéro :

  • Émilie, j'ai vu dans les archives de la Cathédrale que tu as fait plusieurs messes. Est-ce que je peux compter sur toi pour les prochaines ?
  • Non, Patrice. Je suis confinée ici au Village depuis la Révolution. Mes passages à l'Ouest sont très encadrés. Sauf quand je me sauve. Pas vue, pas prise. Pour ma dernière Messe, j'ai officié à l'enterrement de mon mari.
  • Bon, je vais demander une dérogation spéciale à Alice. Alors comme ça, tu es Pasteur aussi ?
  • Non, en fait je suis catholique au départ. Il faut bien évoluer.

Et au repas, on ne se quitte pas :

  • Avec toutes ces information échangées, on va prendre de l'avance sur le groupe.
  • On a plus de trente ans pour reprendre du retard.
  • Pour la Bible oui mais pas pour l'enquête S.

Adé vient nous voir :

  • Je sens que je vais vous perdre cet après-midi. Sauf si je vous demande à chacun d'improviser un sermon sur ce qu'on fait.

L'après-midi, me voilà donc au pupitre :

  • Ce qui nous réunit ici, construire une religion autour d'une Foi, on le fait pour quoi ? Nous, on a ramené nos dieux avec nous, en nous. On le fait pour qui ? Pour nos hôtes, qui ne demandent qu'à croire alors je laisse la parole à une de leurs représentants plus ou moins concernée par la question.
  • Plutôt plus. Comme ma communauté. Où toute une génération a renié ses anciens. Ils ne croient plus en nous. Mais ils ont besoin de croire. En quoi ? En eux. À ce qu'ils trouveront en eux. Avec la Foi qu'on leur propose.

Et bla bla bla… On a au moins tenu la moitié de l'après-midi avec cette propagande, la voix du Parti. On a même fini par croire et être convaincus par nos salades. Au pot de l'amitié, ils ont vraiment l'impression d'avoir tous avancé, sauf Adé qui nous regarde d'un air dépité en disant :

  • Ça va être long cette Histoire.

Bon allez, rideau, je rentre. J'ai eu ma dose.

  • N'oubliez pas la Messe demain matin. Une cérémonie toute simple, pour se recueillir. Avant d'y aller on se retrouve tous à la Taverne. Je vous préviendrai un peu avant.
  • Alors à demain.

Ça fait du bien de faire une coupure, pour faire le point sur la trajet du retour. J'accomplis mes rituels le plus vite possible, douche, programmation du réveil, prière et enfin le sommeil, couper la réception et l'émission, j'inspire une dernière fois et lorsque j'expire, je dors déjà.

Au réveil je me rappelle de la Messe, il faut retourner au Village. C'est parti. Est-ce qu'elle sera là ?

*

On est tous endimanchés à s'attendre à la Taverne autour du bar, Sandy nous propose des boissons chaudes et froides. Quelqu'un me tapote sur l'épaule. Je me retourne et Émilie me fait la bise :

  • Bonjour Émilie, je ne t'ai pas sentie arriver.
  • J'étais en mode furtive.

Adélaïde prévient avec autorité qu'on mange tous ici après la Messe. La réunion B3 s'est transformée en stage obligatoire. Ça fait du bien d'être dirigé pour une fois.

  • Patrice, aujourd'hui c'est dimanche. Je ne parlerai pas travail, ou enquête. Je serai juste moi.
  • D'accord, je vais essayer.

En fait, c'est un test. Qui on est sans nos fonctions et sans nos pouvoirs ?

  • Pour les pouvoirs, on va dire que ça fait partie de nous.
  • Tricheuse.

Elle me fait un clin d’œil en souriant.

La conversation est donc plus légère à table et on prend un grand plaisir à parler de choses insignifiante, tellement que c'en est drôle parfois, et on est peut-être un peu aidés par les boissons d'accompagnement qui ne doivent pas être dépourvues de substances étranges.

Tout le monde se préparer à partir et se dit au revoir.

  • Patrice, je ne t'invite pas à passer l'après-midi chez moi. L'endroit n'est pas neutre. Derrière il y a un terrain de pétanque.

On continue donc à se laver le cerveau à jeter les boules près du cochonnet. Sandy nous amène deux verres d'un liquide beige opaque.

  • Ça va vous rappeler quelque chose.
  • J'étais trop jeune pour boire ça quand j'ai quitté la Terre.

Sandy marque l'arrêt. Elle réalise. Puis elle retourne vite aider Valentin en cuisine qui prépare des pâtisseries.

  • J'ai gagné.
  • Cette fois-ci, oui. Donc égalité.

On fait la belle en dégustant les breuvages anisés. 10-12. Je n'ai plus qu'à en placer une et j'ai gagné. Je sens qu'elle va chercher à me déconcentrer. Je me mets en position, je me concentre, et là elle me prend le visage et m'embrasse sur la bouche. Mais je ne lâche pas la boule. Elle me sourit, contente d'elle. Puis son visage se ferme, inquiète, elle regarde le cochonnet. Je passe ma boule dans ma main gauche et je mets ma main sur sa joue, elle me regarde et je l'embrasse. Elle ferme les yeux. Moi aussi. Je sens sa main sur ma main gauche, elle essaye de faire tomber la boule. Je serre fort.

On ne saura jamais qui a gagné. On sort du terrain et j'emporte la boule avec moi. Elle s'appuie sur mon bras. Je lui avoue :

  • Ça ne marchera jamais.
  • On peut toujours rêver. En fait non, mieux : on peut toujours croire. C'est pas ça qu'on doit écrire dans la B3 ?
  • Alors c'est un exercice pratique ?
  • On fera un rapport.
  • Les rapports c'est pour l'enquête.
  • Ah oui, mince. On fera un psaume alors. Sauf si on fusionne et que tu transformes en moi.
  • C'est toi qui va te transformer en moi.
  • Quoi qu'il arrive, il y a matière à rapport.

Elle sait qu'elle parle souvent en double sens ? Elle me serre le bras.

  • En fait, Patrice, considère toi à l'essai jusqu'à la version finale de la B3. Comme ça, pas de pression. Et après, on aura l'éternité pour confirmer ou infirmer. Tu dois rentrer ou tu peux rester ce soir ?
  • Mon planning est assez libre, je n'ai pas d'impératifs particuliers.
  • Bien. Je te fais visiter ma maison ? Elle est à moitié dans le vide, sur pilotis.
  • D'accord.

Son chauffeur arrive dans une grosse berline noire.

  • Elle est un peu à l'écart du Village. Mais on peut quand même y aller par la route.

On s'installe à l'arrière. Un vitre nous sépare du chauffeur. Il a l'air bizarre.

  • Comment il s'appelle ?
  • Léon. Modèle E2P5. C'est un robot. Il n'est censé que conduire mais je l'ai fait modifier, il peut aussi intervenir contre une attaque. Depuis la Révolution, je peux disparaître du jour au lendemain.

On arrive. Effectivement, elle est dans le vide, on rentre même par le toit. Architecture moderne, rien à voir avec le Village. Pendant qu'elle se met à l'aise, j'expose la boule de pétanque au dessus de la cheminée, bien au centre. Elle revient avec une bouteille et des verres, on s'installe en terrasse. Le paysage est magnifique, on a l'impression d'être dedans. J'ouvre la bouteille, je remplis les verres, on trinque :

  • À nous.

On boit et elle se rapproche, je fais attention de ne pas marcher sur ses pieds nus. On s'embrasse, maladroitement, et on en rit.

  • Bienvenue chez moi.
  • Jolie prison. Jolie prisonnière.
  • Moi je suis la prisonnière mais toi qui es-tu ?
  • Je ne suis plus. J'étais. Sur Terre. Mais ici ça ne compte plus. Ça serait mieux si on partait de zéro toi et moi, sans le lourd vécu qui nous pèse. Que je ne t'envisage qu'après ta Révolution. Que tu ne m'envisage que depuis mon arrivée. Qu'on ne considère que le nous qui n'existait pas avant. Mais je vais quand même répondre à ta question. Toi tu es la prisonnière et moi je suis ton libérateur.
  • Je sais que tu peux m'aider Patrice. Mais je ne fais pas ça pour ça. Et je suis de celles qu'il faut garder en prison.
  • Ce n'est pas pour t'aider. C'est pour m'aider moi. Je n'y arriverai pas tout seul à la Cathédrale. Officier va te libérer. Tes sermons vont te libérer. Tu as tout pour être la guide de ton camp. Je viens à peine de te rencontrer, je ne devrais pas savoir ça. D'ailleurs je ne le sais pas. Je le sens. Aussi fort qu'un pouvoir de l'Invisible.
  • Mon camp ? Il a perdu. Et je pense que c'est une bonne chose. On était arrivés au bout de notre civilisation. Les jeunes ont pris le pouvoir. Très prudemment. Anonymement. Dans le secret. Leur premier fait d'Armes est d'avoir permis de vous récupérer. Je ne sais pas si on avait fait déjà aussi grand que ça. Et ce n'est que le début.
  • Émilie, tu as ton rôle à jouer dans tout ça. Les guider, dans leur Foi, à la Cathédrale.
  • Non, Patrice, tu as bien vu que Victoria était bien mieux placée que moi. Elle est déjà dans le coup avec cette émission de radio. Mais ce n'est pas grave Patrice, tout va bien. Même mon fils Victor n'a pas eu besoin de me sauver. Alice m'aime bien.
  • Je commence à comprendre. Cette maison. C'est un couloir de la mort. Tu as la corde au cou. La trappe peut tomber à tout moment.
  • Ou je peux sauter. Tu n'es pas mon libérateur Patrice. Tu es mon…
  • Sauveur. Le sauveur éternel.
  • Amen. Tu as toujours sauvé. Sur Terre. Et maintenant ici.

Je m'assois. Elle me remplit mon verre à nouveau. Cling !

  • À toi, Patrice.

Je vais devoir passer la nuit ici. En fait, je me demande si je vais rentrer un jour. Je crois que ma place est ici. Flo peut prendre le relais sur l'enquête S. La B3 va s'écrire tout seule. Même Victoria peut gérer la Cathédrale. Natasha mettra un certain temps à s'apercevoir que je ne suis plus là, elle est bien trop occupée avec sa Déborah. Et puis, mes enfants sont au Village. Heureux. Gabriel avec sa Greta et son Isa Love, Noëlle avec sa cuisine à la Taverne. Émilie me sort de mes pensées :

  • Allez debout, tu as l'air tout bizarre, on dirait que je t'ai hypnotisé. Ou alors on a bu du Philtre d'Amour ? Qui sait ? Je vais te trouver un pyjama. Allez hop ! À la douche !

C'est vrai que je me sens tout chose. J'ai comme démissionné dans ma tête. J'entends comme un bruit d'orgue coincé sur les notes graves. Je ressens ses vibrations, au loin. Peut-être que je suis mort. La nuit tombe, je suis étendu sur ce lit, en pyjama, la lumière tamisée baisse de niveau et elle vient s'étendre à côte de moi, elle pose sa tête sur mon épaule, sa main sur ma poitrine, et elle dort. Alors je ferme les yeux et je sombre aussi dans le sommeil.

Un rayon de soleil, j'ouvre les yeux, où je suis ? Je tourne la tête, je vois Émilie, elle dort. On est morts ? Je me sens différent. Libéré. Ça y est, je me rappelle de la journée d'hier. Je ne suis pas rentré. Je m'approche de son visage endormi et je l'embrasse. Elle ouvre ses yeux, bleus.

  • Bonjour ?

Elle a l'air perdue aussi. On dirait qu'elle ne me reconnaît pas. Mais finalement elle répond :

  • Ça va être un bon jour.

Parce qu'elle glisse ses mains dans mon pyjama, parce qu'elle enlève sa nuisette, parce ce qu'elle me chevauche… Je vois qu'elle n'est plus terrienne du tout. Nos femmes vont donc aussi se transformer, leur anatomie est légèrement différente. Je comprends maintenant le fantasme que les homme d'ici ont avec nos fraîches terriennes.

  • C'est beaucoup mieux ainsi. On ressent beaucoup plus de choses. Mais ça impose le face à face.

Effectivement, elle met même ses jambes le long des miennes et elle se connecte à moi.

  • Plus besoin de se secouer, on n'est plus des animaux.

Effectivement, je sens en elle des caresses dans tous les sens, comme si elle faisait ça avec sa langue et ses doigts. Ça a l'air de lui faire beaucoup d'effet, ses yeux se révulsent et elle gémit de plaisir. Je ferme les yeux, je me mets en phase avec elle, mon cœur s’accélère. J'ai l'impression que c'est elle qui a le contrôle, sur tout, même sur mon plaisir, même sur ma jouissance, elle la retient, elle fait durer, c'est comme si elle contrôlait mes pensées, elle m’envoie des images, des sensations, je la vois, je la sens, je l'entends, je ressens son désir, son envie, l'intensité de son Amour, le temps semble s’accélérer et tout d'un coup mon esprit et mon corps explosent en elle. Je me réveille doucement, je suis en sueur, je ne me suis jamais senti aussi détendu, aussi bien. Elle est en état second, sur moi, on est encore connectés. Je crois qu'on le sera toujours désormais. Nos respiration se synchronisent, elles sont plutôt rapides, elles ralentissent, on perd conscience, nos corps récupèrent et nos esprits se retrouvent dans le même rêve, je danse avec son âme dans des lumières magnifiques, des sons magiques, en glissant sur de la soie, dans des odeurs suaves et des goûts sucrés. Tout ceci ne m'est pas inconnu. On me la déjà raconté. Sur Terre. Marwah. Son expérience de mort imminente.

Je me réveille, seul dans le lit. Apparemment, je suis revenu. Je suis vivant. J'entends un piano. Du Chopin. Je me lève pour aller voir. Émilie, dans sa nuisette bleue, joue avec concentration sur un vieux quart de queue en bois. Il me rappelle celui du Maire, à la Villa du Parc, à Dijon. Je m'approche doucement, je lui mets une main sur l'épaule pour vérifier qu'elle est bien là et qu'elle existe, elle tourne la tête et me sourit avant de vite retourner à sa partition, je l'embrasse sur la nuque. Elle s'arrête brusquement et se lève pour me serrer dans ses bras. Elle me murmure des choses, comme des incantations, si doucement que je ne sais pas si c'est sa voix ou si je l'entends dans ma tête. Elle parle de ses sentiments, de promesses, de bonheur et d'éternité.

Je passe à la Taverne pour voir Noëlle, je la trouve assise le regard dans le vide, comme hier. En me voyant elle écarquille les yeux :

  • Ah d'accord. Tu es encore là. Tu as vu, elle est affectueuse, hein ?
  • C'est peu dire. Et toi, ça fait deux fois que je trouve avec le regard dans le vide.
  • Je m'habitue. C'est agréable. De ne plus avoir de pouvoir. Je suis comme en sommeil. C'est reposant. Je profite. Je médite. Sans toutes ces voix dans ma tête. Et je me sens bien, là, en cuisine, comme un retour aux sources avant les pouvoir pour continuer ma vie là où elle s'était arrêtée. Et puis Flo est pas loin, elle me surveille.

Elle me dit ce que je veux entendre. Je viendrai la voir tous les jours. Quand elle sera prête, elle me parlera. Je n'ai plus rien à faire à l'Ouest. C'est ici qu'il faut que je sois. J'ai besoin de Noëlle comme repère. Il me faut aussi établir un rituel avec Gabriel. Au retour je passe devant chez eux. Je sonne la cloche. Je vois Greta regarder par la fenêtre. Elle vient m'ouvrir la grille. Pourquoi sont-ils barricadés ?

  • Bonjour Patrice. C'est pour les poules, on va bientôt en avoir et j'aimerais qu'elles se promènent partout. Quelle surprise ! Tu viens voir Gabriel ? Il est derrière avec Isa Love.

Je vois qu'elle a toujours des pouvoirs. Il arrive, il a entendu la cloche. Il aide Isa Love à marcher.

  • Salut Papa. Tu es toujours là.
  • Je pense que je vais rester.
  • Chez Émilie.
  • Oui.

Greta nous laisse. Elle a l'air tellement heureuse. Elle est belle. Elle rayonne. J'espère que j'aurai le même effet sur Émilie.

  • Gabriel, je te propose qu'on se voit, tous les jours. À quel moment de la journée tu es disponible ?
  • En début d'après-midi, c'est la sieste d'Isa. À la Taverne ?
  • En fait je préférerais ici, à la Taverne on ne serait pas seuls, il y a Noëlle.
  • En fait ce serait pour moi l'occasion de sortir un peu.
  • D'accord. À la Law House ?
  • Mauvaise idée. J'ai un bureau là-bas, je suis au Conseil Municipal.
  • Ah… Peut-être chez Émilie alors, je lui demanderai.
  • Je n'ai pas de véhicule pour y aller. On fait tout à pied ici, ou à vélo, mais ça fait loin.
  • Je verrai avec son chauffeur alors.
  • D'accord.

Greta revient nous chercher, elle a des gâteaux à nous faire goûter. On rentre dans la maison.

  • Et Émilie, elle est où ?
  • À la mairie pour une réunion. Je dois la rejoindre tout à l'heure. Elle doit me déclarer en résident.
  • Tu vas devoir rendre ton monolithe.
  • Ça dépend des fonctions que je garde.

On goûte les gâteaux avec les explications de la pâtissière. Ils sont très bons. Je regarde autour de moi, j'admire la décoration, on sent vraiment qu'ils sont dans leur maison de l'Amour.

  • On peut garder nos Messagers Texte. Le problème c'est les écrans. Ici on se reconnecte à la réalité. Aucun zombie aux alentours. Sinon il y a le phone fixe en cas d'urgence.
  • Même dans les foyers tu ne verras aucun écran. Les gens vivent vraiment déconnectés des ordinateurs pour être connectés ensemble. Bienvenue au Village.
  • Merci Greta. Merci Gabriel. Je dois vous laisser. À bientôt.

On sort, Gabriel reste avec Isa. Greta me suit et me dit :

  • Attends, Patrice ?

Je me retourne et elle m'embrasse sur la joue. Elle a l'air toute contente.

  • Greta, tu m'as jeté un sort ?
  • Qui sait ? Mais je ne suis pas une sorcière.

Elle me fait un clin d’œil et elle rentre en riant. La dernière fois que j'ai vu ça, c'était avec Noëlle. Elle réalisait les vœux. Quel est mon vœux ? Qu'est ce que je veux ? Et je vois toutes les filles de ma vie défiler, à la congrégation, puis Aline, Aurélie, Marwah, Natacha, Adé, Victoria, Émilie. Victoria ? Il n'y a jamais eu contact entre nous. Pas à ma connaissance. Juste des regards, des attitudes, du partage dans la Foi. La Foi, c'est le point commun entre toutes ? Pas Natacha. Quoi que. Natacha était complètement dans l'occulte, entre deux mondes avec sa jumelle. Et je me rappelle ces mots d'Émilie : « Tu es leur sauveur. » L'Élu, le Messie. Et Greta qui m'embrasse sur la joue. Elle est tellement contente de ne plus être notre guide. Il ne s'agit pas de mon vœu mais du sien. Elle veut que je sois son guide. Je me retourne pour regarder leur maison et à la fenêtre elle me fait coucou et lève le pouce en l'air. Me revoilà dans l'Invisible à pratiquer le S avec Émilie pour atteindre le A, ce A qui règne chez Greta et Gabriel avec leur Isa, Love.

***

Noëlle

Avec l'expérience, je suis de plus en plus efficace en cuisine. Ça me prend moins de temps aussi. Et j'ai mais rituels maintenant. Le matin je vais à la Ferme pour imaginer des menus. Je reviens en cuisine pour les concevoir. Et ensuite, on sert. Ensuite, nettoyage. Valentin reste l'après-midi pour préparer les gâteaux et les desserts. Et Helmut, le cuisinier historique, veille. Ce n'est pas son vrai nom. C'est son nom d'ici, au Village. Il habite dans un chalet pas loin avec femme et enfants. Mais j'ai l'impression qu'il a encore une vie à l'Ouest où il fait souvent des aller-retour discrets.

Je goûte de tout, je prends du poids, j'aime bien mes nouvelles rondeurs. Tout le monde se met en couple autour de moi, on est sur la planète de l'Amour apparemment. J'ai repéré un ouvrier agricole à la Ferme, tout jeune, tout frais, j'aimerais bien le déniaiser mais j'attends le bon moment. En attendant, chaque matin je lui envoie des signes. Et j'ai bien remarqué qu'il attendait mon passage maintenant. Je vais demander l'autorisation à Aurélie. Je fais la fière mais le soir lorsque je me retrouve seule avec moi-même, je pleure. Je suis tellement triste en repensant à François. Au delà de l'univers, il me manque encore. J'ai un souvenir ému de notre première rencontre lorsque que je le fouettais et qu'il était attaché à genoux avec une boule dans la bouche, le maire de la ville à la merci d'une jeune fille folle furieuse pleine de pouvoirs magiques, ceux-là même qui l'ont sauvé, qui m'ont sauvé avec lui, lui qui m'a donné une merveilleuse fille, Solène, qui vit sa vie à l'Ouest où plein de garçons lui tournent autour. J'ai un souvenir ému de mon plus beau moment de gloire, pas un moment reconnu par tous, juste un moment à moi, cet instant où j'essayais d’atterrir à Windsor aux commandes de mon hélicoptère Evolution 5-E, un moment où tous mes pouvoirs ne servaient à rien et où j'ai accompli un véritable exploit. J'étais tellement fière de moi que j'en ai pleuré en silence dans mon casque sur le chemin du retour. Pas de médailles ni de reconnaissance pour avoir sauvé les princesses Charlotte et Frances mais surtout mon équipage, Gabriel et Gabrielle, déjà enceinte à vomir. Ma plus belle récompense à tout ça a été de me rendre compte que j'étais aussi quelqu'un sans cette connexion à l'Invisible qui m'a torturé depuis mes onze ans. Ici sur la planète B je suis enfin libérée de tout ça et je reprends ma vie là où je l'avais laissée, en cuisine avec maman. C'est en cuisine que je trouverai mon chemin, celui à suivre, pour continuer, vers l'infini et au-delà. Je me suis tellement battue, avec tellement d'agressivité, mais maintenant je suis sereine, calme. Mon combat est terminé. Je me demande juste ce qu'il s'est passé. Chez Émilie. Je me suis réveillée cette nuit là. Je l'ai laissée dans le lit, avec mes pouvoirs que je pensais avoir perdu et qu'elle avait récupéré, qu'elle pouvait me redonner et que je ne voulais pas. Je me suis réveillée cette nuit là et je suis sortie de la chambre, j'ai marché jusqu'à la terrasse, j'ai marché jusqu'à la rambarde. Au loin le ciel s'éclairait du jour d'un soleil qui allait bientôt se lever et que je ne voulais plus ressentir. J'ai enjambé la barrière. J'ai posé mes talons au sol, de l'autre côté. J'ai fait face au paysage. J'attendais le premier signe, le premier rayon du soleil, j'étais penchée en avant, retenue par mes mains et j'étais aux ordres du temps, prête à échapper à ces pouvoirs qui m'avaient retrouvé. Cette fois-ci j'étais prête. Je pouvais le faire. Pas comme la dernière fois au sommet de la tour Philippe le Bon à Dijon. Là, je n'ai pas eu à réfléchir, dès que j'ai eu le signal, j'ai lâché et je suis tombée dans le vide, de plus en plus vite jusqu'à m'évanouir. Pourtant, je me suis réveillée dans le lit, avec Émilie, elle ne dormait plus, elle me regardait, un peu essoufflée, que s'était-il passé ? Peu importe, cette fois-ci, j'y étais arrivé. Elle m'a juste dit : « je crois que tu as changé ». Et quand on se croise, on n'a plus besoin de parler. Elle me regarde pour savoir si je vais bien, je lui montre que oui. Mais pas de médaille pour elle non plus, pas de récompense, je pense qu'elle est juste fière de m'avoir sauvée.

Et ce matin j'attends le premier rayon du soleil pour entrer dans la serre derrière la Ferme. Je regarde où en sont les légumes et les fruits. J'aperçois une ombre derrière la bâche. Je fais discrètement le tour. Quelqu'un est accroupi vers les plantes aromatiques. Il les goûte, une à une. C'est l'ouvrier agricole que j'avais repéré, à qui j'avais fait signe. J'avais demandé à Aurélie comment il s'appelait. Elle m'avait répondu : « C'est un repris de justesse, il est là incognito, on peut l'appeler comme ça. » Incognito. Je m'approche doucement de lui. Je regarde quelle herbe il goûte maintenant. J'annonce :

  • Origan ?

Il sursaute en se retournant, il me reconnaît et tombe au sol. Je lui tend ma main pour l'aider à se relever. Il la prend. On regarde nos mains l'une dans l'autre. Lui aussi a dû ressentir cette électricité. On se regarde. Je le lève, facilement, il est léger, moi je suis lourde. Toujours pas un mot. Pas besoin. Il continue son tour, je le suis. Il prend un petit arrosoir avec lui. Mais personne ne semble avoir soif dans ses pensionnaires. Il me montre un arbre du doigt. Je ne comprends pas. Il me fait signe de l'accompagner. On arrive sous les branches, je regarde, je comprends, elles sont rouges. Il me fait un signe de la tête. Je goûte. Lui aussi. Elles sont bonnes. On sourit. Je vais en ramener pour Valentin. Plus besoin de demander à Aurélie. Plus besoin de faire d'enquête. J'en sais suffisamment sur lui. L'électricité a parlé. Il est une victime et un bourreau de sa Révolution. Après ce qu'il a vécu, il ne ressent plus l'envie de parler. Il n'a rien à en dire. Il n'en dira jamais rien. Il va souvent voir les plantes aromatiques. Il les goûte parce qu'il cherche une réponse. Il est souvent venu les voir pousser et à chaque fois il pleurait, dessus. L'arrosoir incognito.

Le lendemain je passe un peu plus tard pour faire le tour avec Aurélie :

  • Valentin a été ravi des cerises, il nous a préparé de bons gâteaux pour midi, tu viendra y goûter ?
  • D'accord. Ça serait bien d'y amener aussi un ouvrier, pour lui montrer l'envers du décor et qu'il se rende compte de l'utilité de tout le travail qu'il fait.

Aurélie me dit ça avec un sourire en coin. Je vais la surprendre. Je me retourne vers les ouvriers, je mets mes mains de chaque côté de ma bouche et je crie :

  • Origan !

Un ouvrier se retourne et me fait signe.

  • L'incognito ? Comme par hasard. Comment tu connais son nom ? Il ne parle pas. Il t'a parlé ?
  • Non. Hier je l'ai surpris en train de goûter les plantes aromatiques. L'origan. C'est son nom maintenant.
  • Vous avez fait ça dans l'origan ?
  • On a rien fait du tout, cochonne ! On n'en est plus là. Même plus besoin de parler.
  • C'est cela, oui… Bon. J'amènerai l'origan à la Taverne alors, un peu avant midi.

Je suis super contente.

  • C'est un bon ouvrier. Il comprend tout. Pas besoin de lui expliquer. Bien-sûr, il ne demande rien, du coup. Il est juste là, à travailler, toute la journée. Ça lui fera du bien de voir autre chose. Il est tellement discret que personne le remarque. Sauf toi. Je suis contente pour lui, Noëlle.
  • Moi aussi je suis contente.

Et je soupire.

  • Ça va être une belle journée.

*

À la Taverne je me tiens à l'écart de la table avant que tout le monde goûte mon plat. Je fais signe à l'incognito de commencer. Son visage s'illumine. Aurélie ne comprend pas. Elle goûte elle aussi et me regarde avec un regard dépité. L'assaisonnement. À l'origan.

Pendant le repas je passe derrière lui et je lui parle de ce qu'il mange, de comment je l'ai cuit et pourquoi, je lui fait une dégustation en réalité augmentée. Pour la viande, il ne connaît pas. Toujours derrière lui, j'entoure son petit corps frêle et je lui montre comment et où couper tout en lui racontant l'histoire de l'animal que je lui met dans la bouche. J’appuie bien mes seins sur son dos et juste avant de le laisser je lui fait un petit bisou sur la joue sans que personne ne le voit.

*

Le soir on est invités chez Greta, elle veut le voir. Après les présentations on passe sur la terrasse. Origan va regarder jouer Isa Love. Il l'observe comme si il n'avait jamais vu de bébé.

  • Noëlle, tu l'as trouvé où ?
  • C'est un ouvrier agricole de la Ferme.
  • Je ressens, des tas de choses étranges. Il a vécu des traumatismes. Pas étonnant qu'il ne parle pas. Je connais ça. À un moment de ma vie je ne parlais plus non plus. C'est là que j'ai appris le langage des signes. Ça m'a été utile pour communiquer, avec Clara.
  • Clara ! Comment elle va ? Tu as des nouvelles ?
  • Elle entend et elle parle maintenant. Son bébé grandit.
  • Ta fille. Qu'en est-il de tout ça maintenant ? Le lait magique.
  • Il ne fait pas partie de cet univers. Ici les choses sont différentes.
  • Tu sais que Clara était la fille de mon professeur de français au lycée ? C'est à ce moment là aussi qu'on a rencontré Florence, elle était gendarme déjà à l'époque.
  • Oui je me rappelle, vaguement. Tu sais j'ai l'impression que mes souvenirs s'effacent.
  • Comme nous tous. C'est peut-être mieux ainsi. Notre vie est ici maintenant. On ne doit pas s'encombrer du passé.
  • Tes pouvoirs ?
  • Sans eux, je revis. Je me sens ressuscitée.

Greta sourit. Elle est contente pour moi. Puis elle a un regard nostalgique. Elle repense à Clara. À l'amour qu'elle avait pour elle. Je la distrais :

  • Et si tu essayais le langage des signes avec Origan ?
  • C'est pas la peine. Il n'a rien à dire. Il n'a pas besoin de parler. Il a l'air au-delà de ça. Il a juste besoin d'agir. Tu en as de la chance. Tu sais, je pense qu'il sait parler. Quand il aura quelque chose à te dire, il te le dira. Regarde le. Isa Love ne sait pas parler non plus. Pourtant ils arrivent très bien à jouer ensemble.
  • Tu crois qu'elle va me le piquer.
  • Ben, tu sais, c'est Isa Love quand même.

Du coup, je m'empresse d'aller le récupérer pendant que Greta glousse.

*

C'est tellement agréable d'être juste là, assise en train de regarder le coucher de soleil sans avoir besoin de dire quoi que ce soit ou même d'entendre et d'écouter quelqu'un parler. Sur le banc de ma terrasse il commence à faire frais. On partage une couverture, il vient se réchauffer contre mes formes généreuses. Il reste dormir. On se lave, on se brosse les dents, comme un vieux couple dans la salle de bain pendant que Victoria termine son sermon à la radio. Elle parle aux Résistants. Peut-être en fait-il parti ? Peu importe, il est tard, il se lève tôt, tout le monde au dodo. Sous les draps nos mains se frôlent. Elles finissent par se trouver. Main dans la main on s'endort. On va peut-être faire le même rêve.

Quand je me réveille il est déjà parti. Je le verrai peut-être tout à l'heure. Mais il n'est pas à la Ferme. Aurélie essaie de me rassurer :

  • Ne t'inquiète pas, il ne vient pas tous les jours. Mais il revient à chaque fois.

Toute la journée je suis inquiète. En fin d'après-midi je rentre seule à la maison, toute triste. Mais une fois arrivée mon visage s'illumine de joie. Il est là à m'attendre avec un panier. Des champignons. Mieux que des fleurs. Sans réfléchir je le tire par sa chemise et je l'embrasse. C'est le début de notre histoire. Une histoire d'A.

***

Big Bang

J'avancerais plus vite avec un physicien d'ici mais j'ai déjà listé pas mal de choses. Ici, à l'Est, dans les montagnes, c'était le laboratoire des antennes génétiques qui sont en fonction aujourd'hui. J'ai l'impression de faire de l'archéologie scientifique mais c'est nécessaire pour comprendre comment ils ne sont arrivés là. Leur Révolution des jeunes n'est sûrement pas étrangère à tout ça. Maintenant je suis bien installé et bien ravitaillé, je pense qu'en deux ou trois ans je peux produire un rapport complet à Greta. À qui d'autre sinon ? Après tout, je suis son astrophysicien attitré.

Une alarme accompagné d'un signal rouge me sort de mes pensées. Je crois que j'ai une visite de prévue aujourd'hui. Docteur Lisa Marie. Qu'est ce qu'elle veut ? Je n'ai pas grand-chose à lui dire sur les antennes génétiques, je n'ai pas encore compris entièrement le fonctionnement…

  • Salut Big Bang. J'ai un rapport à envoyer à l'enquête S. Mais comme ça parle de physique, ce serait mieux que ça vienne de toi.
  • Ah bon ? Tu t'y connais en physique ?
  • J'ai eu une formation à l'ESA, la NASA, Roscosmos et…
  • D'accord, je me rappelle, l'astronaute médecin de la station spatiale.
  • Spationaute, oui. Notre com était basée sur la physique… quantique. Pour l'enquête S, ça m'a rappelé quelque chose.
  • Bien-sûr ! La superposition quantique !
  • Pas du tout. Pas une superposition dans des états différents, mais dans les mêmes états à deux endroits différents. Comme nos ordinateurs de com quantique.
  • Oui mais l'un influence l'autre et ça se passe en même temps.
  • Ça ressemble quand même à leur histoire de sosie, à l'échelle humaine si j'ose dire.
  • Et ça colle avec la théorie des multivers.
  • Théorie ?
  • Maintenant pratique, oui. Intéressant. Même si ça n'est pas exactement ça, au moins on a une similitude.
  • Oui, c'est sans doute une coïncidence.
  • Bien-sûr que non.
  • Vous savez, vous devriez faire une pause, venir enseigner de la physique humaine aux étudiants désœuvrés. Je suis sûr qu'ils ont plein de questions à vous poser.
  • Vous me flattez. Vous voulez m'éloigner d'ici.
  • Il n'y a pas d'urgence. On est immortels. Ils vont mettre encore 32 ans à écrire la Bible version 3. Vous avez largement le temps de sortir vos vérités avant. Mais il faut faire des pauses, pour digérer tout ça, revenir ici d'un œil neuf et il y a de très jolies assistantes disponibles à la Russell School, des filles d'ici, sur la planète de l'Amour, qui peut les impressionner plus que vous ?
  • Laissez moi le temps de… faire mes sauvegardes et j'arrive, je rentre avec vous.

*

La Russell School. Professeur à la Russell School. Maison de fonction à Laguna City. Une assistante gothique qui me suit partout. Des fois je la sème et je la surprend quand elle s'y attend le moins pour la faire crier.

  • Tu es brillante Kassandra, mais tu vois, tu as aussi un cerveau reptilien !

Je crois qu'elle a peur de moi. Mais gare à ceux qui l'embêtent. Je n'ai qu'à me lever et à faire ma démarche de gorille pour tous les voir déguerpir.

La salle de court se remplit de jour en jour. Le bouche à oreille sur mon one man show où je ne réponds pas aux questions. Je joue mon rôle d'ours odieux et ça a l'air de leur plaire. Mais bon. Ils sont brillants. C'est moi qui leur pose des questions. J'ai l'impression de débarquer du moyen-âge. Je crois que ce n'est pas la peine que je retourne m'enterrer dans les montagnes de l'Est. Ce sont mes élèves qui vont tout m'expliquer. À commencer par mon assistante :

  • Docteur K, c'était qui ce Russell qui a donné son nom à l'école ?
  • On n'a jamais su si c'était une chimiste ou une physicienne, un peu des deux sans doute.
  • Sa thèse parle de quoi ?
  • Fusion froide avec de la chimie électrique.
  • C'est tout ? Tu vois Kassandra, un jour, tout ça sera à toi. Et on le renommera le Docteur K Research Institute. Le KRI, ça te va bien.
  • En attendant il y a 37 évaluations à faire.
  • On est en train de se noyer. Il faut sélectionner. Pas en concours, trop compliqué à mettre en place et ça nous fera encore plus d'évaluations. On va faire ça à l'instinct, au pif, faire un top 10 dans lequel on aura ceux qui résoudront le problème.
  • Quel problème ?
  • L'enquête S !
  • On n'a pas besoin d'eux, le problème, ou la solution, vient des antennes. J'ai décelé des interférences et un algorithme qui n'avait rien à y faire. J'attends juste une confirmation pour savoir si on est sur la bonne piste.

*

Pour rentrer plus tôt on a joué à pile ou face et aux fléchettes sur leurs profils accrochés au mur pour garder les dix meilleurs. J'ai bien vu qu'elle visait. Elle doit avoir ses préférés. Programme de la soirée, semer Kassandra et rentrer discrètement chez moi où un bon bain chaud m'attend. Mais au moment de monter sur ma patinette, une dame m'interpelle en me montrant son monolithe :

  • Professeur Big Bang ? Je suis l'agente G du Conseil de Sécurité, on aurait besoin de votre rapport sur les antennes.

J'ai mémorisé tous les organigrammes des emmerdeurs possibles et je crois la reconnaître.

  • Voyez avec mon assistante. Gaby ? Vous n'étiez pas directrice de l'Agence spatiale avant ?
  • Entre autres, professeur …
  • Appelez-moi Big. Mais vous êtes impliquée aussi. On a localisé votre S, elle est plus jeune et elle va bientôt accoucher, si ce n'est pas déjà fait.
  • Justement, sa fille, Yael, fait partie de l'équation.
  • Voyez avec Lisa alors. Très qualifiée. Enquêtrice principale même. Je ne suis qu'un astrophysicien d'un autre univers, vos renseignements, ce n'est pas avec moi que vous les aurez. Peut-être avec mes élèves. D'ailleurs on vient de sélectionner les meilleurs.

Je regarde l'heure.

  • Justement, je dois manger avant de rentrer chez moi. Venez, on va à l'Espace Récréatif, je vais vous parler de notre dream team.

Une Agente de renseignement pur jus. On va lui en donner de la désinformation. Mais en faisant la présentation des élus, je trouve qu'on a fait un très bon choix. Ils sont complémentaires.

  • Je vous propose un truc. Ce sont eux qui vous feront leurs rapports, directement. Nous, notre mission, avec mon assistante Kassandra, c'est surtout de faire d'eux des chercheurs diplômés. Vous ne mangez pas ? Goûtez !

Elle a l'air satisfaite, elle se détend enfin, elle range son monolithe et s'intéresse à son assiette. On ne parle plus du tout boulot. Je lui raconte ce que la bouffe me rappelle. Elle m'explique comment c'est fait et d'où ça vient. Elle a l'air au courant.

  • Vous avez été prof ici ?
  • Non, élève, il y a longtemps. Mes deux fils sont ici. Mais il n'y a plus beaucoup de modules viables.
  • Ils ne sont donc pas en physique.
  • Ma fille aînée en a fait. Elle est ingénieur dans les ondes sonores maintenant.

Je ne sais pas ce que fait leur papa mais il n'a pas l'air de bien s'occuper d'elle, ou alors c'est l'inverse, avec ce genre de cadre supérieure. Une pauvre femme fatiguée et vu son domaine, et qu'elle est encore là, elle ne doit pas avoir la conscience tranquille avec la Révolution.

  • Bien, si vous le permettez, je vais vous laisser, Gaby. Si vous avez besoin, vous savez où me trouver, ou alors vous m'appelez, ou juste un message.

Je la plante sur place. Elle est un peu coite. J'ai ma réputation d'imbécile à tenir. Même si elle voit au-delà des apparences. C'est une espionne de l'Agence spatiale, entre autres je suppose. En sortant je m'arrête pour la regarder derrière la vitre. Je l'espionne. Elle fait son rapport tel un zombie sur son monolithe. Qu'est ce qui peut bien motiver ces gens-là ? Ont-ils vraiment le choix de leur activité ? Bref, un bon bain chaud m'attend avant que Miss K débarque en pleine nuit pour faire ses jeux bizarres qui ressemblent à des pratiques sado maso de société secrète. Kassandra est certainement impliquée dans la Révolution, elle est jeune, elle est douée et elle a un bon poste. C'est peut-être pour ça que Gaby m'a approché ?

*

Ça y est, j'ai réussi à me connecter à l'Observatoire depuis le Campus de la RS. Cet univers est plus petit, plus jeune et il n'est pas en expansion. Il y a des points aveugles où aucune étoile n'est visible si on va sur les lieux. D'après les fichiers de l'Agence spatiale qui ont récupéré les données du Federal Express, ici c'est les militaires de l'espace, et de la Western Technologie, leur équivalent civil, des explorateurs de leur univers, en présentiel, donc, d'après leurs données ils sont allé… partout. Bon. Il n'y a plus rien à explorer de ce côté là. Je comprends pourquoi ils se sont intéressés à leurs origines. Notre univers de cinglés est beaucoup plus intéressant, même si on a tout cassé sur la planète A et sur Mars avant ça. On aurait pu rester dans notre univers, il y a de la place. Pourquoi venir ici ? La réponse doit être au fond d'un goulag secret avec tous les prisonniers de la Révolution. En sortant du labo, je vois au loin sur l'esplanade un vélo avec Gaby dessus. Je ne crois pas aux coïncidences. Je suis sûr qu'elle va tourner dans ma direction pour tomber sur moi par inadvertance. Je m'éclipse, je rentre dans le bâtiment et je le traverse jusqu'aux jardins derrière. Je vais me cacher dans un buisson. Il n'a pas fallu longtemp pour que j'entende un vélo freiner. Je regarde à travers les branches et les feuilles. C'est elle, elle regarde son monolithe. Je sors de ma cachette et je m'approche d'elle doucement par derrière. Elle aussi elle rapproche son visage de son écran. Elle doit sûrement m'y voir. Je lui crie dessus :

  • Bouh !

Elle envoie son monolithe en l'air et tombe de son vélo.

  • Aïe !

Mince ! Elle se tient le genoux. Ça commence à saigner. Je me précipite sur elle mais je ne sais pas quoi faire.

  • Bonjour … Professeur …
  • Big Bang.
  • Professeur Bouh !
  • Désolé. Qu'est ce que je peux faire ?
  • Rester avec moi. Les secours vont arriver. Ils sentent l'odeur du sang à des nautiques à la ronde.

Effectivement, une navette croix rouge atterrit derrière nous. Je vais pour me reculer pour leur laisser la place mais elle me tient par la main et me garde près d'elle. Ils interviennent sur le genoux.

  • Ne regardez pas Gaby. Regardez-moi. Ne vous inquiétez pas, si vous avez des béquilles pour votre convalescence, je porterai votre plateau à la cantine.

Elle rit. Elle a compris ? Elle met sa deuxième main sur la mienne. Les jeunes secouristes lui expliquent et la rassurent. Ils notent l'incident. Et l'identité du coupable, moi. Je vais avoir des ennuis.

  • Il me faut un avocat ?
  • Blessure involontaire. Je peux porter plainte.
  • Je vais demander l'asile politique au Village.
  • Et on ne se reverra plus jamais. Je n'ai pas le droit d'y aller.
  • Ah bon ?
  • J'ai perdu la Révolution et quelques libertés aussi.
  • Ma pauvre petite espionne spatiale. Au moins je sais comment vous échapper maintenant.

Je l'aide à se relever. Ça a l'air d'aller.

  • Alors, Gaby, pourquoi vous vouliez me voir ?
  • Je crois qu'on peut se tutoyer maintenant que tu as fait couler mon sang.
  • Tu t'es mise sur ma route pour qu'on se rencontre fortuitement.
  • Oui. En fait j'aimerais qu'on se voit régulièrement. Tous les jours.
  • Je suis sous surveillance, c'est ça ?
  • Moi aussi. C'est pour ça qu'ils sont arrivés aussi vite, les secours.
  • Bien. Bon. C'est l'heure de mon activité sportive. On va faire un duel.

*

  • Pourquoi elle rigole ?
  • C'est ma tenue, c'est ça ?

J'ai la panoplie du ringard. Bandana, bracelets éponge, short court, polo, la totale. Elle, elle est classe. Jupe pas trop courte, cheveux attachés, elle est sexy. Elle a mis une protection sur son genoux.

  • Tu es sûre de vouloir me combattre avec ta blessure ?
  • Je peux te battre sur une seule jambe.

Effectivement, elle me fait galoper et elle marque tous les points, elle est très précise. Elle ne me laisse aucune chance. À la fin du match je suis en sueur, essoufflé, je vais m’asseoir à côté d'elle, elle est fraîche comme le matin.

  • Mon pauvre petit physicien. Tu ne me battras jamais.
  • Pas sur le terrain, mais je peux t'ouvrir l'autre genoux.
  • Espèce de brute.
  • Merci, princesse des courts. Je suis sûr que ton nom doit être inscrit quelque-part sur le Wall of Fame.

Je me suis planqué pour lui faire peur à la sortie des vestiaires après ça douche mais je comprends que j'ai perdu aussi de ce côté là en recevant un seau d'eau glacé sur la tête. Plus jamais je n'approcherai un court de tennis avec elle.

*

Au Club House, on se requinque avec de l'eau gazeuse.

  • Gaby, c'est quoi le plan ? Tu veux juste m'espionner ou bien ? Parce que je te préviens tout de suite, il ne se passera rien, je suis avec Kassandra.
  • Big Bang, j'aime mon mari et je ne suis pas en mission d'infiltration alors nos contacts physiques vont être limités.
  • Très bien, tant mieux, ça me va. Je t'aime bien. J'aimerais bien continuer notre relation d'amitié, faire des trucs ensemble, mais en toute discrétion quand même car je ne veux pas d'ennuis avec K.
  • Très bien, tant mieux, ça me va. Je t'aime bien. J'aimerais bien continuer notre relation d'amitié, faire des trucs ensemble, mais en toute discrétion quand même car je ne veux pas d'ennuis avec mon mari.
  • Cool.

Elle va pour expliquer.

  • Non Gaby, je ne veux rien savoir sur lui.

Interloquée elle est.

*

On se voit souvent. Pour boire un coup, discuter de tout et de rien. On fait des tours de vélo le long des plages. Elle m'amène à une sorte de Musée des Arts, très ennuyant, sauf elle, je l'observe à s'émerveiller sur les sculptures et elle m'explique les peintures :

  • En fait on les utilise aussi pour faire passer des messages codés, dans le renseignement. J'en ai vu deux dans cette salle où ça ressemble à des directives de la Résistance. Malheureusement, je n'en fait pas partie. C'est dommage, je pense que je pourrais leur être utile. À toi je peux dire ça. À personne d'autre. Je te fais confiance, B.B.

Ou c'est un test. Ou une astuce d'espion. Mais je ne sais pas pourquoi, je lui fais confiance aussi. Sans doute parce qu'on est en train de devenir amis, tout simplement.

*

On va à un spectacle à l'école des Arts, elle s'est faite toute belle, une jolie robe bleu azur, une jolie coiffure avec ses cheveux noirs mi-longs, un léger maquillage sur sa peau mais un rouge à lèvres très rouge, ses mains sont fines et douce et elle a un mis un vernis nacré sur ses ongles pas trop longs. Moi j'ai fait de mon mieux, j'ai quand même mis une veste. Elle s'amuse à m'aguicher et à me raconter des sottises du genre :

  • Je n'ai pas mis de culotte.

Juste pour voir ma tête.

  • Mon mari me croit en mission de surveillance rapproché. Et toi ?
  • Elle est plutôt contente que je la laisse un peu tranquille.

Izzy nous accueille, nous fait une présentation rapide du spectacle, nous place et nous attend après au cocktail.

  • J'étais sa patronne à l'Agence spatiale. On avait pas beaucoup de médecin embarqué, elle a fait beaucoup de missions mais sa vraie passion c'est ici où elle encadre les jeunes artistes. Et puis c'est la fille de Victor, il l'a eu avec la directrice de l'Hôpital, c'était bien avant Alice.

Gaby me raconte tout, elle me fait découvrir des tas de choses et on passe de bons moments ensemble. Quelle que soit l'activité, aussi étrange soit-elle, je n'appréhende pas et je ne m'ennuie pas parce qu'elle est là. Quand je l'amène au labo c'est pareil pour elle je pense, elle est curieuse de tout.

Pendant le spectacle on se tient la main, quand elle presse on se regarde et on sourit. Sur scène c'est une comédie musicale, un spectacle accessible et agréable, les chanteurs sont jeunes et beaux, tout est très soigné, très mélodique enjoué, c'est une histoire d'amitié qui bien-sur vire à l'amour. Au baiser final, elle me tire le col de ma veste et elle m'embrasse. Encore une de ses blagues. Ou alors la blague est un alibi et c'était peut-être un vrai baiser, sincère.

En rejoignant le cocktail je lui demande :

  • Gaby, est-ce que tu as une vraie raison de m'avoir embrassé à la fin du spectacle, en dehors de l'euphorie du moment ou autre ?
  • Oui, bébé. Je t'ai embrassé parce que … tu n'aurais jamais osé le faire en premier, et l'occasion était idéale.

Je lui sourit. Sa réponse me va. Cette réponse nous va. Et Issy nous apporte des flûtes pétillantes comme les beaux yeux noirs de Gaby. On passe une bonne soirée.

On retourne à notre navette en se tenant par la main et en titubant, Gaby a enlève ses chaussures et soupire de soulagement. On n'est plus d'humeur à la blague. Elle s'arrête, je la regarde et elle dit :

  • J'ai pas envie de rentrer chez moi ce soir. J'ai envie de rester avec toi.
  • Je t'inviterais bien mais Kassandra peut débarquer à tout moment. Elle risque de le prendre mal.
  • En fait tu tiens à elle.
  • Et tu tiens à ton mari Gaby. Rentrons chez nous.
  • Tu as raison.

On reprend notre marche. Elle commence à chantonner le refrain du spectacle. Je fais de même, et arrivé à la phrase où les personnages s'avouent leur amour, on arrête, on s'arrête, on se regarde, on s'approche l'un de l'autre et on s'embrasse, doucement, tendrement, furieusement, elle se jette dans mes bras, ma main se retrouve sous sa robe, elle n'a effectivement pas mis de culotte. Elle me griffe le dos avec passion. Mon doigt s’égare entre ses fesses et tout s'arrête d'un coup, elle a les yeux écarquillés, elle a l'air de suffoquer, de surprise. Je l'aide à monter dans la navette et on est comme en état second jusqu'à chez moi, c'est à moi de descendre en premier.

  • Merci Gaby, c'était une merveilleuse soirée, et aussi, il faut que je dise : tu es merveilleuse, je me sens bien avec toi. J'ai beaucoup de chance de t'avoir. Et j'espère que tu m'amuses bien aussi en ma compagnie. Sur ce, je te souhaite une bonne nuit et à demain ?

Elle ne dit rien. Elle me fait juste un signe, un au revoir. Je rentre dans ma maison vide et je regarde par la fenêtre. La navette ne bouge pas. Gaby est immobile. Je ressors et je vais voir ce qu'il ne va pas. Elle a le regard dans le vide, puis elle me voit et elle tend ses bras en l'air. Elle veut que je la porte. Je la prends dans mes bras et je l'amène à l'intérieur, je la dépose sur le lit. Je remarque le pansement presque invisible sur son genoux. Elle est si calme, si détendue, elle me dit :

  • Tu peux l'enlever ?

Je le décolle doucement et j'embrasse la blessure. Elle ferme les yeux et elle remonte sa robe.

Quand on se réveille elle a l'air si belle, si comblée, heureuse. Elle n'est pas du tout inquiète. Elle est même déterminé. Elle s’aperçoit de mon inquiétude :

  • Ne t'inquiète pas mon bébé, ça va aller, je vais aller lui parler.
  • À ton mari ?
  • Non bébé, pas besoin. À Kassandra. Elle est jeune, elle est ton assistante, elle comprendra. C'est l'occasion aussi pour elle de se libérer de cette relation. C'est à moi de le faire. Parce que tu ne le fera pas. Et elle non plus. Vous êtes trop loyaux l'un envers l'autre. Ça vous empêche d'avancer. Qu'est ce que tu en penses ? Est-ce que tu m'autorises à aller la voir ? Est-ce que tu me veux, moi ?

Je la regarde un moment. On se regarde intensément. Et je lui avoue :

  • Oui.

Elle se jette sur moi, me serre de toutes ses forces et m'embrasse partout en me faisant des chatouilles, elle se frotte sur moi, elle miaule ? Et on s'accouple, en plein jour, sans se quitter des yeux, juste en s'agitant dans notre sueur et en se respirant nos soupirs jusqu'à perdre connaissance et se perdre l'un dans l'autre, tout chauds et tout vibrants de plaisir et de bonheur.

Lorsqu'on se réveille à nouveau elle me parle :

  • Monsieur Bang ?
  • Madame Gaby ?
  • Tu portes vraiment bien ton prénom. Je le sens bien passer.
  • Dis moi Gaby, quand est-ce que tu as vraiment basculé ?
  • Hier soir, à l'école des Arts, après le spectacle, en retournant à la navette, on s'est mis à chanter, puis à se taire et il y a eu ce moment où j'ai basculé quand tu m'a mis la main entre mes fesses. Tu m'as mise sur « On », comme un interrupteur. Et toi ?
  • Moi ? J'ai basculé à la chute de vélo. Ton genoux saignait, je me suis rendu compte que j'avais peur, de te perdre. Et quand tu m'as dit « professeur Bouh ! », mon cœur s'est mis à saigner aussi.

Elle me regarde, les larmes aux yeux et elle m'embrasse la poitrine, à l'endroit de mon cœur qui est à elle désormais.

*

Maintenant que je n'ai plus d'assistante, je dois préparer mes cours tout seul. Ça prend du temps. Mais je peux me concentrer, Gaby est en réunion au Conseil de Sécurité. Je suis sûr qu'on est à l'ordre du jour. On sonne. On sonne ? Je ne suis pas là. J'attends personne, je n'y vais pas. Tiens ! Il y a quelqu'un dans le jardin. C'est une jeune femme. Elle me localise et tapote sur la baie vitrée. Je vais la recevoir :

  • Désolé mademoiselle, les inscriptions à mon cours de danse de salon sont terminées.
  • Bonjour. Professeur Bang ?
  • En fait, comme nouvelle assistante, je préférerais un garçon. Vous vous y connaissez en astrophysique ?
  • On m'avait prévenu de votre comportement, excentrique. Je peux rentrer ?

Elle rentre, sans gène.

  • C'est le foutoir ici, trop cool votre façon de ranger.
  • Qui vous a prévenu de mon comportement excentrique ?
  • Izzy. Mon ex. Elle vous a vu avec ma mère, à la comédie des Arts.
  • Votre mère ? Vous êtes l'ingénieure du son ?
  • Bri.
  • Bri quoi ?
  • Brigitte. C'est mon nom.

Et elle flâne, elle fouille, elle regarde tout.

  • Votre ex ? Izzy ?
  • Je suis bi. Bri la bi.
  • Appelez moi Big.

Elle lui ressemble. En plus grande, moins plantureuse, plus garçonne.

  • Simone m'a parlé de vous. Ça m'a intrigué. Qu'est ce que ma mère peut bien faire avec vous ?
  • Simone ?
  • Miss Tattoo. Ma compagne.

Mais qu'est ce qu'elle raconte ? Je ne comprends rien. Je lui affiche mon incrédulité.

  • Laissez tomber. C'est juste que ma mère n'a jamais trompé mon père.
  • Vous voulez dire en dehors de son métier d'espionne et de ses missions d'infiltration ?

Elle marque un arrêt. Elle a peut-être senti mon herbe ? Elle reprend :

  • Donc, vous ne niez pas. Vous savez, ça ne me dérange pas, au contraire, ça lui fera du bien et je serai plus tranquille. Et puis je ne me suis jamais entendu avec mon père. Et ça fait longtemps qu'ils ne sont plus vraiment ensemble. C'est un vieux couple usé et fatigué par la vie, par la Révolution. Vous êtes une bonne chose pour elle, Big. Je crois qu'on va bien s'entendre. Ne lui dites pas que je suis passée.

Elle part.

  • Attends, Bri.

Je lui apporte un pack de boissons en bouteille. Je lui en temps une, j'en ouvre une. On trinque.

  • Ça vous dit un poste d'assistante ?
  • Je ne suis pas docteure, je suis ingénieure.

Elle regarde un sac ouvert par terre.

  • On dirait des raquettes de tennis. En bois ?
  • Je viens d'abandonner. C'est un sport de fille ici. Ta mère m'a mis la raclée.
  • Si vous voulez je peux vous entraîner un peu. Il y a des courts derrière votre labo.

Tout d'un coup, on est surpris par quelqu'un d'autre, surprise elle aussi.

  • Salut maman. Je te laisse avec beau papa. Ciao Big, à demain alors ?

Gaby la regarde partir. Elle reste interdite puis m'informe :

  • D'habitude elle est odieuse. Qu'est ce que tu lui a fait ?
  • J'en sais rien. Rien. Elle est charmante.

Gaby vérifie que Bri est bien partie puis s'approche de moi pour m'embrasser.

  • Et ton mari il vient quand ?
  • Il est peut-être déjà là, quelque part dans un buisson en train de nous observer. Je pense que si tu m'arraches tous mes vêtements et que tu me prends par terre par derrière, ça le fera sortir.
  • Malheureusement, je dois finir de préparer mes cours pour demain.
  • D'accord, tu peux finir pendant que je te commence.

Et elle me prend par la main pour m'entraîner à l'intérieur me faire sentir son intérieur.

*

Derrière le labo, Bri m'attend sur le terrain bleu. On échange quelques balles. Elle réajuste mes mouvements.

  • Big, tu n'as que des défauts, il faut tout réapprendre.
  • Ça tombe bien, je viens même de changer d'univers. Il faut juste que je m'habitue à la nouvelle pesanteur, heureusement que les balles sont plus lourdes.
  • Tu sais, je n'ai jamais vu ma mère aussi heureuse.
  • J'ai l'impression que je n'y suis pour rien.
  • C'est possible. Je crois qu'elle a des ennuis. Ses réunions au Conseil de Sécurité, en fait, c'est un procès et elle fait partie des accusés. Peut-être même qu'elle risque la Déportation. Tu es sans doute sa dernière chance d'être heureuse.

Je m'arrête de jouer. Je suis stupéfait. Je m'approche du filet, elle aussi. Elle a l'air toute chose.

  • En fait, Bri, tu as peur. Elle va bientôt disparaître et tu n'en a pas fini avec elle. Elle ne sait pas que tu sais les ennuis qu'elle a, c'est ça ? Elle ne m'a rien dit. Comment as-tu su ?

Les larmes coulent sur les joues de Bri. Sa voix tremble :

  • C'est mon père qui m'a prévenue. Il adore m'annoncer les mauvaises nouvelles. Ou alors il me donne une dernière chance de faire la paix avec elle. Elle n'a jamais été facile, ni gentille, ni rien. En fait je suis jalouse de toi. Elle se donne entièrement à toi alors qu'à sa propre fille, rien.

Je la prends dans mes bras par dessus le filet :

  • Ma pauvre petite Bri. Ça va aller. Il n'est jamais trop tard.
  • On est filmés. Ça va prêter à confusion.
  • On s'en fiche. Pleure ma petite, pleure, je suis là pour te consoler.

Et elle chiale comme une enfant. Longtemps. Ça va lui faire du bien. Moi aussi je commence à pleurer. Mais en silence. J'absorbe son chagrin.

*

Finalement, j'arrive à la faire parler :

  • Quelqu'un m'a dénoncée, certainement pour avoir une remise de peine.
  • Alors, qu'est ce que tu vas faire ?
  • D'habitude, en temps normal, je n'aurais rien fait, je serais allée purger ma peine.
  • Ah… et ?
  • Je pourrais faire tomber toute la cour qui m'accuse mais je vais viser au dessus.
  • Au dessus ?
  • J'ai la signature numérique de tous les hackers anonymes de la Révolution. Merci mon mari. Si ils veulent le rester, je resterai libre. Si ils ne veulent pas le rester, je fais tomber tous les juges, les procureurs, les avocats et le Conseil de Sécurité jusqu'à Alice. Sinon j'ai un plan C, D, etc. Je suis donc en danger. Je peux disparaître du jour au lendemain. Mais je suis toujours là, et tu sais pourquoi ? Parce que si je disparais, tout le monde tombe, aussi. Personne n'a intérêt à ce qu'il m'arrive quoi que ce soit. Tout le monde est pressé que le procès se termine.
  • Tout ça c'est ma faute ?
  • Non, bébé, j'avais déjà tout prévu avant toi. Mais sans toi j'aurais peut-être manqué de motivation. Tu es ma force. La force de notre multivers. La force de l'Amour. De loin, comme ça, t'as l'air d'un looser, de près d'ailleurs aussi. De loin tu est un astrophysicien complètement dépassé, un spécimen qui n'a pas encore découvert le feu. De près, tu es désagréable, gênant même. Mais en fait, derrière tout ça, tu vaut mieux que nous tous. Regarde ma fille. Elle t'a tout de suite adopté. Elle voit au-delà des gens je crois. Même à travers moi ou son père, ou ses frères. Jamais elle ne s'est trompé dans ses relations et toi tu l'as convaincu tout de suite.
  • Et toi alors ? Pourquoi tu t'es intéressée à moi ?
  • Je ne sais pas. J'étais au fond de mes problèmes avec que des ennemis autour de moi et toi tu m'es apparu comme une lumière à suivre pour sortir du tunnel. Et plus je t'ai approché, plus j'ai eu envie d'en sortir. Là, je suis prête à faire échouer la Révolution si on t'éloigne de moi. Ils nous écoutent, là, ils peuvent trembler. Ils ont déjà perdu et tu sais pourquoi ? Parce que même si tout s'arrête d'un coup, ça aura valu le coup, tu auras valu le coup mon bébé. Tu es vraiment quelqu'un de bien. Greta ne t'a pas choisie par hasard.

*

Bri vient avec Simone à la maison. On se fait la bise. Elle me montre sa Miss Tatoo.

  • Je suppose que vous vous connaissez ?
  • En fait non, on ne s'est jamais croisés sur Terre.
  • Ici non plus.
  • Sur Terre j'étais plus connu sous le nom du docteur R. Ici je me suis inventé un grade supérieur, professeur Big Bang.

Bri trépigne de ce qu'elle va dire :

  • Docteur Ringard ! Ça te va très bien !

Tout le monde rigole. J'en rajoute :

  • C'est un travail de tous les jours, il faut savoir rester à la hauteur de ce terrible personnage.

Pendant ce temps, Gaby me regarde amoureusement et vient me faire des câlins. On lève nos verres à l'Amour. Simone va aider Gaby à la cuisine et Bri commence à me parler :

  • Je suis contente que ma mère apprécie Simone. C'est très important pour moi. Et toi tu en penses quoi d'elle ?
  • Je ne la connais pas, je sais juste que son père est la plus haute autorité spirituelle du coin, sa mère a encore des pouvoirs, elle est connectée avec l'Invisible, son frère est avec Gabrielle et ils viennent d'avoir Yaël, la première terrienne qui peut changer de genre, mais la personne la plus importante dans cette prestigieuse lignée, tu sais qui c'est ? C'est toi, Bri.

Et je trinque avec elle.

  • Big, tu es le père que je n'ai jamais eu.
  • Bri, tu es le fils que je n'ai jamais eu.
  • Très flatté. Mais c'est Simone qui fait le mec dans notre relation. Je ne peux pas rivaliser avec tous ses tatouages.
  • Elle est jolie quand même.
  • C'est la plus belle.
  • C'est les plus belles. Au fait, merci pour les leçons de tennis.
  • De rien. Mais tes raquettes, tu les as trouvées où ?
  • Vous avez un musée du sport à Laguna Beach. Je les ai trouvées à la boutique souvenirs.
  • Je vais te donner celles de Simone. Sinon, maman, tu crois qu'elle va s'en sortir ?
  • J'espère oui. Même si après elle risque de me voir différemment, quand ses perspectives redeviendront éternelles je n'aurai plus le même goût.
  • Tu auras toujours ton assistante. Maman m'a raconté qu'elle a dû se battre pour t'avoir.
  • Son sang a encore coulé. Et Kassandra a retrouvé sa liberté. Je vais me retrouver tout seul.
  • Jamais de la vie. Regarde autour de toi, on est une famille.

Bri pose sa main sur la mienne. Je pose la main sur la sienne.

  • Tu m'aides à mettre la table ?

*

J'arrive chez Greta. Elle est tellement contente de me voir :

  • Je ne t'ai jamais remercié pour tout ce que tu as fait pour moi avec le géologue.
  • Justement, tu peux peut-être le faire maintenant. J'ai une doléance.
  • Et l'enquête S ?
  • On m'a apporté tous les éléments de réponse, je les mettrai en forme dès que je les aurai digéré et compris. Mais ce n'est pas la priorité pour moi en ce moment. J'ai rencontré quelqu'un.
  • C'est normal, on est sur la planète C, il y a d'abord eu le I sur Mars, ensuite le S sur Terre et maintenant le A ici.
  • Intéressant. Mais mon A à moi est en train d'être condamné par un tribunal secret de la Révolution. Elle va être déportée.
  • Qui c'est ?
  • Gaby, l'ancienne directrice de l'Agence spatiale après toute une carrière dans le renseignement.
  • Je vois. Là aussi tu as déjà tous les éléments de la solution à ton problème.
  • Ah bon ?
  • Oui, Gaby a un S, Gabrielle. La solution est là.
  • C'est à dire ?
  • Je peux te remercier, docteur R. Je vais demander à Aline d'exiger à Alice l'immunité des S. À toi ensuite d'orienter un rapport avec tes réponses et tes éléments avec dedans une raison valable pour prolonger l'immunité des S même après les conclusions de l'enquête.
  • Trop facile. Merci Greta.
  • C'est moi qui te remercie, professeur Bang. Big Bang. Sois heureux dans le bonheur et dans l'Amour.

*

Je rentre tout raconter à Gaby :

  • Tu devais sauver ta peau. Tu es venu me séduire pour obtenir l'immunité.
  • J'ai pris contact avec toi parce que j'espérais que tu puisses m'aider d'une façon ou d'une autre. Je ne savais pas comment et je n'ai pas planifié la suite. Je pense que j'ai eu de la chance. De la chance de connaître le véritable A avec toi. Peu importe la suite. Que tu me sauve ou pas, c'est maintenant un détail pour moi.
  • Gaby, en te sauvant je vais aussi me sauver moi, sinon je suis condamné au désespoir. On est lié, pour le meilleur et pour le mieux. Avec cette immunité, tous les camps seront satisfaits, c'est la solution pour tout le monde. Ce qu'on voyait comme un problème à résoudre était en fait la réponse à tous vos problèmes. Vous êtes pour l'instant cinq élus identifiés. Gaby, avec les quatre autres, vous allez figurer dans la version trois de la Bible. Et la B3 guidera tout le monde vers le A de la planète C. C'est ce que Greta voulait que je comprenne tout seul.
  • Et par cet acte nous allons sceller notre A.
  • Quel acte ?

Elle me prend la main et m’entraîne vers la chambre en me murmurant :

  • Tous les jours mon amour je veux ressentir ton amour en moi, pour toujours et à jamais. Parce que je ne suis plus la même. Parce que tu m'as transformée. Et que pour rester ainsi, dans cet état d'Amour absolu, j'ai besoin de ma dose, tu es ma drogue, Bang, envoie moi dans notre over bang.
  • Toute ma vie j'ai regardé et étudié les étoiles, même celles que je ne voyais pas. J'ai toujours senti et cru qu'il y en avait une au-delà, une à moi, une pour moi, et maintenant je crois que je l'ai trouvée, c'est toi.

On s'embrasse en enlevant tous nos vêtements, on frotte nos corps nus l'un contre l'autre, on en perd le contrôle, on les laisse faire, ils s'accouplent, se mélangent, échangent, vibrent et s'endorment en nous donnant notre dose de plaisir.

Au réveil elle se frotte encore contre moi, tout languissante en gémissant :

  • Bébé, je veux un bébé, à nous, le nôtre, le fruit de notre Amour. Je veux le sentir grandir en moi, toi en moi pour faire un nous mon amour. Je suis à toi, prends moi encore et encore. Le jour et la nuit.

On verra si elle m'envisage de la même façon avec la liberté et l'éternité devant elle. Quoi qu'il arrive, il n'y a rien à regretter car elle est tout sauf regrettable.

*

Mais non. Elle est toujours là, toujours la même, pleine d'amour pour moi, pleine aussi d'un peu de nous. La gestation est très lente et ça se fini dans des modules de naissance à l'Hôpital. Il y aura juste une opération lorsque ça se verra un peu. En attendant, on peut même choisir le nombre et le genre. Gaby a d'abord eu sa fille, Bri et ensuite ses deux garçons en même temps.

  • Bébé, j'en veux deux aussi avec toi, une fille et un garçon.

On arrive à la Cathédrale. Le Pasteur Patrice officie. C'est une cérémonie spéciale. Tout le monde rend ses badges d'enquêteur et il remet la médaille S, bronze, argent ou or selon le grade et l'implication de ses disciples. Je suis le dernier à passer. Il me remet la seule médaille d'or attribuée.

Tout le monde applaudit, m'applaudit, s'applaudit et Gaby m'embrasse, toute fière, heureuse, resplendissante. Patrice commence son sermon :

  • Nous existons tous à deux endroits différents, en même temps. Nos deux univers sont liés ainsi et par cinq fois il nous le dit. Cinq élus. Et nous autres autour dont les doubles sont ailleurs dans d'autres multivers. Mais ici sur la planète B, il s'est passé quelque chose, un miracle, par cinq fois les doubles se sont retrouvés, ici où règne l'Amour. On l'a tous trouvé. Il s'est répandu rapidement, il a lié encore plus nos deux univers pour au final créer un autre monde, un nouveau monde, à partir du nôtre, mourant et du vôtre en fin de civilisation. Un mélange d'espoir, votre Amour et notre Foi, deux mondes qui se sauvent l'un l'autre mais ce n'est que le début car la suite sera celle de la génération d'après, nos enfants de l'Amour. Nous sommes liés, tout est lié, même l'enquête S et la B3, les cinq élus, nous, tous et pour l'éternité. Et nous allons offrir à nos enfants le chemin à suivre, les clés du bonheur, avec la Foi, avec la troisième version de la Bible pour leur troisième monde, leur planète C, ici. Je ne serai plus aux commandes. Je laisserai et je donnerai mon pouvoir à Isa Love et Yael, nous leur appartenons comme tout le reste, elles auront à charge de nous guider et de guider leur génération dans l'Amour grâce à la Foi diffusée par la dernière version de la Bible que nous allons leur laisser.

On rentre à la maison. Elle me laisse un peu tranquille, elle se concentre sur son ventre et elle mange et elle dort beaucoup. Je pose la médaille ouverte sur la cheminée du salon. Elle m'embrasse et va se reposer sur la balancelle de la terrasse. Elle se berce et s'endort, dehors. Je vais poser une couverture sur la mère de mes enfants. Nous sommes les parents de nos successeurs et ils prendront bien soin de nous et de leur environnement, sans guerre, sans fin du monde et sans Révolution.

Le jour tombe. À la radio on entend plus Victoria. Juste son chant de victoire qui tourne en boucle, à chaque fois moins fort, le chant du départ, comme la fin de la Résistance, comme le début d'une nouvelle civilisation. La radio se tait et laisse place au silence et à la nuit. Demain sera un grand jour. Le premier du reste de notre éternité.

Victoria en chantant
Nous couvre de sa bannière
La liberté guide nos amants
Dans tous les multivers
La trompette guerrière
A sonné l'heure, l'heure des repas

Tremblez les ennemis de la planète C
Révolutionnaires plein d'orgueil
Le Peuple souverain s'est avancé
Tyrans descendez au cercueil

La République vous appelle
Sachez vaincre ou sachez gémir
Un Terrien doit vivre pour elle
Pour elle un Terrien doit jouir

Mars la une

Terre la deux

C la trois

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