Episode Six : Les Jeux de la Prison
Dysill était occupée à gribouiller quelque chose sur le sol. Presque dix minutes s'étaient écoulées depuis sa promesse, il lui en restait donc cinquante.
- Tu veux pas plutôt nous dire ce que tu comptes faire ? lui lança Keldan, impatient. Il s’était assis dans un petit coin de la pièce et lançait sans cesse son cube en l’air avant de le rattraper.
- Si je vous dis tout, ça ne marchera pas.
- Et si tu nous le dis pas, qu'est-ce qu'on va faire, de notre côté ?
- Tu peux pas être un peu patient, mon gros ? Ca fait un quart d’heure que tu rouspètes, lança Gulliver.
- Tu me cherches, le pouilleux ? Si je suis gros, c’est peut-être parce que j’ai pas à voler pour me la payer, ma bouffe.
- Heureusement, même si t’essayais, tes grosses fesses passeraient pas les petites rues…
- D’accord, tu l’auras cherché, dit Keldan en se levant.
Celui-ci serra les poings et se mit en garde de boxe. Gulliver l’imita pour se moquer de lui.
- Amène-toi ! dit-il en prenant un air faussement dramatique.
- Bon, arrêtez ! s’épuisa Dysill. Vous savez quoi, je vais vous expliquer un peu, mais soyez attentifs. Là c'est le huitième sous-sol, celui des voleurs. La première sortie praticable, elle est au rez-de-chaussée.
- Alors on a huit étages à grimper, répondit Keldan qui se calma pour écouter.
- Non. L'entrée principale est trop protégée, il nous faudrait soit passer par une fenêtre, soit utiliser la sortie des gardes. Dans les deux cas, ce sera au premier étage qu'il nous faudra aller. On a donc neuf étages à passer. Le problème, ce sont les prisonniers.
- Les prisonniers ?
- Ben oui, répondit Gulliver, certains peuvent être très jaloux de notre évasion, et prévenir les gardes.
- Alors on n'a qu'à assommer des gardes, voler leurs uniformes et nous faire passer pour eux !
- Non, Keldan, lui dit Dysill. Ça n'a jamais marché, ça. Les gardes mangent, dorment et vivent ici, ils se connaissent tous de près ou de loin. On se fera repérer encore plus facilement. En plus, quand on passera au quatrième sous-sol, on se retrouvera chez les condamnés pour escroquerie, au milieu de criminels qui peuvent être là depuis un an ou deux, autrement dit, ils connaissent tout le monde, ici.
- Et tu penses qu'ils pourraient nous dénoncer ?
- Les escrocs ? demanda Gulliver. Sans doute. Ou alors, ils négocieraient avec nous pour qu'on les emmène, et il vaut mieux éviter ce genre d'accord.
- Alors si je vous suis tous les deux, on a aucun moyen de s'évader.
- En théorie, non, rétorqua Dysill. Mais là, on est à Andaria : la Cité de la Triche ! Les gardes voient passer un paquet de lascars tous les jours et ils se fichent pas mal de ce qui peut leur arriver… Alors ils ont trouvé un moyen de s'amuser.
- De s'amuser ? demanda Keldan.
- Vous avez remarqué les numéros qui sont gravés au-dessus de chaque cellule ?
- Euh... Oui.
- Ils ne sont pas seulement là pour nous identifier, ce sont comme les cases d'un jeu de plateau.
- Qu'est-ce que tu veux dire ?
- Tous les prisonniers ne sont pas au courant, mais les gardes les font parfois participer à une petite épreuve d'évasion pour passer le temps. Ils appellent ça les Jeux de la Prison. Et ça...
Dysill laissa alors tomber la petite craie grâce à laquelle elle avait tracé des symboles Andars sur le sol. Assemblés, ils formaient le mot « jeu » à partir des caractères « rhog » (dissimuler) et « sill » (ciel), d'ordinaire mis ensemble pour former le mot « prison ».
- Ca, c'est notre laisser-passer ! Il suffit qu'un garde le voit pour comprendre qu'on veut participer.
- T'es si bien informée, je suppose que c'est pas la première fois que tu finis en taule...
Lurian semblait admiratif, il lança une série de signes à Keldan, l’un ressemblait à des lunettes, l’autre à une double poignée de mains.
- Il te demande quelle est la règle du jeu, traduisit Keldan.
- C'est simple, on se déplace de case en case, d'étage en étage. Chaque numéro correspond à une épreuve en particulier, par exemple, les cellules dont le nombre commence par 3 représentent une énigme, par 7 c'est un combat, par 8, un jeu sur table. A chaque victoire, on avance ou on recule du nombre d’étage correspondant à la difficulté de l'exercice. Si on réussit à arriver au premier étage, on nous laisse partir.
- Et qu'est-ce que les gardes y gagnent ? répondit Keldan, perplexe.
- Un divertissement, rétorqua Dysill, ils adorent ces jeux de massacre…
- De massacre ?
- Ben, faut dire que c'est pas un truc de fillette, on joue pas à la marelle, là.
Un vieux garde s’approcha, le teint mate et la barbe longue de quelques jours. Il remarqua le symbole gravé sur le sol de la prison et observa Dysill en silence. Il s’assit sur une chaise en bois placée à l’entrée de la cellule, sortit son briquet et mis le feu à la cigarette qu’il avait placée dans sa bouche. Après deux ou trois bouffées, il s’exprima :
- C'est pour qui ce beau dessin ? demanda-t-il, semblant attendre une réponse.
- Pour c'gros fumier de Basile ! Celui qu'est jamais là à l'heure pile, répondit Dysill.
Le garde sourit et sortit de sa poche un dé à six faces presque effacées par le poids des années. Il le lança par terre et l’on distingua clairement le chiffre un. Il laissa sortir les jeunes gens, non sans les avoir menottés auparavant et les fit entrer dans une autre cellule du même étage, le numéro "29" était gravé devant la porte.
- Amusez-vous bien, leur dit-il après avoir refermé la porte derrière eux. Il s’assit juste devant la porte et continua à fumer en les attendant.
La pièce était obscure, il n'y avait rien ni personne à l'intérieur, pas de lits, pas de gamelles, rien d'autre que de la pierre et des barreaux.
- Et donc, là, on est censés faire quelque chose ? demandait Keldan, toujours peu convaincu par l'expérience
- 29… Quand ça commence par un "2", c'est quoi, déjà ? se demanda Dysill a haute voix.
- Le 2, ça veut dire qu’on doit laisser quelque chose derrière nous… répondit Stroker.
- T’as déjà participé aux Jeux, Gulliver ? demanda Dysill, admirative.
- Tu me connais… En 6 ans, je me suis retrouvé ici deux ou trois fois. répondit Gulliver.
Le cœur de Dysill était allégé par la présence d’un si vieil ami.
- Je veux pas interrompre vos retrouvailles, les mange-poussière, mais ça veut dire quoi, laisser quelque chose ? demanda Keldan.
- Je propose qu’on le laisse lui, dit Gulliver presque sans ironie.
- Pendant le jeu, on accumule des tas de trucs. De l’argent, des vêtements, des armes… En tombant sur une case comme celle-ci, on est censés laisser un objet dans la cellule, n’importe quoi… On a pas de veine de tomber directement dessus…
Lurian pointa du doigt le garde de la cellule d’en face. Il semblait les regarder en attendant que ceux-ci laissent quelque chose dans la cellule.
- T’as raison, il a l’air de vouloir voir ce qu’on va faire… lança Keldan. Et si on leur laissait un vêtement ?
- Non, ceux que l’on porte n’ont pas assez de valeur, Keldan. Il faudrait un objet un peu plus important, continua Dysill.
- Malheureusement, on nous a tout pris, d’abord Stroker, puis les gardes.
- Pas tout, en vérité… répondit Dysill.
- T’es sérieuse ? Je vais quand même pas donner notre carte !
- Si je garde le morceau où est inscrit notre destination finale, c’est bon, non ?
- Non, c’est pas bon ! Normalement, personne ne devait être au courant… Et puis, comment on fera, nous ?
Lurian fit alors signe à Keldan qu’il avait déjà mémorisé le chemin qu’il fallait prendre.
- C’est pas la question, Lurian… Si quelqu’un arrivait à trouver comment activer la carte…
Keldan réalisa que tout le monde était complètement silencieux. Il n’y avait pas d’autre solution pour continuer que de donner la carte.
- Pas question, c’est mon maître qui me l’a donnée, il y a pas moyen !
Keldan était complètement désemparé. Il ne voulait pas se séparer de l’objet mais il s’agissait sans doute de la seule chose à faire. Il tourna dans tous les sens l’objet à moitié brisé et celui-ci se referma hermétiquement. Il le remit à Dysill.
- Je te fais confiance.
Dysill se saisit du cube. Elle n’avait aucune idée de comment il pouvait s’activer, ce qui la rassura. Si l’objet tombait entre de mauvaises mains, il se pourrait que personne ne sache comment il marche. Elle posa alors la carte devant la cage, ce qui incita le gardien à le prendre.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.
- Un casse-tête ultra perfectionné ! C’est à la pointe de la technologie ! On n’a que ça.
- Mouais, bof. Bon, allez, ça me va. Vous pouvez lancer vos dés.
- Lancer nos dés ? demanda Keldan.
- Ouip, Keldan, continua Dysill. Il faut qu’on choisisse un chiffre entre un et six. On ne doit utiliser qu’une seule fois un même chiffre. Ça peut complètement changer une partie. Le chiffre que tu choisis indique le nombre d’étages que tu veux monter d’un seul coup. Notre objectif étant, comme je l’ai dit tout à l’heure, le premier étage.
Au bout de six chiffres tirés, on est censés avoir gagné par défaut, même en ayant atteint le premier étage. Du moins, si on réussit à chaque case… Sinon, on devra reculer mais on obtiendra un nouveau jet de dés. Keldan, puisque tu as donné ta carte, je propose que tu choisisses le prochain chiffre.
- Très bien. Dans ce cas, cinq.
- Oh, je vois que vous êtes pressés ! dit le garde. Très bien, je vous ouvre !
- Pressés ? Qu’est-ce qu’il veut dire, Dysill ? demanda le colosse.
- Ah oui, j’ai oublié de le préciser. Plus le chiffre que tu donnes est élevé, plus l’épreuve est corsée… Avec le chiffre cinq, on atteint presque la difficulté maximale.
- Quoi ?! T’es sérieuse ?!
- Tu t’en sens pas capable, Keldan ? demanda Gulliver, toujours aussi taquin.
- Tu vas la boucler, oui ? J’espère que l’épreuve consiste à te faire taire…
- Ce qui expliquerait la difficulté, lança Dysill en envoyant un clin d’œil malicieux à Stroker.
- Eh ! bouda Gulliver.
Les quatre compères furent menés au troisième sous-sol, l’étage des meurtriers. Le garde les conduisit devant une cellule portant le numéro 41.
- La numéro de cellule commence par un quatre… Si je ne me trompe pas, ce sera un défi chronométré… hésita Dysill.
- Tu ne te trompes pas, déclara le prisonnier qui se tenait au fond de la cellule.
Celui-ci était assis dans l’ombre, près d’une gigantesque bassine d’eau. Il semblait calme et sûr de lui. Le garde qui tenait l’entrée énonça les règles du jeu :
- Chaque joueur devra tenir le plus longtemps possible sous l’eau. Vous baignerez dans la même grande bassine et vous pourrez vous battre jusqu’à ce que l’un de vous deux refasse surface. Si au bout d’une minute le vainqueur n’est pas déclaré, j’ajouterais un peu de tsulfyr pour pimenter la préparation ! Par contre, puisque vous êtes quatre de ce côté, il va vous falloir choisir qui participera.
Keldan repassait ses choix de vie dans sa tête. Qu’avait-il fait pour en arriver là ? Dysill était également un peu effrayée par ce choix et Lurian réfléchissait à une manière de gagner. Finalement, c’est Gulliver Stroker qui se proposa.
- Je vais y aller, j’ai toujours aimé ce genre de trucs. Tu te souviens quand on allait au plan d’eau du terrain vague, Dysill ? Lorsqu’on était petits ?
- Oui, sauf qu’on y allait avec Hawkins et Adrian, pas un fou furieux…
Il est vrai que l’homme qu’ils avaient en face d’eux avait l’air d’être complètement dérangé. Peut-être était-il simplement là pour les plaisirs sadiques que lui procuraient le jeu. Il n’avait pas prononcé un mot depuis sa première apostrophe. Cela inquiétait légèrement Gulliver, mais il se reprit.
- Allons, tu le sais comme moi… C’est pas le jeu le plus difficile ! Dit-il, sans avoir une totale confiance en ce qui allait se passer…
Il s’approcha du garde de la cellule.
- Je suis prêt ! C’est moi qui participerais à l’épreuve…
- Alors tu peux y aller.
Dysill était inquiétée par la réponse de Gulliver. Elle venait de le retrouver et ne voulait pas le perdre à nouveau. Elle allait le laisser faire, mais si la situation tournait au vinaigre, elle interviendrait, jeux de la prison ou pas.
- 6 minutes, dit le fou en tremblotant. C’est le record.
- Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Keldan au garde.
- Bronson tient le record d’apnée ici, il a fait 6 minutes 02 la dernière fois.
- Mais c’est inhumain ! C’est d’la triche ! répondit Keldan.
Dysill attrapa Gulliver par l’avant-bras.
- Tu tiendras ?
Alors, il regarda au plus profond d’elle, comme s’il voyait seulement maintenant à quel point elle avait grandi.
- 6 minutes ? demanda Gulliver. Ça fait 6 ans que je tiens en apnée.
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