Episode Sept : En Apnée

12 minutes de lecture

- On y va, Stroker. Sinon, ils vont nous voir. Tu comprends, hein ?

- Ouais. Partez devant, lança le jeune Gulliver devant la tombe des Chats de Gouttière, six ans plus tôt. Un modeste caveau, puisque les morceaux de chair retrouvés chez Sica étaient à peine identifiables. Ils étaient ceux de Sally, Lucas et Dysill en théorie, puisque Duncan avait été retrouvé en un seul morceau et qu’Adrian était encore en vie.

Au milieu de ces restes, il devait y avoir quelques morceaux de Sica, aussi. Le reste venait d’être enterré dans un mausolée à l’autre bout de la ville. Gulliver ne savait pas encore où, mais il trouverait. Il irait salir ce nom qu’il ne connaissait jusque-là que d’assez près pour en avoir peur, et d’assez loin pour ne pas s’en être soucié jusqu’à présent. La lubie d’Adrian comme il l’appelait, c’était maintenant sa lubie à lui.

Mais ce serait pour plus tard. Pour le moment, Gulliver retenait son souffle devant la tombe de quelqu’un qu’il aimait. Un goût si sombre et nuageux qu’il paraissait presque doux. Pour la première fois de sa vie, il venait de se retrouver dans une situation sans retour possible et cette idée le terrifiait. Il avait dès lors abandonné toute idée de prendre un jour un risque trop élevé. Ce serait trop coûteux, trop difficile à assumer pour lui. La vie de liberté qu’il avait acquise en sacrifiant un avenir radieux était devenue trop dure à assumer, trop destructrice. Il n’avait à présent qu’une envie : rentrer chez lui, oublier tout ce qu’il avait vécu. Oublier Dysill et Adrian, oublier la bande des Géants, oublier Sica et vivre sa vie de bon petit bourgeois en retenant sa respiration. En stockant avidement chaque légère inspiration d’air frais. En rencontrant une jeune fille riche comme ses parents. En participant contre elle au grand concours d’apnée de la vie, et ce jusqu’à ce que l’asphyxie les sépare. Une vie à l’étouffée, mais sans risque d’intoxication aérienne.

- C’est la règle de l’acide de tsulfyr qui me fait peur, lança Dysill quelques années plus tard.

- Dans ce cas, faut être stratégique, Dysill, répondit Keldan. Il faut à tout prix sortir l’autre taré de l’eau avant la fin du temps imparti. C’est pas un gringalet qui va lui faire quoi que ce soit… Je ferais mieux d’y aller à sa place.

- Toi ? répondit l’intéressé. Laisse tomber, t’arriveras jamais à retenir ta respiration assez longtemps… Déjà que tu traînes des pattes à la course…

- Il n’a pas tort, Gulliver, lui dit Dysill en s’approchant de son épaule. Qu’est-ce que tu comptes faire s’il essaie de te sortir ? Cet homme est bien plus lourd que toi, et sûrement plus imprévisible.

- Je vais le sortir, d’une façon ou d’une autre.

Gulliver s’approcha de la cuve et son adversaire se leva pour lui tenir tête. Les deux s’immergèrent dans la cuve progressivement, attendant le signal du garde pour plonger la tête dans l’eau. Le ventre du jeune homme se noua, son rythme cardiaque s’accéléra, il sentit le grand frisson du danger et de l’extrême difficulté qui se présentait à lui. Il pensa que c’était toujours lorsqu’il était trop tard que l’on avait des regrets. Il se plongea dans un extrême état de concentration et le garde retourna le sablier. Il lança le signal, et les deux hommes s’immergèrent, alors qu’un dernier grand choc d’adrénaline frappa le corps entier de Stroker.

Le fracas incessant de la roche bourdonnait dans les oreilles d’un plus jeune Gulliver. Pourquoi devait-il se souvenir de telles choses à un moment pareil ? Il se jetait corps et âme dans la destruction de la pierre tombale où était inscrit le nom d’Edward Sica, sans même se soucier de qui pourrait l’arrêter. Il martelait la gravure avec une énorme masse qu’il avait récupérée lors d’un précédent casse. Il hurlait et rageait à mesure que le nom disparaissait de la stèle. Lorsque la force lui manquait, il lâchait l’appareil et continuait de frapper avec les pieds, les poings, le crâne. Il respirait une minute, puis il reprenait son œuvre, martelant même d’autres noms qui avaient le malheur de se trouver dans ce mausolée. Lorsqu’il eut tout détruit, ses doigts saignaient tellement que le manche de l’outil était rouge. Cyrus et Hawkins attendaient patiemment près de la statue, peu rassurés par l’endroit.

Cyrus, c’était un peu comme le grand frère casse-cou de Gulliver, c’était lui qui l’avait motivé à partir de chez lui pour mener une vie aventureuse. Le pauvre était malheureusement de moins en moins courageux et il croyait maintenant plus en l’assistance de Gulliver qu’en ses propres capacités. Hawkins, c’était au contraire un petit garçon assez timide et le petit frère de Benson, quatrième membre de la bande qui n’était pas présent ce jour-là.

- Ah, ce salaud ! Il est raide comme de la brique, hurlait Gulliver de moins en moins fort, à mesure que la fatigue le prenait de court. Tu fais moins le malin, six pieds sous terre, hein ? Enculé de ta race !

- Tu trouves ça intelligent ? demanda une voix.

Gulliver se retourna alors et vit deux hommes vêtus de chemises pourpres et de grands chapeaux. Celui qui venait de parler était le plus petit.

- Il y a du monde qui aimerait faire ce que tu viens de faire.

- Et pourtant, c’est moi qui le fais, répondit Gulliver au petit homme.

- C’est parce qu’ils ont tous trop peur pour s’en prendre même à sa tombe. Mais es-tu courageux ou juste aveugle ?

- Enervé.

- Alors c’est ce qui nous différencie, toi et moi. Je ne fais rien parce que je suis en colère, je le fais parce que je dois le faire.

Le deuxième homme sortit de sa poche un pistolet à poudre et s’empressa de tirer sur Gulliver, qui avait anticipé le coup en se protégeant derrière un gros morceau de pierre tombale, qui explosa.

- Merde, on se casse ! hurla Stroker. Les trois garçons détalèrent aussi vite qu’ils le purent.

Hawkins et Cyrus se précipitèrent d’enjamber le petit canal des eaux usées mais Gulliver trébucha et tomba la tête la première dedans. Les deux hommes l’attrapèrent au moment où il tentait de se relever. Le courant était assez fort pour y tomber, alors ils y vacillèrent plusieurs fois. Ils lui plongèrent la tête dans l’eau à plusieurs reprises pour le faire souffrir.

- Tu m’as l’air moins enragé là, non ? lui dit le petit alors qu’il lui extirpait la tête de l’eau.

Gulliver reprenait difficilement son souffle et se débattait farouchement. Les hommes le trainèrent jusque devant le trou où partaient les eaux avant de se jeter dans un autre canal, plus grand. Une fois dans ce trou, on était entraîné dans un conduit souterrain où ne se trouvait pas la moindre sortie avant deux kilomètres. Le courant y était trop fort pour y nager à contre-courant et le conduit était rempli d’eau à ras bord. En bref, entrer là-dedans, c’était mourir.

- Calme-toi, petit, lui dit le grand. C’est trop tard maintenant.

Gulliver se mit à pleurer et à réfléchir aux conséquences de ses actes. Il ne voulait pas mourir. Il aurait mieux fait de rester chez lui. C’était un enfant terrifié devant la mort qui se hissait devant lui.

- Faites pas ça, les gars… S’il vous plaît, faites pas ça…

- Si.

Et ils le jetèrent à l’eau. Le cœur de Gulliver était sur le bord de l’explosion. Il se produisit alors quelque chose d’étrange. En quelques secondes, il décida de ce qui était le mieux à faire : vivre, ou mourir ? Et son corps le choisit à sa place : Il voulait vivre. Projeté devant l’inévitable, il devait tout essayer. Avant de tomber dans le conduit, il aspira de l’air jusqu’à en avoir mal à la poitrine et retint son souffle. Il décida de garder les yeux ouverts. Le courant était d’une grande vitesse et il décida de nager le plus vite possible pour accélérer encore sa descente. Il était projeté sur le sol et le plafond du conduit, ce qui le faisait perdre un peu d’air à chaque fois.

Il scrutait de part et d’autre le tuyau pour voir si il n’aurait pas un petit échappatoire ou un conduit. Mais rien. Rien pour le moment. Il devait continuer, continuer jusqu’à la sortie, continuer jusqu’à ce que la mort perde ce combat. Rien n’existait d’autre que la vie, et rien d’autre que la mort. Il devait terminer son voyage dans ce couloir d’angoisse et d’adrénaline. Soudain, dans un toussotement d’angoisse, il perdit l’air qu’il restait dans ses poumons. Il allait mourir. C’était sûr. Il le sentait dans chaque cellule de son corps. Il n’avait plus qu’à se laisser mourir noyé.

Bronson saisit brutalement Gulliver au cou dès le début du temps imparti, comme pour l’étrangler. C’était allé si vite qu’il ne l’avait même pas vu venir. Il retint les puissantes mains de son adversaire et lui lança un coup de pied dans la cage thoracique, ce qui lui fit lâcher prise quelques secondes. Ce n’allait pas simplement être un duel d’apnée, mais un combat aquatique. Est-ce qu’il allait encore avoir besoin d’un miracle pour le remporter ?

Au bord du canal, il y a longtemps, Hawkins, Cyrus et un terrible mal de poitrine se tenaient auprès de lui. Ils venaient de le ranimer après l’avoir sorti de l’eau.

- T’as eu du bol, Stroker ! lui dit Cyrus. On a cru que tu nous laissais tomber, répétait-il, tout pâlichon.

Le bougre venait de s’employer si fort à lui extirper l’eau des poumons qu’on se demandait si ce n’était pas lui qui allait mourir d’une crise cardiaque.

Gulliver sortait d’un long rêve, il se sentait à la fois éveillé et endormi, fiévreux et glacé. Il fallait qu’il se lève et qu’il bouge, qu’il fasse quelque chose. Sans parler, il rentra au quartier général des Géants, où personne ne se sentait vraiment l’âme combattante.

Le lendemain, Gulliver alla dans le square des chats de Gouttière. Edmond était seul, assis sur un banc. Il sortait quelques feuilles de tabac pour les fumer et Gulliver s’installa près de lui.

- Alors, qu’est-ce que tu racontes ? demanda Gulliver.

- Pas grand-chose.

- Ouais, forcément.

Que dire de plus à un homme qui vient de perdre ses enfants ? Le silence dura jusqu’à ce que Gulliver reprenne la parole.

- Qu’est-ce qui a merdé, dans votre plan ?

- Nous avons eu les yeux plus gros que le ventre. On s’en est mordu les doigts.

- Et tu veux pas m’en dire plus ?

- Non.

- J’ai… je… je sais plus quoi faire, moi. Tout s’enchaîne très vite, en ce moment. Tout est bizarre…

Le vieil homme ne répondit pas.

- Qu’est-ce qu’on peut faire, maintenant, Edmond ?

- Je ne sais pas, répondit-il sèchement.

Il partit amèrement de chez Edmond. Quelque chose se passait en Gulliver, mais il ne savait pas quoi. Chaque jour, il essayait de bouger, de ne jamais s’arrêter de faire quelque chose. Sa tête était en pleine ébullition, tout le temps.

Quelque chose cherchait à le faire avouer.

Bronson voulut mettre sa main dans la bouche de Gulliver, comme pour lui arracher la langue. Il résista aussi longtemps qu’il le pouvait.

Cela dura un très long moment. Un moment qui sembla une éternité. Jusqu’à ce que la confession tombe.

- J’abandonne, pensaient les deux Gulliver.

Il coula sous l’impulsion de Bronson, tout comme il coula sous le poids de sa propre détresse.

Il se morfondit sévèrement et dépendit des Géants qui le nourrissaient et l’aidaient même à se tenir debout. Personne ne savait comment il avait pu tomber si bas. On aurait dit que des anticorps cherchaient à rejeter la vie du corps de Gulliver.

Un soir, il se retrouva seul avec Hawkins, son plus jeune compagnon. Son chef ne faisait que se lamenter en tournant et virant dans un vieux fauteuil et pourtant, il restait auprès de lui.

- Tu vas bien, Stroker ?

- Ouais, répondit-il. Encore un moment, et je serais sur pieds.

Il ne l’avait jamais vu perdre autant de courage. Pour lui, c’était un monde qui se cassait en deux, une voie à suivre qui semblait de plus en plus incertaine. S’il avait rejoint la bande, c’est parce que Gulliver l’avait inspiré. Son énergie, son humour et son côté débrouillard l’incitait à devenir meilleur. Gulliver l’avait laissé croire que les Géants avaient un avenir plus lumineux que de rester des bandits.

« La vie est pas juste » disait de temps en temps Gulliver, d’un air dépité. « Non, rien. », répondait-il quand on lui demandait ce qu’il avait dit, avant de continuer avec un « Le sort n’est pas toujours favorable. »

Le jeune Hawkins s’avança pour toucher le front de son aîné et passa sa main dans ses cheveux pour le réconforter. Et puis, il s’adossa à sa poitrine et sanglota.

- Pourquoi t’es comme ça, Gulliver ?

Gulliver ne parlait plus et n’écoutait pas pour autant.

- J’ai rien pu faire, j’ai été impuissant.

- Relève-toi, bon sang ! Je t’en prie… On a tous été impuissants.

- Si la vie avait été plus simple avec moi, aussi. Mais je suis pas le héros de l’histoire, faut que je me rende à l’évidence.

Hawkins se leva et s’affirma un peu plus.

- Tu sais, je n’ai pas trop parlé jusqu’à présent, parce que je ne suis pas le plus vieux, pas le plus fort et pas le plus malin.

Il sécha ses larmes.

- Tu te prends pour qui, avec tes monologues à deux ronds ?

- Pour Stroker, le raté.

- Les hommes de Sica nous cherchent, tu le sais ?

- Ah oui ?

- Oui. Et pas parce que « le destin » ou « la vie » l’ont demandé, mais parce que toi, ton orgueil et ta colère les ont fichu en rogne.

Gulliver ne répondait pas.

- Personne te demande d’être le grand héros de l’histoire. Seulement de nettoyer la merde que t’as toi-même fichue, dit Hawkins en quittant la pièce.

Combien de temps passa avant que Gulliver ne se réveille ? Combien de temps en apnée, sous l’eau la plus crasse et la plus sombre ?

Il tomba un jour de son fauteuil et ne voulait pas se relever. Au bout de quelques heures, le confort commença à lui manquer. Il poussa alors contre le sol avec ses bras et se releva, difficilement mais certainement. Il se souvint de cette douleur. Plus tard, il retomba et fit la même chose. La troisième fois, il fit exprès de tomber. Au fond de lui, il voulait tomber, pour le plaisir de se relever encore. Peu à peu, il se mit sur le sol et se mit à faire des pompes. Il balança son fauteuil par la fenêtre et refusa de se tenir assis plus longtemps.

Ce jour-là, Cyrus arriva dans la pièce pour lui apporter son repas du soir et le vit suspendu à la fenêtre. Il s’entraînait à se tracter pour se propulser sur les toits comme un acrobate. Cyrus comprit que Gulliver Stroker, le Géant de la Porte Est était de retour parmi les vivants.

Et dans la cuve, entourée de Keldan, Dysill et Lurian, Gulliver saisit à son tour Bronson par le cou. Il n’avait plus d’air, alors autant tenter le tout pour le tout. Il frappa le verre avec la tête de son adversaire pour essayer de le briser. Tenir en apnée ne servirait plus à présent, il fallait briser la glace, briser le verre. Faire sortir toute l’eau.

Le temps fut écoulé et l’acide se déversa. Gulliver projeta Bronson vers le liquide et le dos de celui-ci s’enflamma de douleur. Alors que le verre était fissuré par les coups répétés, Stroker continua à le frapper de ses propres poings et pieds.

- Hawkins, Cyrus, vous êtes prêts ? demanda leur chef.

- Oui, répondirent-ils.

Ils se tenaient au sommet d’un immense monceau de terre au centre d’un terrain vague. A son pied se trouvait le repaire des hommes qui avaient tenté de tuer Gulliver. Tout autour, des centaines d’explosifs qui y avaient été installé par Benson, proche de Sally et Lucas.

Hawkins pressa le détonateur et un feu divin détruisit tout sur son passage. Il ne resta que quelques hommes encore en vie, fuyant le bâtiment. L’un d’eux était celui qui avait parlé à Gulliver. L’une de ses jambes était cassée, il rampait pour s’extirper des débris.

Gulliver s’approcha de lui.

- J’ai rien contre toi mon vieux, mais on doit faire notre boulot. Intimidation, respect… Tout ça, tu le sais déjà.

En gardant son calme, le nabot lui répondit :

- Tu vas me tuer ?

- Non, je veux juste que tu dises à tes copains de ne plus chercher de noises à ma bande. Au moins, ça nous fera un peu de pub.

Le petit se mit à rire.

- Qu’est-ce que tu espères ? Défier la mafia ? Tu n’y arriveras pas. Tu ne gagneras personne. Vous êtes trop petits.

- Non. On est des Géants.

La glace se brisa.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Spharae ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0