Episode Huit : Le Wreik

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Il régnait dans ces lieux une odeur de lessive et de crasse. Le corps de Bronson était transporté par les gardes. Celui-ci était inconscient, mais bien vivant. Il avait subi une brûlure chimique sur toute la surface du dos et il fallait l’amener tout de suite à l’infirmerie.

Gulliver les aidait à le transporter jusqu’à la sortie. Il leur dit de le féliciter à son réveil.

- Ça nous fait une victoire, Gulliver ! T’as géré…

Gulliver sourit à Dysill.

- Mais maintenant, à qui le tour ? dit Keldan, qui lance le dé ? Et on balance quel chiffre ?

- Oulà, laisse-moi me remettre de mes émotions, tu veux ? répondit Gulliver.

- Je propose qu’on laisse Gulliver choisir, demanda Dysill d’un ton réfléchi.

- Dans ce cas, disons quatre. Difficile, mais pas trop. Ca nous laisse nous préparer pour le six.

Les gardes observaient la scène et ouvrirent la porte. Le vieillard les y attendait.

- C’est bien. Tu l’as calmé, garçon.

Il leur passa les menottes.

- Ça fait longtemps que je voulais que quelqu’un lui fiche un bon coup de savate, à ce malade… Il me filait la pétoche.

Les quatre prisonniers arrivèrent devant la pièce 47, au 1er étage. Un jeune garçon et sa sœur se trouvaient dans la pièce.

- 47 ? Qu’est-ce que ça veut dire, Dysill ? demanda Keldan

- C’est une épreuve double, si je me trompe pas…

- C’est juste, ma fille, dit le vieux garde en fermant la porte.

Le garçon de la cellule 47 se leva et fixa ses adversaires.

- Bon, alors c’est quoi cette fois ? Je dois classer les quatre du plus au moins moche ?

- Je l’aime déjà, lui… lança Keldan.

Un garde prit la parole.

-Vous connaissez tous les règles du Wreik, ici ?

Dysill et Gulliver acquiescèrent, alors que Keldan et Lurian restaient muets.

- Ah oui, vous êtes du sud vous, c’est vrai… leur dit Dysill. Le Wreik, c’est une sorte de danse. Quelqu’un se met à jouer une partition, et selon ce qu’il chante, vous devez faire les mouvements les plus appropriés. Celui qui est le plus applaudi par le public remporte la partie.

- Sauf que dans ce cas-là, compléta un garde, c’est à deux contre deux.

- Du mime en rythme ? demanda le garçon.

- Pas seulement, répondit Dysill, c’est comme… Comme une histoire. Selon celui qui la raconte, elle peut être géniale ou pourrie… Là, vous devez être le meilleur conteur.

- Bon, les deux petits vont jouer ensemble, mais nous, qui est-ce qu’on choisit ? demanda Keldan.

- Faut qu’on soit coordonnés, les gars. Je pense que le plus logique à faire, c’est Gulliver et moi, ou vous deux.

- Qu’ils y aillent tous les deux, alors, dit Gulliver en posant sa main sur le dos de Dysill.

- Pourquoi ? demanda Keldan, alors que Lurian s’asseyait en fermant les yeux. Il se concentrait pour se préparer à ce qui allait se produire.

- Dysill et moi, on s’est connus enfants, mais beaucoup de choses ont changé, depuis.

Il la regarda, alors qu’elle écoutait attentivement.

- Alors que vous deux, vous voyagez ensemble depuis un bail, pas vrai ?

- Sept semaines, peut-être huit, répondit Keldan. Mais ça marchera mieux entre vous, vous vous connaissez depuis plus longtemps.

- Te fiches pas de moi, je sais pas depuis quand vous vous connaissez, mais vous avez vos techniques pour vous comprendre. Tout à l’heure dans la ruelle, vous avez pu nous piéger sans même vous concerter alors que l’autre peut même pas parler. Alors pourquoi tu l’avoues pas ?

- Avouer quoi ?

- Que t’as juste pas envie de danser… ?

- Je…

- T’as peur qu’on se foutes de toi ?

- Mais il est insupportable ce machin-là ! Allez viens Lurian, on va leur montrer ce qu’on sait faire, toi et moi.

Lurian se leva et s’approcha de Keldan. Tous deux s’avancèrent pour faire face au garçon et à sa sœur.

- Vous avez choisi, c’est bon ? Demanda le garde qui surveillait la pièce.

- Ouais, dit Keldan, après avoir reçu l’approbation de Lurian.

- T’es sûr que ça ira ? demanda Dysill à Gulliver.

- Oh, toi… Tu les connais pas.

Le garde énonça les règles.

- Le combat va commencer, ce sera Keldan et Lurian contre Gili et Sara ! Le chanteur va entonner trois couplets, trois fois chacun. Une première fois pour que vous entendiez les paroles, une seconde et une troisième pour que les deux groupes dansent un Wreik dessus, chacun leur tour. Un couplet gagné, c’est 1 point. La première équipe arrivée à 2 points a gagné la partie. C’est clair ?

- Oui, répondirent les deux parties, alors que les gardes s’amusaient déjà à parier sur leurs sorts.

Le vieillard qui les avait escortés jusque là entra dans la pièce après avoir jeté sa cigarette par terre et l’avoir écrasée. Il se tenait un peu voûté, avant de s’asseoir sur la seule chaise de la pièce. Un autre garde lui donna une guitare.

- Quoi, c’est lui le chanteur ? demanda Keldan.

Celui-ci ne répondit pas, il avait le regard fixé sur son instrument de musique. Ses doigts frêles, tremblants et âgés donnaient toute leur âme à l’accorder, et ils prenaient leur temps. Entre deux cordes, il s’alluma de nouveau une cigarette, pas pressé par les évènements. *ding ding ding* *dong dong dong*, il écoutait maintenant chaque note avec précision, durant un temps qui parut une éternité.

- Et vous avez jamais eu peur qu’il meure de vieillesse avant la chanson ? chuchota Gulliver à l’un des gardes.

Mais ça y est, le vieux garde avait terminé.

- Ah ! s’exclama-t-il. C’est bon. Vous êtes prêts, les enfants ?

Le garde qui était à côté de lui siffla le début de la partie. Keldan et Lurian se tenaient sur leurs appuis, comme si ils étaient prêts à se battre. De l’autre côté, les sus-nommés Gili et Sara étaient beaucoup plus détendus.

- Bon alors, laquelle je vais vous faire ? « Un petit bonhomme de chemin », je leur ai déjà fait, hier…

- Prends ton temps, René, dit le garde à son plus vieux collègue.

- Heureusement qu’il est garde et pas criminel lui, dit Gili. Il se ferait prendre avant même d’avoir commis un truc.

- Ah ! dit-il à nouveau. Je sais ! Et ses doigts glissèrent avec légèreté sur les cordes de l’instrument.

Lurian et Keldan se firent un signe. Peu importe ce qui allait se passer, ils se coordonneraient.

Et le chanteur se mit à chanter.

Descendant de ma p’tite baraque

Je me retrouve perdu dans les friches

En bas, tout en bas de la colline

Voilà que j’ai un coup de trac

Je m’allumerais bien une cibiche

C’est ça mon remède, c’est ça ma médecine.

Keldan et Lurian avaient déjà, sans se le dire, un plan.

- Qui commence ? demanda la jeune fille qui jusque-là avait été bien silencieuse.

- Allons-y

- On y va. Ca vous fera plus de temps pour y réfléchir, dit Keldan. T’es prêt, Lurian ?

Lurian répondit par un signe « OK » de la main.

- C’est parti… Musique, René ! lança Keldan

Et le vieil homme se mit à entonner, alors que Keldan et Lurian pliaient les jambes en rythme, comme pour s’échauffer.

Descendant de ma p’tite baraque.

Lurian agita ses bras comme s’ils étaient poussés par le vent. Mais il semblait limité par un cadre invisible qu’il avait créé, comme le feu d’un foyer. Keldan quand à lui passait devant lui en pliant de plus en plus les jambes, comme un homme qui descendrait d’un escalier. Il fit mine de refermer une porte derrière lui, dans un mouvement ample.

Je me retrouve perdu dans les friches

Keldan croisa alors les bras et dansa doucement, tapotant dans ses mains. Le plus petit Lurian était derrière lui, sautant et essayant de regarder par-dessus l’épaule de son ami, comme un homme essayant de sauter pour s’extirper des hautes herbes et dont on ne verrait que la tête sortir.

En bas tout en bas de la colline

Avec son ventre proéminent, Keldan heurta Lurian qui dégringola par terre, comme si la colline elle-même l’avait jeté à son pied. Celui-ci se frotta la tête comme s’il avait une bosse, ce qui commença a beaucoup faire rire les gardes. D’un fluide pas de danse, il se redressa, debout sur une seule main.

Voilà que j’ai un coup de trac

Mais les deux amis tombèrent tous les deux à la renverse, se retrouvant assis, dos à dos, et prenant un air déprimé.

Je m’allumerais bien une cibiche

Ils claquèrent alors des doigts et affichèrent un visage rayonnant, comme s’ils venaient d’avoir une idée. Lurian fit mine de lancer une cigarette à son ami. Keldan regarda ses mains, comme s’il remarquait maintenant que Lurian ne lui avait envoyé que de l’air. Il vit alors son ami danser en plaçant son doigt de sa bouche vers l’extérieur, imitant de la fumée.

C’est ça mon remède, c’est ça ma médecine !

Keldan et Lurian fermèrent leurs poings et les firent s’entrechoquer avant de mimer le versement d’une boisson directement dans leurs gosiers. Les gardes rirent, et René s’arrêta, amusé par la performance et prêt à passer au jugement.

- Bon, alors ? C’est serré, non ? demanda un garde à ses collègues.

- Plutôt ouais, mais j’ai préféré les deux petits, répondit l’un d’entre eux.

- J’aurais été plus partant de choisir le gros et le petit…

- Alors on a pas le choix… René, faut que tu tranches.

Gulliver regrettait amèrement d’avoir fait quelques commentaires à son égard.

- Ah, bon… J’aime pas bien ça, moi, trancher…

Le suspens était à son comble.

- Mais je dirais que les petits s’en sont mieux sortis, dit-il calmement.

- Sérieux ?! La vache ! On a réussi Sara, on va se tirer ! lança Gill

Les gardes les conduisirent vers la sortie.

- Et merde… Faire les guignols pendant 5 minutes pour ça… lança Keldan. Il se rapprocha de Dysill. Le vieux René se leva pour les accompagner. Il ouvrit la porte de la cellule et les conduisit dans le couloir.

- Qu’est-ce qui se passe, maintenant ? demanda Lurian par Keldan

- Là ça craint… On va devoir descendre de 4 étages… Si on avait gagné, on aurait pu sortir tout de suite.

René jeta son mégot de cigarette dans le petit caniveau où les prisonniers faisaient leurs besoins.

- Je vais vous faire sortir, moi…

- Quoi, comment ça ? demanda Dysill

- Vous aviez gagné, de loin… Mais bon, il restait une épreuve à gagner aux gosses pour qu’ils puissent s’en aller… Je connais leur mère, alors je voulais pas les renvoyer à la case départ… Alors c’est mon cadeau pour vous, oui, quelque chose comme ça.

Il les raccompagna vers la porte de sortie des gardes et fit un signe à l’un d’entre eux, sans doute pour lui indiquer qu’ils avaient gagné la partie.

- Monsieur René… Merci. Comment est-ce qu’on pourrait faire quelque chose pour vous ? demanda Gulliver

- Plus vous revoir dans les environs, ce serait pas mal. Z’êtes pas méchants, vaut mieux pas que vous trainiez dans ce trou à rats. Allez, bon vent ! dit-il en leur faisant signe.

Ils étaient à nouveau tous les quatre à l’air libre, et ils marchaient silencieusement vers la porte Est, près d’ici. Pendant un kilomètre entier, ils s’approchaient de leur prochaine destination.

- Ouais, lança Keldan, ouais, ouais, ouais.

L’homme fort meublait un calme pesant. Personne ne savait que dire, à part qu’ils allaient passer à la prochaine étape de leur voyage. Quelque chose suscitait une sorte de malaise. En fait, ils ne se connaissaient pas. Ils n’étaient pas amis et, pas loin d’être ennemis, ils craignaient que les autres fassent quoi que soit qui puisse manquer de fair-play. Le temps de se poser la question, ils étaient déjà arrivés à la Porte.

- Nous y voilà. C’est la frontière qui sépare la ville du reste de l’Andar. Là où s’arrête la civilisation ! dit Gulliver.

- ça foutrait presque les jetons… répondit Dysill.

- Et ce sera pire si on établit pas le campement avant la nuit, dit Keldan. Perdons pas de temps.

Et alors que les hommes du sud et la jeune fille s’éloignaient, Gulliver ne bougeait plus. Dysill le remarqua et se retourna vers lui.

- Ah… Tu viens pas avec nous ?

- Non, tu sais, faut que je m'occupe des gars...

- Tu traînes toujours avec Hawkins et les autres ?

- Avec qui d'autre ? souria-t-il. C'est mes Géants, alors il faut que j'en prenne bien soin.

- Tu vas me manquer, salopard. On reviendra vite dans le coin.

Keldan, Dysill et Lurian commencèrent à s'éloigner, Gulliver interpella alors Keldan.

- Hé, le Ventre !

- Qu'est-ce qu'il y a Stroker, t'as oublié ton doudou ?

- Ramène-là moi en un seul morceau, hein.

- C'est ça, ouais !

"Compte sur moi", pensa-t-il.

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