Episode Neuf : Les Morfales, le Cerf et le Coyote
Dysill et ses compagnons avançaient dans la poussière et la caillasse et ne voyaient rien à six mètres devant eux. On se serait crus sur un champ de bataille.
- C'est à ça que ressemble un pays civilisé ? demanda Keldan. Il y a pas une route potable.
- C'est pas une route. Tu m'as demandé de passer par là où on croiserait personne qui chercherais Gath...
- Je sais bien... Mais je pensais que même vos petits chemins étaient incrustés de diamants... J'suis déçu.
- La ville t'a pas suffi pour voir qu'on avait plus un rond ?
- Là d'où on vient, on parle de vous comme si vous étiez des dieux vivants, figure-toi. Ca fait juste un peu bizarre de voir le contraire.
Lurian fit une série de signes en direction de Keldan, puis regarda Dysill. Keldan traduisit :
- Qu'est-ce que tu sais sur Gath, toi ?
- Pas plus que qui que ce soit je pense... Je sais que c'était un type qui taillait la route, il y a longtemps.
Les trois énergumènes avançaient dans les steppes rocheuses, le paysage désolé avait quelque chose d'amèrement apaisant. Comme un soir pluvieux où l'on regarde tomber les gouttes par la fenêtre.
- En fait, mon "père" me racontait qu'on l'avait vu passer pendant les feux de joies de l'an 1300. C'est cet été-là qu'un barrage a sauté en amont. Deux ou trois personnes avaient été tuées à cause des crues de la rivière...
- Tu parles d'un mauvais augure...
- Au contraire, cette année les feux avaient trop débordés. Sûrement à cause des révoltes dans les souterrains qui agitaient la ville. Le feu commençait à se propager, et il s'est éteint grâce à l'eau. Edmond me disait qu'il pensait que c'était lui. Que c'était Gath qui avait fait pêter le barrage.
- On parle toujours du type qui a réponse à tout ?
- Ouais... Je me rappelle encore ce que je ressentais quand il me racontait ça. Je me disais que, parfois, la solution a un problème ne voulait pas dire que TOUT allait s'arranger.
- Et pourtant, c'est que ce qu'on doit tous espérer, dit Lurian par l'intermédiaire de Keldan.
- C'est vrai... T'es un optimiste, toi ! répondit Dysill.
Elle regarda bien Lurian pendant qu'il marchait. Son manteau. Ses yeux. Ses cheveux.
- Mais d'ailleurs, t'es qui ?
Keldan apercevait enfin des silhouettes au loin.
- Regardez, les gars ! Un campement dans le creux de la falaise ! Et là bas, les montagnes !
- Faut faire gaffe, dis Dysill. C'est peut-être des types comme nous, à la recherche de Gath.
- Faisons profil bas... On va leur demander le chemin vers la prochaine ville, ils se douteront de rien.
Les trois hommes qui faisaient un feu voyaient les enfants arriver de loin. L'un d'eux vint à leur rencontre.
- Qu'est-ce que ça raconte, par ici ? Vous pélerinez ?
- Oui, c'est ça, dit Keldan. On va voir une vieille tante, à Cheïlle...
- Vous êtes rarement venus la voir, non ? ça se prononce "Chaill"...
- Ah, bah oui... Où avais-je la tête.
- Vous êtes au courant que c'est sacrément louche, ce que vous me dites-là ? Vous croyez que je sais pas ce que vous venez faire ici ?
Dysill et Keldan étaient en sueur.
- Et qu'est-ce qu'on est venus faire ?
- Vous vous intéressez à la bestiole du coin, pardi ! On parle que de ça en ce moment...
- Ah, bah oui bien sûr, la bestiole. dit Keldan avec assurance
- Pas besoin de me mentir, vous savez... On est gardes au village...
Mais bon, je serais vous, je me lancerais pas là-dedans. Le truc est impossible à retrouver. Peut-être que la vieille qui l'a vu affabule. Allez, rentrez chez vous, ça vaudra mieux.
- Ah non, pas maintenant... dit Dysill. On va pas rentrer maintenant, on est... Dératiseurs professionnels ! Je suis Dysill les Crocs et voilà mes associés, le Ventre et Mister Mystère !
"Sérieux...", pensait Keldan, alors que Lurian souriait légèrement, trouvant son nouveau pseudonyme très amusant.
- Dératiseurs ? On nous a pas prévenus... Mais on vous a bien dit que c'était du gros morceau, hein ?
- Les gros morceaux, on en fait qu'une bouchée, hein, le Ventre ? disait-elle en tapotant l'épaule de Keldan.
- Ouais, c'est ça les Crocs... On peut parler une petite seconde ?
Dysill et Keldan s'éloignèrent de quelques mètres.
- Euh... ça va la petite mise en scène, là ?
- Ben quoi... C'est ce que tu m'as dit : on peut pas passer par le Nord sans se mettre en danger, et le premier chemin en passant par le Sud nous ferait faire un énorme détour... On doit passer par Chaill si on veut entrer dans les montagnes.
- Okay, mais la prochaine fois, TU fais le Ventre et JE fais les Crocs ! Non mais t'as de ces idées...
Pendant ce temps, le garde s'évertuait à poser des questions à Lurian.
- Tu veux pas me dire avec quel genre d'arme vous comptez tuer la bête ?
Mister Mystère mit un doigt devant sa bouche.
Un autre homme arriva auprès du premier garde. Celui-ci lui posa la question :
- On avait fait appel à quelqu'un, pour l'animal ?
- Et ben... Maintenant que j'y pense, oui. Mais je croyais qu'il était tout seul. Le Coyote, je crois...
- Et, les Crocs ? demanda le garde à Dysill
- Oui ?
- C'est votre collègue, Esvet le Coyote ?
- Ah euh... Oui, oui ! C'est un copain dératisateur !
- Bon, alors suivez moi.
Dysill, Keldan et Lurian étaient escortés par les gardes. Ils arrivèrent devant un village situé au creux d'une montagne, et devant eux, un passage se dessinait jusque dans les monts du Nord...
- Si vous voulez parler à la chefferie, c'est au Sud de la ville ! Bon courage les enfants, on retourne bosser, nous...
Keldan était abasourdi par la route qui semblait taillée dans la montagne.
- Alors c'est par là... Dommage qu'on doive dératiser, je l'aurais bien empruntée tout de suite, la route...
- T'es bête ou tu le fais exprès ? L'histoire des dératisateurs, c'était pour passer en ville... On se casse dès que possible.
Mais arrivés devant la douane, près de la route...
- Quoi ? Cent cinquante sous FC ?!!!
- Ben, c'est le tarif marchand, faut bien vivre de quelque chose...
- Mais on marchande pas, on pélerine, nous !
- Dans ce cas y'a des tas de routes beaucoup moins chères...
Après s'être écartés un peu, les trois comparses discutaient d'une voix à suivre
- Les saligauds... Ils en profitent, de leur route bien foutue... lança Keldan. Qu'est-ce qu'on fait ? On attends la nuit ?
- Un peu de subtilité, l'ami... dit Dysill. Une route commerciale, c'est une route surveillée.
- Alors on le gagne, ce fric ? En faisant les dératiseurs ?
Dysill réfléchissait
- Peut-être qu'on peut faire les dératiseurs, oui.
Quelques minutes plus tard, Dysill entra à l'hôtel de ville. Habituée aux voyageurs pressés de la ville, elle était étonnée de ne pas voir beaucoup de monde.
- Alors c'est à ça que ça ressemble, chez les paysans ?
- Fait gaffe à ce que tu dis, lança Keldan.
A l'étage se trouvait un petit vieillard à lunettes, sans doute le maître des lieux.
- Bonjour, Monsieur ! lui dit Dysill. On est la troupe des Morfales : dératiseurs, danseur et champions d’apnée. Où est-ce qu'on peut en savoir plus sur "la Bête" ?
- La Bête ? Euh... Alors là, les enfants vous arrivez trop tard, on a déjà un mercenaire sur le coup.
- Ah, oui, le Coyote ! On le sait, c'est notre associé... Mais on a pas encore pu le trouver pour avoir toutes les infos...
- Très bien... Alors vous devez déjà savoir qu'à priori, il n'est pas spécialement dangereux. Le cerf dont on parle effraie les foules, c'est tout... Si on fait appel à vous, c'est pour que les gens soient moins nerveux.
Lurian notait distinctement ce que disait le vieil homme sur un calepin de papier, personne ne savait où il avait bien pu le trouver.
- Un cerf, vous dites ? Bon, ce sera pas difficile avec un peu de matos... pensait Dysill à voix haute.
- Faut être une sacrée petite nature pour avoir peur d'un cerf. Qu'est-ce qu'ils ont, les gens d'ici ? demanda Keldan
- Comment ça ? demanda le vieux maître. Vous ne savez pas ?
- On ne sait pas quoi ? demanda Dysill
- Il n'a pas de...
Le maître fit un geste du doigt pour simuler une décapitation.
- Pas de tête ?
- Non.
- Et il bouge toujours ?
- Oui.
Keldan fit alors la prouesse de garder un calme olympien tout en devenant aussi pâle que le papier sur lequel écrivait Lurian.
- Très bien, merci pour l'info, patron ! lança Dysill
Il arrivait que des poules continuent de courir quelques secondes après avoir été décapitées ou que le système nerveux d'animaux reste actif peu de temps après leur mort. Mais l'idée qu'un énorme animal se déplace encore sans cervelle, ni yeux, ni bouche était légèrement tétanisante pour les trois amis. Ils sortirent de l'hôtel avec une pointe d'incertitude quant à la poursuite des opérations.
- Ah oui, quand même... dit Keldan.
- On va peut-être le faire, ce détour, finalement... dit Dysill.
- Vous vous dégonflez vite, mes "collègues", dit une voix.
Un homme était assis sur le puits du village. Il semblait bien robuste, large d'épaules et avait une grande balafre sur le côté droit du visage. Ses cheveux longs étaient attachés en queue de cheval derrière sa tête. Il portait un long manteau cramoisi, une ceinture de taille à laquelle étaient attachées de nombreuses petites bonbonnes ainsi qu'une autre en bandoulière qui disposait de petites poches. Il s'approcha de l'équipe.
- Mais si vous êtes toujours partants, je manquais justement de bras.
- C'est toi le Coyote, demanda Dysill ?
- Pas de chichis, appelle-moi Esvet.
- T'as une idée de ce que c'est, la "Bête" ? demanda Keldan
- Ouais, je l'ai même déjà croisée... Un animal sans tête, c'est pas banal.
- Ah donc on est bien sur un truc sorti droit des enfers, c'est pas des histoires... Génial.
- Pourquoi est-ce que vous voulez la chopper ? Pour du fric ?
- Ou de la reconnaissance, dit Dysill. On veut passer par la route taillée dans la pierre, on va dans les montagnes.
- Ah oui, vous voulez pas vous taper la route de Sardag.. ça se comprends. Mais j'en connais une, de route. Pas loin, un peu moins praticable mais qui rejoindra vite le chemin principal. Si vous me laissez le butin, je vous la montre.
- Oh, chic, ça ! Vous en pensez quoi, les gars ?
Lurian fit le signe "OK" avec ses doigts. Keldan le rejoignit.
- Du moment que tu nous la mets pas à l'envers, dit Keldan, ça me va. Qu'est-ce qu'on doit faire ?
- Vous avez déjà installé un piège ? demanda Esvet
Quelques heures plus tard, la nuit était tombée et les trois amis s'activaient à recouvrir un gros trou d'un mince filet garni de feuilles mortes.
- Ca nous servira sûrement pas pour le moment. Pour l'instant, ce qu'il faut c'est attendre, dit Esvet, attendre et regarder.
- Attendre qu'il se pointe ? demanda Keldan.
- Ouais, le Ventre. Mais pas seulement.
Keldan se tourna vers Dysill.
- Pourquoi est-ce qu'on a gardé les pseudonymes, déjà ?
- Ce qu'on doit faire, c'est regarder tout ce qui se passe dans cette forêt. Le moindre truc anormal. Une trace sur un arbre, une odeur pesante, une pierre qui ne devrait pas se trouver là. On a affaire à quelque chose de vraiment, vraiment pas commun. Un truc qui n'a pas de tête, ça ne voit pas, ça ne sent pas, ça ne mange pas, ça ne pense pas. Alors avec quoi est-ce qu'on peut l'attirer ? Si on comprends la bizarrerie qui s'est produite ici, peut-être qu'on pourra construire quelque chose de plus sophistiqué.
- Mais toi, si t'es là depuis un moment, dit Keldan, t'as déjà dû remarquer quelque chose, non ?
- Ouais, t'as raison.
Il dévisagea chaque membre de la petite troupe, alors qu'il grimpait dans un arbre pour s'allonger sur une branche épaisse.
- Vous, pour commencer.
- Nous ? demanda Dysill.
- Ouais. On est peut-être face au diable lui-même et vous avez peur. Mais pas peur comme on craint quelque chose qu'on ne connaît pas. Peur comme quelque chose que vous avez déjà vu.
Il s'arrêta de les fixer pour jouer avec une petite balle contenue dans une des poches de sa ceinture.
- Vous savez ce que je pense ? Que vous avez dû en voir, des trucs bizarres.
A ces mots, Dysill, Keldan et Lurian se turent. Ils se regardaient maintenant tous les trois, un peu effrayés par ce que cela impliquait. Avaient-ils bien choisi leurs compagnons de voyage ? Qu'avaient-ils vus, eux ? Pouvaient-ils vraiment placer leur confiance entre eux ?
- Il y a des tas de choses dans ce bas-monde...
- ...que nous-autres, les imbéciles, on est incapables de comprendre, compléta Dysill.
- Et ben... J'aurais peut-être pas dit "les imbéciles" mais on est d'accord.
- Je l'ai déjà entendue, cette maxime.
- On l'entend tous... Qu'est-ce qu'il y a de plus vrai, en même temps ?
La forêt était doucement éclairée par la lumière de la pleine lune. Nos amis attendaient patiemment que quelque chose se produise. Quelques bruits se faisaient entendre, mais ce n'étaient que le vent et de petits animaux. Ils se trouvaient pourtant là où les villageois de Chaill avaient vu la bête. Keldan crut voir quelque chose.
- Là-bas, qu'est-ce que c'est, un chat ?
En effet, une petite créature féline se mouvait à leur proximité, mais quand Keldan s'approcha d'elle, elle semblait n'être qu'un petit tas de feuilles.
- C'est bizarre, j'aurais juré l'avoir vu bouger.
- C'est ce qu'on appelle une ombre menteuse, dit Esvet. Une illusion d'optique.
Au moins, ce n'était rien de plus. Contrairement à l'énorme monstruosité décapitée qui se trouvait juste derrière Keldan.
- Ah, c'est bizarre.
Personne ne l'avait remarqué.
- En fait, on pense que c'est la lumière de la lune qui nous étourdit et nous fait voir un bref instant bouger une forme que notre cerveau pense vivante.
- T'es un vrai intello. Pourtant, sans te vexer, t'as l'air d'un clochard.
- Ah, ça c'est...
Esvet venait juste de remarquer l'énorme animal. Il faisait au moins deux fois la taille d'un cerf et ne bougeait pas d'un pouce. Il n'avait pas fait un bruit. Celui-ci n'avait pas de tête mais ne saignait pas, il n'avait pas de plaie. Son cou était simplement recouvert de poils, comme le reste de sa fourrure. Il était doté d'excroissances ressemblant à des bois sur tout le corps.
- La... La vache... dit Dysill en voyant le monstre.
- Bouge pas, Keldan, dit Esvet. Bouge vraiment pas.
- Quoi, qu'est-ce qu'il y a ?
- J'ai bien peur qu'il soit juste derrière toi.
Keldan devenait pâle.
- Il ne sait peut-être même pas qu'on est là. Il ne doit pas nous entendre, nous voir ou nous sentir.
Esvet s'approchait de la bête et remarquait à quel point elle était immobile.
- Et pourtant, il s'arrête exactement ici. Pourquoi ?
Un son de gargouillement se fit entendre. D'autres bruits qui ressemblaient à un brâme étouffé émanaient de la carcasse.
- On fait quoi, Esvet ? demanda Dysill, attrapant une balle de jeu de paume qu'elle avait dans sa poche.
- Déjà, on lui lance rien dessus... Ce serait un peu précipité. Et inutile, surtout avec un truc comme ça.
Esvet s'approchait encore plus de l'animal. Il voulait le toucher pour voir comment il réagirait.
- Keldan, tu peux te retourner, lui dit-il en lui faisant une brève accolade.
Et à mesure qu'Esvet approchait, il sentait les vibrations qui émanaient de la bête. Comment est-ce que cette créature pouvait se repérer ? pensait-il. C'était sûrement grâce à ce qu'ils sentaient tous dans l'air.
- Bon quand faut y'aller ?
Esvet approchait doucement sa main de l'animal et le caressa toujours en portant ses gants. A travers sa fourrure, il le sentait "ronronner" ou "ronfler". C'était une sensation très étrange que de se retrouver près d'un animal sans tête.
- Alors, tu causes pas de soucis, on dirait ?
- En même temps, il va pas te mordre... dit Keldan.
Il enleva alors le gant de sa main gauche.
- T'es sûr de ça ? demanda Dysill.
- C'est de la matière organique, je risque rien.
Mais au moment où Esvet entra en contact avec la créature, il sembla partir quelques secondes.
- Coyote ?
Esvet hurla d'un coup. La peau de l'animal se mit à réagir étrangement et sa main sembla rester collée. La chair de l'animal devint de plus en plus instable et prit une texture gluante et visqueuse.
- COUPE ! COUPE ! hurla Esvet à Keldan qui se trouvait juste à côté.
Celui-ci saisit le couteau attaché à la ceinture d'Esvet et décolla net sa main de la fourrure de l'animal. Le Coyote n'avait plus de peau sur toute la paume de la main, comme si l'animal l'avait complètement absorbée.
- Saloperie ! Fous le camp ! cria Keldan à la créature.
Celle-ci se dressa un bref instant sur ses deux pattes arrières, laissant entrevoir deux grandes bouches aux dents acérées sous chacun de ses sabots. Lorsque ceux-ci retombèrent au sol, l'herbe s'assécha, comme s'il prenait l'énergie vitale de ce qui se trouvait dans le sol.
Esvet prit un bandage dans une de ses poches et commença à l'enrouler autour de sa main pour stopper l'hémorragie. Dysill et Lurian quand à eux se rapprochèrent de Keldan. Celui-ci était immobile.
Ca y est, il se retrouvait une fois de plus face à l'étrange, à l'inconnu, et à l'incontrôlable.
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