Episode Dix : Les Porteurs de Khenas

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Cinq hommes jouaient aux cartes dans une petite cave chaleureuse. Quatre étaient très grands et forts, le cinquième plus malingre. Des bougies éclairaient la pièce et un feu réconfortant éloignait la tempête qui rageait à l'extérieur.

- Il est bon, ce salaud... dit un grand barbu en parlant de son jeune voisin de table.

- Messieurs... Je vous avais dit qu'il fallait pas m'apprendre à jouer, dit-il en posant sa dernière carte sur le tapis.

- C'est vrai, dit le petit homme, ça t'aurait évité de tomber de haut ! Il posa à son tour une carte plus forte que celle du garçon et empocha la mise.

Celui-ci laissa tomber sa tête contre la table et soupira.

- Merde.

Tous rigolaient un bon coup. Le plus grand et massif charriait le plus jeune.

- Et ben mon Keldan, t'as rien pu faire face au maître !

Le "maître" en question prenait un petit air faussement arrogant.

- Je porte pas de gros trucs, moi, alors le sang monte mieux au cerveau !

- Eh, oh, dis un autre homme fort. On va la jouer au bras de fer et tu vas moins la ramener !

Tous s'envoyaient de petites piques affectueuses. Ils étaient les Porteurs de Khenas. Soto, leur chef, Grand Porteur était le plus respectable de tous. C'était lui qui dirigeait la compagnie qu'était devenue la caste des Porteurs. Il portait une longue barbe et une chevelure rousse et danse coiffée en queue de cheval.

Le petit freluquet n'était pas Porteur, c'était le petit frère de Soto, un petit pêcheur humble et rigolard qui ne pouvait physiquement pas être Porteur mais qui appréciait beaucoup leur compagnie. Rodan et Démo étaient les Porteurs du village de Duong, où se trouvait la maison de Soto. Ils étaient les ouvriers les plus efficaces de la région, l'un était assermenté par l'Etat et aidait principalement au transport des viandes et marchandises, l'autre était ce que l'on appelle un Shomron, chargé d'aider la population dans ses taches quotidiennes, faisant le bien autour de lui.

Et le plus jeune, bien sûr, c'était leur apprenti. Keldan. Keldan avait grandi avec sa grand-mère et sa petite soeur après la mort de ses parents. Il avait dû devenir l'homme de la maison dès que cela avait été possible. Aujourd'hui, il pouvait porter leur vie sur ses bras, et c'est tout ce qui lui importait.

Porteur était une profession très prestigieuse en Khenas, et c'est ce qui l'avait motivé à entamer son apprentissage lorsqu'il avait douze ans. Il ne pouvait pas supporter de voir sa famille peiner à se nourrir et sa grand-mère travailler d'arrache-pied alors qu'elle était bien âgée. C'est d'ailleurs le jour où elle tomba à la renverse dans son jardin que Keldan comprit qu'il devrait les sortir de la misère, Cyane, sa mémé et lui.

Cette vieille dame avait d'ailleurs dû sacrifier bien des choses pour que Keldan puisse devenir apprenti. Mais sa détermination et les fortes épaules qu'il avait héritées de son père l'avaient amené à devenir la meilleure recrue de la région. Aujourd'hui, il pouvait festoyer sans crainte, à l'heure où le pays supportait de grands changements d'organisation.

- Bon, tu distribues ? demanda Keldan à Démo, perdu dans ses pensées.

- Oui, dit-il calmement avant de prendre le paquet de cartes. Il s'arrêta encore.

- Quoi ?

- Vous entendez, dehors ? Quelqu'un vient pas de parler ?

Tous se turent. C'est vrai que l'on entendait quelques voix parler, et des bruits de sabots.

- Par cette mousson ? demanda Rodan

- Peut-être des voyageurs, je vais leur demander s'ils veulent pas s'abriter, dit Soto en se levant. Celui-ci monta à l'étage et sortit de chez lui. Quelques secondes plus tard, il hurla. Tous se précipitèrent alors vers l'extérieur et virent un homme allongé et presque inconscient dans les bras de Soto, qui lui tapotait sur la joue pour le faire garder ses esprits. Devant la petite troupe se tenaient deux hommes près de deux chevaux balayés par la pluie. Ils semblaient sortis d'un rêve.

- Cet homme détient des informations dont l'Etat à besoin, il est peut-être coupable de haute-trahison, dit le plus grand.

- C'est une terre sacrée, vous avez pas le droit de faire ça ici, leur dit Soto.

Le plus petit s'approcha doucement de Soto.

- Idai le veut, dit-il avec un regard froid. Soto devinait peu à peu son visage, celui-ci était pâle et d'une beauté malsaine. Ses cheveux mouillés étaient d'un noir si intense qu'on aurait dit qu'ils étaient teints.

- Et Idai ne devrait pas manquer à ses propres lois. N'avez-vous pas vu que vous étiez sur les terres des Porteurs ?

- Idai se donne les droits qu'il veut, dit l'homme à Soto. Des bruits courent dans la région. Et Idai entend tout.

Il attrapa Soto à l'épaule et lui la serra. Celui-ci ne sourcillait pas.

- Moord, arrête, dit le plus grand.

- Hein ?

- Il a raison, nous n'avons le droit de rien faire ici, je n'avais pas réalisé que nous étions dans Duong-ville.

Moord continua de serrer l'épaule de Soto, qui l'attrapa par le col.

- Moord.

Il relacha Soto, qui fit de même.

- Tu fais chier, dit Moord au plus grand homme.

L'homme en question monta sur son cheval. Il s'adressa à Soto.

- Etant donné qu'il est sur vos terres, nous ne pouvons pas non plus l'emmener. C'est juste ?

- Oui, dit le grand Porteur.

- Alors nous reviendrons dans la semaine avec un arrêté. Tâche de le garder dans ce village, ou nous serons obligés de rendre justice plus sévèrement.

Moord remonta à son tour sur son cheval et les deux cavaliers repartirent au galop.

- Bon, les gars... Va falloir rentrer. Keldan, puisque t'habites loin, tu peux rester ici en attendant que la pluie finisse de tomber.

Alors Keldan et Soto portèrent l'homme jusque dans un lit chaud. La femme de Soto prépara le repas et l'apporta aux deux porteurs. Il était bien sûr aussi énorme que ce que l'on peut attendre d'hommes soulevant des rochers.

- Merci, Sylviane, je suis honoré, dit Keldan en mettant sa tête au niveau de la table, geste offert en marque de respect à celui qui a préparé le repas.

- Et je suis honoré de te recevoir, lui dit Sylviane en lui ébourrifant les cheveux. Elle s'installa aux côtés de son mari.

Le repas commença silencieusement, jusqu'à ce que Keldan casse le malaise qui s'installait.

- Je sais pas trop pour qui il s'est pris, ce maigrichon. Vous l'auriez cassé en deux avec une pichenette !

- Non Keldan. Parfois, ça ne marche pas comme ça.

- Ouais, c'est des types de l'Etat.

- Pas n'importe lesquels, Keldan. Je les ai reconnus. Ou je crois que c'était eux. Moord, le brun, et Sullivan, le chauve.

- C'est du gros bonnet ?

- Du très, très gros bonnet. T'imagines même pas.

- La vache.

Soto mangea un morceau de poulet avant de reprendre.

- Tu me demandes pas ce qu'ils foutaient là ?

- Qu'est-ce qu'ils faisaient là ?

- Le type qui dort à l'étage, tu sais qui c'est ?

- Non, jamais vu.

- Il habite à Lam. Je le sais, parce que c'est à son père que mon maître à moi, Jordo, a rendu service.

- Et alors ?

- Et alors il s'appelle Soto.

- Comme vous, c'est drôle.

- Ouais.

Il jeta alors l'os de son morceau de poulet au petit chien qui se trouvait sous la table, non sans en avoir aspiré la moelle.

- C'est pas un hasard, Keldan. Ils me cherchaient moi.

- Vous ? Mais pourquoi ?

- Gath, ça te dit quelque chose ? Klaus Gath, ou Nicolas, si tu préfères.

- Ben, oui... Bien sûr.

- Le bruit cours... chuchota-t-il en se penchant, qu'il est de retour.

- Quoi ? C'est vrai ?

- Que c'est le bruit qui court ? Ouaip. C'est ce que beaucoup d'oreilles ont entendu, du moins.

- Pas croyable.

- Sauf que c'est pas vrai. Pas tout à fait du moins.

Il but un petit peu d'eau avant de reprendre.

- Il est quelque part là dehors, vivant. Mais il est pas en activité comme certains aimeraient le penser.

- Vous voulez dire qu'il réponds plus aux questions ?

Soto leva un seul doigt.

- Une. Il ne répondra plus qu'à une seule question. C'est ce qu'il m'a dit.

Keldan se leva brusquement, les deux paumes de la main plaquées contre la table.

- Vous le connaissez ? demanda-t-il, stupéfait

- Il me l'a pas dit directement, Keldan. Il m'a envoyé une lettre. Je l'ai jamais connu, mais c'était un ami de mon père.

- Qu'est-ce qu'elle disait ?

- Trouvez-moi, là, dehors. Trouvez-moi et je répondrais à une dernière question.

- Dernière ? Le type doit avoir le blues, en ce moment.

Il réfléchit un instant.

- Et c'est ça que veut l'Etat ? Récupérer ce bout de papier parce qu'ils veulent mettre la main sur Gath ? Idai veut tailler le bout de gras avec lui ?

- Ils pensent sûrement que j'en sais plus que ça.

Il but une petite gorgée supplémentaire.

- Et ils ont raison.

Il sortit alors le petit objet sphérique de sa poche, il le tourna dans toutes les directions jusqu'à ce qu'il se mette à vibrer et à dessiner le motif d'une carte qui traversait tout le continent.

- C'est...

- C'est la route qui mène à Gath. L'endroit où le trouver.

- Et on en est sûrs ?

- Qu'est-ce que ça pourrait être d'autre ?

Il pris une bonne inspiration, gaillarde, mais pleine de réserve quand à l'avenir.

- J'aimerais que tu le gardes. Ils finiront bien par venir chez moi, alors je veux pas qu'ils le trouvent.

Keldan pris l'objet dans ses mains, tentant de mémoriser la combinaison qui permettait de l'activer.

- Vous savez bien que je veux vous rendre service mais... Qu'est-ce que j'en fais, Soto ? Je la cache ?

- T'es jeune Keldan. Tu peux voyager. Si je voulais qu'Enshidai n'obtienne jamais ce qu'il veut de Gath, j'irais directement lui poser ma question.

- Mais, ma mémé, et puis Cyane...

- Je sais Keldan. Je te force à rien. T'en feras ce que tu en veux le moment venu.

- D'accord Soto.

- Mais ne fais pas de bruit, avec cet appareil. Ne le montre à personne. Si par malheur Enshidai apprenait que tu l'as en ta possession, j'ose même pas imaginer ce qu'il te ferait.

Keldan se sentit d'un coup beaucoup plus lourd, comme si il avait entre ses mains un instrument de condamnation.

- Vous me faites confiance à ce point ?

- T'es un Porteur, Keldan. Bien sûr que tu pourras porter ce fardeau.

Le lendemain, c'était le jour des festivités de Duong. Ce jour-ci, les Porteurs faisaient démonstration de leur grande puissance devant les foules ébahies. De grands repas étaient organisés en leur honneur et chacun mettait la main à la pâte.

En plus du patrimoine que cela représentait aux yeux des habitants, c'était l'occasion pour les Porteurs de toujours parfaire leur entraînement sans se relâcher. Ils ne devaient pas décevoir le public, en leur prouvant et se prouvant à eux-mêmes qu'ils étaient des monstres sacrés. Cela se produisait deux fois par an, une première fois au printemps, lors des premières floraisons, une autre à l'automne pour la moisson.

Le plus jeune, Keldan, entama les hostilités. Il saisit une petite pierre sphérique de quarante-cinq livres et la hissa sur son épaule sans difficulté. Un enfant le regardait faire, ébahi. Il reposa alors la petite sphère par terre et commença à enduire ses mains de Doron, une matière visqueuse et collante issue de la sève qui lui permettait de saisir de lourdes charges sans qu'elles puissent lui glisser des mains.

Il montra alors au garçon une pierre de même taille mais qui devait plutôt peser cinquante-cinq livres.

- Tu veux essayer ? demanda Keldan. Celle-ci est encore plus lourde que celle d'avant !

- Mais c'est trop lourd ! dit le petit garçon, alors que la foule s'amusait de la situation, sous le regard bienveillant de Soto et des autres Porteurs.

- Alors voilà ce qu'on va faire. Si tu peux me la tirer depuis le sol, je l'emmène jusqu'au dessus de ma tête, comme ça, on l'aura soulevée à deux !

- Oh bah, oui ! Je veux bien ! Mais c'est lourd ! dit le petit, rieur.

Il commença à attraper le caillou mais Keldan l'arrêta, il enduit ses mains de Doron pour qu'il ne se fasse pas mal.

- Voilà, là, t'es un Porteur... Fait bien attention à ton dos ! Il faut qu'il soit droit comme un I ! Voilà, comme ça.

Le petit garçon tira la pierre du sol avec grande difficulté mais la hissa jusqu'au niveau de ses hanches. Sentant qu'il allait se la lâcher sur les pieds, Keldan l'attrapa et l'envoya sans problème au dessus de sa tête.

- T'as vu ! On l'a portée à deux !

Le petit garçon devenait soudainement tout rouge et beaucoup plus timide en entendant la foule l'applaudir. Sa maman le récupéra et remercia Keldan.

Celui-ci continua à prendre des pierres de plus en plus lourdes, jusqu'à saisir une énorme pierre de deux cents-quarante-sept livres, qu'il hissa en hurlant au dessus de sa tête avant de la relâcher abruptement sur le dos. Le public l'acclamait, alors qu'il faisait la courbette pour sa performance.

Tous savaient qu'il n'avait pas pû soulever les deux-cent-quarante livres la dernière fois, ils étaient tous fier du petit prodige de leur village. Qui sait, peut-être un jour serait-il un très, très grand Porteur comme l'était Soto ?

La suite des festivités continua dans une tout autre catégorie. C'était au tour du grand barbu Rodan de se mettre à la tâche. Lorsqu’il arriva, Keldan n’avait pas encore quitté la scène, alors il lui embrassa chaleureusement le front tout en rigolant et le félicitant. Il attrapa son bras pour l’élever devant la foule, comme s’il était un vrai champion. Keldan rit et donna une franche accolade à son ami avant de rejoindre les autres Porteurs derrière la grande scène montée au centre du village.

Rodan changea alors brusquement d’attitude. Il regarda le public avec défi. Il le provoquait. Il retira son manteau de cérémonie, ne lui laissant qu’une épaisse chemise qui avait dû demander beaucoup de travail aux femmes du village. Celui-ci se mit à réer comme un barbare, et à lever les bras, demandant plus de bruit. C’était un vrai chauffeur de foule, il adorait voir son audience s’aguerrir au fur et à mesure du spectacle. Et puis d’un geste, il demanda à la foule de se calmer.

Il fit d'abord emmener une charrette habituellement utilisée pour transporter le foin.

- Qu'est-ce que vous en pensez ? cria-t-il. On met la charrue avant les boeufs ?!

Les gens riaient et hurlaient pour encourager le gros bonhomme. Celui-ci ne devait pas faire plus d’un mètre soixante-quinze, ce qui était particulièrement petit pour un Porteur de Khenas. Il fit amener deux veaux qui venaient d’être sevrés et les installa dans la petite charrette. Il déchira ses deux manches une à une, révélant des bras qui faisaient sans problème le diamètre de la cuisse d’un humain ordinaire et rampa sous la charrette.

Premier coup de force, il se mit à quatre pattes, ce qui eu pour effet de décoller la charrette du sol. La foule se tut.

Deuxième coup de force, il se leva. Une jambe après l’autre, faisant reposer la charrette et les deux énormes bestiaux sur son dos.

Et coup de grâce, il put les relever jusqu’à les porter sur sa tête puis il plia les genoux pour les catapulter au bout de ses bras dans un hurlement sauvage.

Il les reposa petit à petit et manqua de s’évanouir alors que la foule l’acclamait. Il leva le poing au ciel. Deux jeunes filles vinrent alors l’aider à se révéler et le ramener derrière la scène, c’étaient la fille et la nièce de Rodan, Mia et Zar.

- Ils sont en forme, cette année ! dit Démo à Soto, qui se préparait pour la suite du spectacle.

- Ils reprennent goût à ce genre de trucs. Nos modes de vies à tous ont changé depuis qu'Enshidai est au pouvoir. Il leur a fallu du temps pour s'habituer mais maintenant, ils sont tous prêts à rigoler de nouveau.

- Tu crois que ça va s'arrêter, un jour ? demanda Démo.

- Quoi, cette répression ? Va savoir... A mon avis, c'est pas le plus à craindre.

- Qu'est-ce qu'on craint de plus, ici ?

- Les Andars ? La modernité ? Je sais pas trop ce qui nous tombera dessus, mais il faut qu'on se tienne prêt à le recevoir.

Keldan s'approcha de ses deux aînés.

- Rodan s'en est remis, on peut commencer !

- Ah, superbe ! dit Soto, alors qu'il s'avançait sur le terrain sablé sur lequel avait lieu les représentations.

Soto était un gentil géant de deux mètres vingt, et l'un des Porteurs les plus puissants qui n'aient jamais existé dans le Sud du continent. Il était d'origine modeste mais avait tout de même reçu -on ne sait trop comment- une éducation. Il avait appris le métier en déplaçant de grandes pierres pour s'amuser lorsqu'il était enfant. Rolo, le Grand Porteur de l'époque l'avait repéré alors qu'il partait en mission vers la frontière Est. Il le prit sous son aile et ce grand gaillard devint ce qu'il était aujourd'hui.

Contrairement à Rodan, Soto était plus cérébral. Il réflechissait beaucoup à ce qu'il faisait et allait faire. Il prit le temps de disposer la charette au centre de la surface et ne pensait plus qu'à la suite des évènements. Il retira le haut de son vêtement de cérémonie et affichait une musculature qui semblait vouloir agresser tout ce qui bougeait. Sa présence seule était violente.

Rodan le rejoint sur scène, suivi de Keldan. Le premier prit le second sur ses épaules et monta sur la charette. Et puis, Démo et Tarkan, un autre jeune apprenti les suivirent, en faisant la même chose.

Il y avait au bas mot mille deux cent soixante livres sur la charette, un poids tout simplement colossal. C'était une charge impossible à hisser, même pour plusieurs jeunes porteurs.

Et pourtant, Soto se plaça en dessous de la cargaison et commença à la pousser de toutes ses forces à l'aide de ses jambes. Et alors que chacun pensait qu'il en avait fini. Il commença à prendre appui sur ses bras.

- Non... Il va pas faire... pensa un homme du public.

Un poirier ! Soto venait de saisir un poids équivalent à une cargaison de viande pour un canton entier et de le tenir à bout de jambes, en faisant le poirier !

Et comme ses collègues, il relâcha la charge et salua le public.

- Mes chers amis... lança-t-il, toujours étourdi et essouflé.

Mais avant même qu'il ne puisse commencer son discours, Keldan et lui entendirent un bruit de sabots qui foulaient le sol. Non... Pas si tôt ?! Ils n'étaient pas déjà de retour, si ?!

Moord et Sullivan détalèrent à cheval, jusqu'à arriver au milieu des festivités. Ils descendirent de leur monture en bousculant la foule. Le grand Sullivan s'adressa à Soto :

- J'ai cru comprendre que nous nous étions trompés d'homme, hier soir.

Soto se tut, puis répondit.

- C'est vrai.

- Vous êtes conscient de votre trahison ? De votre crime ?

- Oui.

- Crime ? marmonna Keldan

- Sur ordre de Fenran du comté de Lâm, lui-même sous ordre du roi Ensh'Idai, je vous demande de nous suivre pour avoir détenu des informations nécessaires à la santé de l'Etat, Soto, et d'avoir de ce fait deshonoré son peuple.

- Bien.

Mais alors que les deux hommes s'avançaient pour le menotter - et ce dans le silence de la foule - Keldan s'interposa.

- Non mais pour qui vous vous prenez, bande de ploucs ?

Sullivan regarda le garçon avec dédain. Moord avec des yeux carnassiers.

- Soto ? Déshonorant ? Non mais j'hallucine. Aujourd'hui, c'est la fête. Vous voyez pas que vous faites chier tout le monde, avec vos histoires ?

Rodan se précipita vers le jeune apprenti et l'attrapa par le bras.

- Arrête, arrête !

Keldan se libéra tout aussi abruptement.

- Non, je m'arrête pas ! Depuis que vous êtes arrivés au pouvoir, plus personne a le droit de rigoler ! C'est quoi, ces manières ? Non mais sérieux ! On est à Khenas, bande de tarés !

- Tu sais pas ce que tu fais, allez, arrête, garçon... continua le gentil barbu.

- Mais si. je sais ce que je fais. Tout le monde veut vous qu'ils se barrent et personne ose leur dire.

La foule était tétanisée. Au fond, nombre de gens pensaient ce que venait de dire Keldan, mais qu'il le fasse en présence de deux chevaliers d'Ensh'Idai signait son arrêt de mort.

- Tirez-vous ! Vous passez votre temps à lécher les pompes d'Idai ! Ici c'est la mangrove, on a assez de mouches à merde !

- Keldan, lança fermement Soto. Arrête.

Moord n'avait vraiment pas l'air de supporter ce que venait de dire le jeune Porteur.

- Je vais me le faire, lança-t-il. Je vais me le...

Sullivan le retint.

- Calme-toi, Moord.

Il reprit.

- Quel âge est-ce que tu as, apprenti ?

- Dix-sept ans.

- Tu n'as pas reçu d'éducation ?

- Si. De la part de mon père et de ma mère, mais ils sont morts quand j'étais petit.

- Je comprends mieux.

Keldan ne baissait pas les yeux, mais il ressentait soudainement tout le poids de ce qu'il venait de dire aux deux émissaires. Qu'allait-il advenir de lui ?

- Tu vis dans l'amour de tes Traditions. C'est bien. Ce sont des valeurs qui se perdent.

- Merci, je...

- Mais surveille ton langage.

Le chevalier qui semblait si calme et raisonné lança cela avec une telle intention meurtrière que Keldan le ressentait jusque dans ses os.

- Les spectacles peuvent continuer, pardonnez-nous d'avoir interrompu vos rituels.

Il attrapa le licol de son cheval et se tourna vers le Grand Porteur.

- Et vous, Soto, préparez-vous. Nous vous emmenons ce soir. Si vous refusez de coopérer ou que vous quittez la ville, vous serez abattu. Vous avez bien compris nos instructions ?

- Oui, elles étaient très clairs.

- Bien. Allons, Moord, pourquoi ne pas participer aux festivités tant que nous sommes ici ?

Le dit Moord était assez silencieux lorsqu'il n'était pas provoqué. Il avait une longue chevelure noire et des yeux bleus comme la mer. C'était vraiment un beau jeune homme, mais quelque chose dans sa manière de regarder les gens les mettaient mal à l'aise. Quand à Sullivan, rien ne laissait entendre ce qu'il pouvait avoir en tête. Ce n'était techniquement pas le supérieur de Moord, mais il agissait comme s'il l'était, ce qui ne plaisait pas trop à ce dernier. Malgré tout, ces deux-là parvenaient à coopérer.

Le reste de la journée se passa dans un malaise global. Les gens étaient bien moins enjoués et l'engouement avait baissé d'un ton. Sullivan et Moord s'amusaient à regarder les démonstrations de force des Porteurs en mangeant les spécialités locales. L'un comme l'autre avaient beau servir le roi de Khenas, ils semblaient venir d'ailleurs, rien qu'à leur parler et à leur étonnement devant les coutumes du pays.

Au soir, Keldan rentra chez lui, épuisé.

- Cyane, Mémé, je suis là...

Les deux femmes se trouvaient dans la pièce principale où se trouvait le repas, déjà froid.

- Alors, qu'est-ce qu'on mange de bon ?

- Keldan, t'es devenu fou, ou quoi ? lança sa petite soeur, une petite blondinette à lunettes.

- Ah... ça se sait déjà.

- On a tous eu des échos. Tu penses à Mémé ? Tu veux nous faire déporter ou quoi ?

Elle se leva alors, encore un peu faiblarde et cernée. Celle-ci avait dû supporter une forte dépression depuis plus d'un an, et quand Keldan travaillait la journée, c'est elle qui devait s'occuper de sa grand-mère.

- J'y ai pas pensé, ma Cyane, j'ai... Je voulais pas les laisser dire n'importe quoi de Soto.

- Et tu as bien fait, dit faiblement Rodiane, la doyenne de la famille. Sans Soto, nous n'aurions pas pû vivre aussi bien...

- Mémé...

- Mais toi, t'aurais pû te faire emmener... Ils auraient pû te faire du mal...

Elle sera alors son grand-frère entre ses bras, les larmes aux yeux.

- Qu'est-ce qu'on ferait nous, si t'étais plus là ? Tu sais bien ce qu'ils ont déjà fait...

- Ouais, je... j'ai pas réfléchi. Je suis désolé, Cyane. Je le referrais plus.

- Alors ils emmènent le petit Soto... Quel malheur... larmoya Rodiane.

Un instant, Keldan pensa à leur dire ce que lui avait dit Soto, la veille. Mais qui sait ce que l'Etat pouvait faire à ceux qui connaissaient la Vérité ? Il ne voulait pas risquer de les mettre dans la confidence. C'est un fardeau qu'il partagerait seulement avec Soto.

- J'irais le voir après manger, avant qu'ils ne l'emmènent, dit Keldan. Les autres l'ont déjà vu, mais... Jusque là, j'avais pas le courage.

Et alors que la petite famille passait à table sans appétit, les deux chevaliers s'apprêtaient à passer à l'action. Ils avaient demandé à Soto de les attendre dans une petite clairière à l'extérieur du village et, comme prévu, il les y attendait. Ils s'étaient cachés non loin de là, dans la pénombre d'une nuit éclairée par la lune, presque pleine.

- Bon, au moins, celui-là a eu le courage d'obtempérer, dit Sullivan, fumant la pipe, son équipement posé à côté de lui.

- Laisse-moi m'en occuper, Sully. Ce sera pas long, et t'es pas obligé de regarder.

- Tu me débectes, Moord. Tu sais bien que j'aime pas tes méthodes.

Il prit une bouffée de tabac et vit son compagnon excité et salivant à l'idée de ce qui allait suivre.

- T'es pas humain, j'ai pas d'autres mots.

Il jeta le tabac restant et commença à nettoyer sa pipe avant de la ranger.

- Mais je n'ai vraiment, vraiment pas aimé comment ces Porteurs nous ont manqué de respect. Donne-lui un avant-goût de ce qu'Idai lui fera.

Moord sourit légèrement, et son visage mettait encore plus mal à l'aise Sullivan que qui que ce soit d'autre. Lui, contrairement au peuple, devait se le coletiner en permanence.

Soto vit alors arriver Moord de derrière les fourrés.

- Je suis prêt, dit-il en tendant les mains pour se les faire menotter.

Moord fit la moue. Il regarda Soto de haut en bas et attrapa son menton pour regarder son visage sous tous les angles.

- Mmh. Oui.

- J'aimerais qu'on passe vite à la suite. Vous allez m'emmener à Lam ?

Moord prit alors les deux mains de Soto et les examina brièvement. Il le mordit alors si violemment que toute sa peau en trembla. Soto recula de quelques pas.

- Ben mon gros... J'ai dû te mettre la dose.

- La dose de quoi ? dit Soto, inquiet et surpris.

Puis il écarquilla les yeux, voyant que les dents de Moord s'étaient considérablement allongées et sa peau semblait légèrement plus desséchée. Qu'était-il entrain de se passer ? Une odeur a mi-chemin entre le bois fumé et le hareng flottait dans l'air. Et puis, il ne sentit plus rien. Il était à terre et ne pouvait plus sentir aucun de ses membres. Il ne pouvait plus que voir, entendre, et articuler.

- Voilà, c'est mieux. Ta grande gueule, tu vas l'ouvrir pour me dire ce que tu sais.

Il envoya alors un coup de pied violent dans les côtes du Porteur qui, surprenamment, pouvait le sentir. Moord retira sa cape, dévoilant un costume trois pièces un peu trop chic pour l'atmosphère de la région. Il prit un petit objet métallique dans sa poche intérieure. Il s'agissait d'un petit robinet.

- Arrête... Qu'est-ce que tu fais ?! demanda faiblement le maître de Keldan.

Il fit alors un petit trou dans la carotide du grand homme et lui planta le petit objet métallique. Il sortit un petit verre à canon d'une autre poche et ouvrit le robinet avant de le refermer. Il but alors le sang qui s'était écoulé d'une seule traite.

- Un peu étourdi ? C'est normal. Je viens de te prendre ton sang, et je continuerais. Dis-moi ce que je veux savoir.

Et alors que Moord torturait Soto, Keldan finissait son repas.

- Merci pour le repas, Cyane. Ne vous inquiétez pas, je rentre dès que possible.

Keldan se leva, prit un manteau de laine et se dirigea vers la maison de Soto. Il frappa, et c'est Sylviane qui ouvrit, les larmes aux yeux.

- Sylviane, est-ce que Soto est là ?

- Il est... Il est parti, dit-elle, alors que le jeune Porteur entrevoyait derrière elle l'équipe avec laquelle il jouait aux cartes chaque mercredi. Rodan, Démo et Livo, le frère de Soto avaient une mine abattue et ne disaient rien. Ils buvaient un coup en se demandant ce qu'il pouvait bien arriver à Soto. Où l'amenaient-ils ?

- Ils l'ont emmené ?

- Non. Il attend dans la forêt. Mais attends, Keldan. Il voulait... Il voulait y aller seul.

- C'est tout lui, ça...

- Tu veux entrer un petit moment ?

- Non, Sylviane, c'est gentil... Ma grand-mère va m'attendre.

Il resta silencieux devant la porte, puis il pris la femme de Soto dans ses bras, celle-ci pleura toutes les larmes de son corps.

- Il t'aimait beaucoup, tu sais. Il t'aimait beaucoup, Keldan. Si nous avions eu un fils... Il aurait aimé qu'il soit comme toi.

Ce fut le tour de Keldan de souffrir le martyr. Il venait de se rendre compte de la gravité des évènements qui étaient entrain de se produire. Il ne reverrait plus jamais Soto.

- Merci beaucoup, Sylviane. Je... Je repasserais te voir demain. Si tu as besoin de quoi que ce soit...

- Oui, je sais. Merci Keldan.

Sur le chemin du retour, Keldan pleurait comme un enfant. Bien sûr, il savait quelle galère était la vie, mais tout ceci était si abrupt. Il se disait que Soto était un fier Porteur, qu'il avait accepté de partir seul. Mais il se dit aussi qu'il n'avait pas toujours à respecter ce que lui disait son maître.

Alors il se donna le droit d'aller lui dire au revoir et avança pas à pas dans la forêt du Nord de Duong. Il savait exactement où Soto se rendrait pour être seul. Dans cette petite clairière où il racontait ses aventures de jeunesses à un petit Keldan ébahi.

Il parvint aux abords de cette clairière, mais ce n'est pas un maître aimant qu'il y trouva, ni un Soto encore sous la torture du monstre Moord.

C'était un cadavre. Un cadavre asséché de toute substance par la créature qu'il voyait à ses côtés. Moord n'était certainement pas un être humain. En état de choc, il ne sut pas quoi faire. Devait-il s'attaquer à Moord ?

Ses pensées furent interrompues par l'arrivée de Sullivan, qui rossa Moord de coups.

- Salopard... Qu'est-ce que t'as fait ? Ah, c'est malin... Tu l'as tué avant même qu'il lâche une seule information.

- J'ai rien pû faire, dit Moord en essuyant le sang qu'il avait sur la joue. Celui-là voulait rien dire. Il a volontairement ouvert les vannes, je sais même pas comment...

- Qu'est-ce qu'on va dire à Idai, maintenant ? C'est foutu. On va pas lui rapporter ça...

- Qui sait...

- Ne m'adresse plus la parole, toi.

Sullivan commença à se vêtir pour repartir.

- Quoique, tu as raison... Peut-être que le maître saura en faire quelque chose.

Keldan s'éclipsa en douce, de peur d'être surpris.

- T'as pas entendu un truc ? demanda Moord.

- Hein ? Non, je crois pas.

Keldan, une fois hors d'atteinte courrut le plus vite possible. C'était decidé, il n'y avait pas d'autre choix que de s'en aller. Il fallait qu'il trouve ce Gath. Peut-être pouvait-il lui demander de ramener Soto ? Non. Il savait très bien ce qu'il demanderait s'il le trouvait. Quand il arriva chez lui, il entra dans la chambre de sa petite soeur endormie et lui embrassa le front. Il descendit dans la cave et saisit la carte menant à "Laydear", quand bien même il ne savait pas trop ce que cela signifiait. Il prépara des affaires et s'appliqua à écrire une lettre pour expliquer les raisons de son départ à sa famille.

Mais il la détruisit.

S'il leur disait où il allait et ce qu'il partait chercher, il prenait le risque de les mettre en danger. Il ne pouvait pas se le permettre. Il n'avait qu'à espérer qu'ils tiennent le coup quelques mois, en son absence. Sans Soto, ce serait plus que compliqué, mais il croyait en Cyane pour ne pas perdre espoir et s'occuper de sa grand-mère.

Après avoir refermé la porte de sa maison, il prit la route pour la première fois de sa vie. Du haut de la colline, il voyait son village. Il voyait le port et la mangrove. Il jeta un dernier regard sur son pays et partit le plus vite possible, souhaitant éviter de tomber sur Moord et Sullivan. Il devait traverser Khenas, traverser le désert et l'Andar, passer dans la Cité-Monde que l'on appelait par ici "Andaria" et rejoindre le Nord-Est. Ce serait dur, mais il ferait exactement ce qu'il avait toujours fait : Porter ce qu'il devait porter, avancer, sans se poser de questions.

Son coeur le portera jusqu'aux limites du possible. Son Amour, plus loin encore.

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