Episode Douze : Le Clan Gyteps
Le cœur de la Cité-Monde s'agite toujours aux alentours de midi. C'est l'heure du repas pour certains, celle du travail pour d'autres. Dans tous les cas, une foule immense se meut à cette heure-ci. Il serait plus convenable de dire "plus immense que d'habitude", en fait. A ce moment de la journée, le bruit et les mouvements de la foule pourraient tout dissimuler. N'importe qui pourrait être avalé par le gouffre de midi et disparaître à jamais, sans que personne ne le remarque ni ne l'entende.
C'étaient en tout cas le genre de pensées sombres qui traversaient la tête du vieil Edmond. Lorsqu'il regardait la ville s'agiter du haut du troisième étage de sa maison acquise à prix de sang, il était de plus en plus dégoûté de vivre ici. Mais le contrat qu'il avait signé avec Friedrich Darren l'empêchait de partir. Il devait fournir à ses hommes des informations en temps et en heure sur ce qu'il se passait dans le quartier, c’était donc impossible pour lui de quitter les lieux. Et puis, lorsqu'on est au service de la pègre, il est difficile de passer des vacances tranquilles.
Aujourd'hui, Edmond voyait Darren en personne, et il allait lui demander une enième fois s'il était autorisé à quitter la ville. Après la visite de Dysill, son esprit se perdait de plus en plus dans le brouillard de la folie. Il pensait maintenant que de commencer une nouvelle vie ailleurs lui permettrait de s'échapper de l'enfer auquel il était maintenant promis. Il ne reconnaissait plus le bien ni le mal et peinait à savoir qui il avait en face des yeux quand il se regardait dans le miroir. Peut-être que prendre un nouveau départ lui permettrait, d'une manière ou d'une autre, de se rappeler qui il était avant de faire ce qu'il avait fait aux Chats de Gouttière.
On frappa à la porte.
Edmond se leva de sa chaise et s'approcha doucement de la porte avant de l'ouvrir. Darren se trouvait là et était suivi de quatre hommes, dont l'un resta à l'extérieur pour monter la garde. Il lui sembla voir un enfant près d'eux, mais Darren entra trop rapidement pour qu'il s'en rende vraiment compte.
- Salut, dit Darren en s'installant sur le fauteuil d'Edmond.
- Bonjour, Friedrich. Vous êtes à l'heure. Tant mieux, j'avais quelque chose à vous dire. D'abord...
- Attends un peu, pas si vite. Tu m'offres pas quelque chose à boire ?
Il fit signe à ses hommes de s'asseoir près de lui. Ils étaient tous habillés à la dernière mode, dans des costumes trois pièces qui feraient rougir certains grands juristes des hautes castes de la cité.
- Oh... Où avais-je la tête... dit-il en ouvrant une armoire remplie d'apéritifs de renom.
- T'as de la Mulette ?
- Seulement de la petite.
- Je te connais, l'escroc... Et je vois à trois mètres de moi, quand même. T'as de la Grande.
- Je ne l'avais même pas remarquée, excusez-moi...
Il saisit la bouteille de Grande Mulette 1316 et la versa dans cinq petits verres qu'il déposa sur la table.
- La mode évolue vite, à ce que je vois.
- Ouais. C'est fini, les vieilles frippes. C'est ce qu'on appelle le grand-banditisme, mais t'as pas connu ça, toi.
Darren se leva pour se servir sans gêne un cigare qui se trouvait dans l'un des tiroirs de la grande salle à manger d'Edmond. Il avala son verre d'une traite et l'alluma, non sans avoir ouvert la fenêtre au préalable. Edmond s'exprima alors.
- Donc, pour ma demande, je...
- Calme-toi. C'est moi qui t'ai donné rendez-vous, pas l'inverse.
- Oui... Pardon.
- Je vais pas gaspiller ton temps trop longtemps, on sait que ta gamine est revenue, il y a pas longtemps.
- Qu'est-ce que vous racontez ? Vous savez bien que je n'ai pas d'enfants...
Darren se leva et explosa son verre sur le sol avant d'attraper Edmond par le col.
- Joue pas sur les mots, putain de vieux salopard de merde. La gamine qui était dans ta bande, elle est dans le quartier et on le sait.
- Je...
- Si t'essaies de bluffer, je t'arraches les burnes, t'as compris ?
Edmond était terrifié, son esprit trompeur et comédien était complètement dominé par sa lâcheté.
- Oui. Oui, elle est revenue. Elle est venue ici, même.
- Ca, on sait. Mais ce qu'elle est venue foutre ici, c'est ce que je me demande.
- Et qu'est-ce que ça change pour vous ?
- Ca change que tu nous avais dit qu'elle était morte, comme tous les autres, et ça nous a pas vraiment plu.
- Darren, je l'ai appris en même temps que vous... J'étais sûr qu'elle avait été tuée...
Darren relâcha alors Edmond qui tomba les fesses sur son plancher.
- Mouais... ça se peut, en plus.
- Ce que je ne comprends pas, dit-il en se relevant, c'est pourquoi ça vous intéresse autant.
Darren s'installa à nouveau près de ses hommes.
- D'abord, parce qu'on n'aime pas le travail pas terminé.
- Dysill n'a jamais été la cible... commençait-il à s'énerver. C'était Adrian que vous vouliez ! Sally, Lucas, Dysill, Duncan... Ils auraient tous dû vivre, c'était le plan !
Darren l'arrêta net d'une main levée pour lui dire de se taire.
- Ensuite, à cause de ce truc. Dit-il en sortant un objet rectangulaire de sa poche.
- Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-il
- J'espérais que tu me le dises, dit-il en lançant l'objet en l'air comme une balle, et en le rattrapant.
En dévissant une petite vanne située dans l'un des coins de l'objet, celui-ci vibra, émit de la vapeur et chacune de ses cases bougeait pour prendre une forme sphérique sur laquelle étaient dessinés des symboles incompréhensibles.
- Quand on a repéré ta gamine, on l'a fait suivre, bien sûr. Figure-toi qu'elle s'est retrouvée à Sieg Strauss.
- Ah oui ?
- Bien sûr, elle s'est tirée... Tu connais les jeux de la prison. Mais elle y a laissé ce machin. On dirait un genre de casse-tête, mais si tu regardes bien dans ce coin, dit-il en désignant un trou dans l'objet, on dirait qu'il en manque un bout.
- C'est vrai que c'est... bizarre.
Darren se leva et commença à tourner autour d'Edmond, il semblait de plus en plus sous tension.
- Au départ, on a cru que ça avait pas d'importance, tu vois. Que c'était un machin comme un autre. Et puis ensuite, même si on a pas résolu le casse-tête, on a compris ce que c'était.
Il montra à Edmond des sortes de petits pointillés que l'on voyait dessinés sur certaines cases de ce puzzle en trois dimensions.
- Une carte. Ce truc, c'est une carte. Là, c'est un itinéraire, et les contours dessinés tout autour du casse-tête, ça représente Rogaun.
- Rogaun ? Qu'est-ce que c'est, Rogaun ?
- Laisse tomber. C'est rien, dit Darren en se calmant un peu. Quand on s'est penchés sur la question, on s'est dit "d'accord, une carte, mais une carte pour aller où ?" Et puis quand le patron y a réflechi, il s'est demandé si ça n'avait pas un rapport avec les rumeurs qu'on entend ces derniers temps...
- Attendez, mais...
- Ouais, tu comprends ce que je veux te dire. Plus rien à foutre, de ta Dysill. Je veux que tu répondes à ma question : Est-ce que ta fille est partie trouver Nicolas Gath ?
- Elle est... Je n'en sais rien...
- Bordel, Edmond, tu commences à me faire chier... Je sais qu'elle est venue, et je sais que vous avez parlé. Tu vas pas me dire que vous avez discuté du beau temps ?
- Darren ?
- Si c'est pour m'interrompre encore et faire les traîtres comme tu le fais toujours, je te promets que je t'éclate.
- Qu'est-ce que vous vouliez dire par "Quand le patron y a réfléchi", vous n'êtes plus le patron ?
Darren eut un bref instant de déréalisation quant à ce qui se produisait. Il reprit ses esprits et sourit un petit instant à Edmond.
- Et merde.
L'atmosphère devenait de plus en plus pesante dans la petite pièce, Edmond avait du mal à comprendre ce qui était entrain de se profiler, mais craignait le pire.
- Je vais te dire un truc. Mais attention, c'est uniquement parce que je compte pas te laisser vivre.
Un frisson envahit le système nerveux d'Edmond, alors que son cerveau essayait activement de trouver une solution d'échappatoire.
- Edward Zica est toujours parmi nous.
Edmond, bouche-bée et toujours sous le choc de la précédente révélation était complétement tétanisé. Il cherchait dans la pièce un moyen de s'en sortir et cherchait même le regard approbateur d'un des hommes de main de Darren qui pourrait l'aider à fuir. Mais il se souvint qu'il n'avait pas d'alliés. Sans les Chats de Gouttière, sans famille, sans amis, et avec ses employeurs qui allaient bientôt l'éliminer, il était seul.
- Comment est-ce qu'il a fait ? Comment est-ce qu'il a survécu ? Pourquoi être resté caché si longtemps ? dit-il dans un sursaut de volonté de connaître la vérité.
- Tu n'as qu'à le lui demander.
Edmond laissa s'échapper un sourire de soulagement.
- Alors vous allez me laisser en vie ? Au moins jusqu'à qu'on le rejoigne ?
Darren regarda le plafond, peut-être un peu désolé pour Edmond.
- T'as pas compris, Edmond. Il est avec nous, dans cette pièce.
Edmond se figea en un instant. Lentement, il se tourna à nouveau vers les hommes de Darren. Un à un, il les dévisagea. C'est alors qu'il le vit. La barbe longue, les cheveux rasés, des cicatrices pourtant évidentes sur le visage, c'était lui. C'était bien Sica. Il se leva après avoir fini son verre de mulette.
- Vous êtes un privilégié, Edmond. Peu sont au courant.
Darren croisa le regard de Sica, qui n'avait pas l'air d'apprécier d'être ainsi démasqué. Il se leva et échangea sa place avec Darren.
- Dysill et vous me redonnez espoir, Edmond. Vraiment. Pouvoir obtenir une réponse à n'importe quelle question est une aventure qui me plaît. Si je le pouvais, je vous laisserais vivre.
- Vous ne le pouvez pas ? Vous êtes sûr ? dit un Edmond au bord de la crise cardiaque, suant et terrorisé.
- Hélas, non.
Sica fit signe à l'homme qui montait la garde devant la porte d'aller chercher quelque chose. Plusieurs minutes plus tard, il vint avec un petit garçon au regard vide. C'était donc lui qu'Edmond avait repéré. Celui-ci était bien vêtu, mais ne dégageait rien, il ne semblait ni avoir peur, ni être heureux ou insouciant. Il vint s'installer près de Sica.
- J'ai longtemps regretté ce qu'il s'était passé ce jour-là. Je me suis laissé aveugler par mon orgueil et j'ai failli perdre la vie. Je n'ai même pas pensé que les vôtres pourraient me toucher d'une manière si profonde. Et pourtant...
Sica déboutonna son veston et souleva sa chemise, dévoilant un abdomen et une cage thoracique ravagés. Edmond se demandait comment il pouvait rester en vie malgré le fait qu'il lui manquait de toutes évidence plusieurs organes importants. Il se rhabilla.
- Alors j'ai décidé de mener mes affaires en retrait, de faire profil bas pendant quelque temps et de laisser Friedrich diriger le groupe à ma place. Croyez-moi, il en sera ainsi jusqu'à ma mort, je n'ai aucune intention de demander la vie éternelle ou la réparation de mon corps meurtri.
Il caressa alors les cheveux du petit garçon brun, installé très convenablement.
- C'est pour mon jeune prodige que j'ai besoin de Gath. Mon héritier, Dolph. En lui, j'ai mis toute mon affection, et plus encore. Je veux lui offrir d'aller plus loin encore que là où j'ai été. Je sais ce qui existe en ce monde, Edmond. Je sais ce qui se cache là où l'on ne regarde pas. Je veux qu'il mette un pied dans ce monde, et je veux qu'il le domine.
Edmond ne comprenait qu'à moitié ce que lui disait Sica, mais il ressentait étrangement de la colère en voyant son fils. Lui qui allait grandir pour devenir quelque chose de terrible et de puissant sous les yeux de son père ambitieux. Pour une fois, il devait faire preuve de courage. Il s'approcha de Sica et lui tint tête.
- Je ne vous dirais rien, Edward.
Sica ne répondait pas.
- Tuez-moi, ça ira très bien, j'ai assez vécu comme ça. Mais je ne vous répondrais pas.
- Puis-je savoir pourquoi ?
- Parce que vous n'êtes pas digne de parole, parce que vous ne vous êtes pas arrêté à Adrian, vous avez aussi tué tous les autres. Ce n'était pas le marché. Je n'aurais jamais accepté si c'était ce que vous m'aviez dit.
- Vous avez changé, Edmond, vraiment. Je vous félicite. Vous faites preuve de bien plus d'honneur dans vos derniers instants que pendant le reste de votre vie.
- Alors allez-y, je suis prêt.
Sica rit doucement, presque amicalement.
- Ah, non, non... Je ne vais pas vous tuer maintenant, je vais quand même prendre ce que je voulais savoir.
Edmond ne comprenait pas ce qu'il était entrain de se produire. Sica se leva et l'attrapa fermement par le cou.
- Dites-moi ce que Dysill vous a dit au sujet de Gath.
- Elle a rencontré un gros Khenasien et un autre, plus petit, c'est eux qui avaient la carte. Elle indique la position de Gath, dans les montagnes, dans un lieu appelé "Laydear". Elle a pu garder une partie de la carte et se rend à cet endroit.
- C'est tout ?
- Oui.
Sica lacha alors Edmond et celui-ci se rendit compte de ce qu'il venait de révéler.
- Comment vous avez fait ça ?
Sica fit signe à ses hommes d'attraper Edmond et de le jeter par la fenêtre.
- Non, attendez ! Sica, arrêtez ! hurla Edmond, alors que Darren et les autres hommes de mains le saisissaient par les bras.
- Il y a des choses en ce monde....
Les larbins de Sica le hissèrent sur le cadre de la fenêtre.
- Pitié, on peut peut-être en discuter ! Sica !
- ...qui vous sont hors-de-portée.
Puis ils jetèrent le vieillard du haut du troisième étage. Celui-ci vint s'écraser un bas de la ruelle, où, à cette heure-ci, tout le monde le vit, mais personne ne sut d'où il était tombé. Il tenta de marmonner un dernier mot, mais son cou brisé ne permit à aucun son de sortir de sa bouche. Il mourut quelques secondes plus tard.
Sica referma la fenêtre.
- Nourris les cafards.
Sica avait une nouvelle destination : les montagnes. Dès la mort d'Edmond, il commença à préparer une expédition pour trouver ce fameux "Laydear". Peu d'hommes lui étaient rattachés pour que son déplacement reste discret. A la tombée de la nuit, quatre ombres quittèrent Andaria par la Porte Est.
Mais plusieurs semaines plus tard, alors qu'un autre groupe était à la recherche du mystérieux Nicolas Gath, deux jeunes garçons préparaient quelque chose dans la brume des monts du Sidaltra...
- Bon, je récapitule, Bès. Le pigeon, c'est simple, il faut jouer sur ses émotions. D'abord, tu tâtes le terrain. Tu l'observes un petit moment. S'il est du genre à se faire du souci, faut le stresser, s'il est sensible, faut lui faire verser une larme.
- D'accord. Et c'est là qu'on pigeonne ?
- Non, d'abord tu le cuisines, tu le fait revenir, t'ajoutes des petits oignons... Le pigeonnage, c'est de la gastronomie... Sauf que les pigeons, ils savent pas encore qu'ils sont les dindons de la farce...
- C'était une blague ?
- Non... 'fin si... Mais bref : Oublie pas qu'être bon acteur, ça ne suffit pas, tu dois ajouter de la crédibilité ! Pour que ton scénario soit plus crédible, prends des accessoires, utilise ton environnement...
- Et c'est là qu'on pigeonne !
- Ouais, mais vas-y mollo... Tu me regardes faire sans trop bouger et si tu te sens d'improviser, vas-y, mais garde la main légère !
En contrebas se trouvait un petit groupe de "pigeons", comme venait de les appeler Akhnum. Trois jeunes gens qui venaient de lever le camp, continuant leur route dans la chaîne de montagnes du Sidaltra... L'une portait une tunique bleue et avait les cheveux courts, un autre était très fort, le dernier portait un long manteau qui lui cachait la bouche...
- Vous savez les gars, j'ai réfléchi à nos surnoms... Pour les Morfales, on garde, mais je sais pas si "les Crocs" me va si bien, dit Dysill, sans se douter que le petit groupe était épié.
- Explique-moi un peu pourquoi on aurait besoin de surnoms ? Keldan, c'est un nom viril, puissant et élégant à porter...
- Et la cohésion d'équipe, alors ? Faut pas qu'on ait l'air de rien devant Gath, quand même...
Lurian montra en quelques signes qu'il aimait bien son surnom.
- Bande de gamins... dit Keldan, épuisé par ces enfantillages.
Mais soudain, les trois amis tombèrent sur un petit garçon blessé à la jambe accompagné d'un autre garçon légèrement plus âgé.
Dysill se précipita vers eux.
- Oulà... Qu'est-ce qu'il t'arrive, bonhomme ?
- C'est... C'est la jambe de mon petit frère, madame ! Il est tombé et s'est fait mal...
- Et où sont vos parents ?
- On est tous les deux tombés de la falaise, j'ai pu m'en sortir mais...
- Repose ma bourse.
- Pardon, madame ?
- Ma bourse, tu viens de la chopper. Alors maintenant, tu la reposes.
- Je...
- Voler un voleur...C'est pas terrible. Vous êtes mal tombés, les petits gars.
Le plus vieux des deux garçons, Akhnum, saisit la bourse et l'envoya vers son soi-disant petit frère.
- On s'arrache, Bès !
Le dénommé Bès commença à courir et Dysill le suivit. Akhnum prit alors une sorte de petite dague qui semblait très courbée et l'envoya tourner dans la direction de Keldan. Celle-ci scia le fil qui rattachait sa bourse à sa ceinture et, tour surprenant, la lame se retourna vers Akhnum, comme un boomerang.
- Bordel, qu'est-ce que ?
Akhnum ramassa la bourse tombée au sol et s'enfuit sur un chemin montant au dénivelé très important. Keldan tenta de le suivre mais n'allait pas assez vite. Dysill quant à elle avait été semée par Bès, qui connaissait bien mieux la topographie des lieux.
Mais Lurian s'agaçait un peu. Il poursuivit Akhnum à une vitesse que Keldan ne jugeait pas humaine. Se retournant pour voir si ses assaillants le poursuivaient toujours, Akhnum vit alors un visage à mi chemin entre la neutralité totale et la pure intention meurtrière. Cela l'encouragea à presser le pas.
Se rejoignant en bas du chemin, Dysill et Keldan suivirent Lurian de loin. Mais le petit voleur et le gardien se disputaient dans une course sans merci. Akhnum avait beau passer par un sentier escarpé et essayer de semer son poursuivant en l'amenant sur des pentes dangereuses, il ne s'arrêtait pas.
- Qu'est-ce que c'est que ça, sérieux ? se demandait-il en parlant de Lurian.
Heureusement pour lui, il aperçut l'entrée d'une petite grotte qu'il connaissait bien. Celle-ci faisait tomber tout droit celui qui y entrait vers une sorte de lac souterrain. Il y plongea la tête la première, pensant que Lurian ne s'y risquerait pas, mais le Gardien se boucha le nez et sauta dans la caverne inondée, là où il ne pouvait rien voir.
Dysill et Keldan arrivèrent quelques minutes plus tard devant l'entrée de la grotte inondée. Ils avaient vu Lurian y plonger, de loin.
- Où est-ce que ça peut bien déboucher ? demanda Keldan.
- J'en sais rien. On plonge ?
- Non, attends... T'entends ce bruit ?
Une rivière semblait couler sous terre, on entendait en tout cas l'eau ruisseller jusqu'au lac. En levant les yeux, Keldan et Dysill virent une partie de la rivière à l'air libre, en amont.
- Par ici ! dirent-ils avant de se diriger vers la source de la rivière.
Pendant ce temps, Lurian tentait de se repérer dans la caverne inondée alors que presque aucune lumière ne la traversait. Il nagea jusqu'à atteindre la rive et mit le pied sur du sable. Il sortit de l'eau et frappa très légèrement le sol avec un objet qui ressemblait à une cuillère. Lurian avait l'habitude des cavernes, il devait essayer de se repérer d'une manière qui lui était propre. En avançant à pas prudents dans la caverne, il toucha la paroi de la grotte et avança tout du long. Il finit par entendre des pas et se concentra sur eux pour les suivre discrètement. Quelques mètres plus loin, ça y est, il voyait de la lumière ! Il s'approcha du petit trou formé dans la roche et entendit deux voix s'élever.
- En fait, ça se passe vraiment pas souvent comme ça, là c'était vraiment de la malchance ! Compris, Bès ? dit fièrement le plus âgé.
- Oui, Akhnum ! dit le plus petit, tout content de sa première prise.
- On a eu de la chance en plus, cette fois-ci Anhour ne nous collait pas. Elle manque de subtilité, si tu veux mon avis... dt-il en se taillant les ongles.
- Et pour les pigeons ? T'as pas peur qu'ils nous suivent ?
- Non... Je les ai semés. En plus on est trop près du village pour qu'ils essaient quoi que ce soit !
Lurian se décida à sortir la tête de son trou mais fut interrompu lorsqu'un troisième larron s'approcha, celui-ci était torse nu malgré le froid et portait plusieurs dizaines de bracelets. Il était fin et élancé et portait de courts cheveux noirs. Il avait bien une vingtaine d'années.
- Akhnum ! Ne me dis pas que tu as encore emmené Bès ?
- Ben quoi ? Il faut bien qu'il se fasse la main !
Le plus grand attrapa l'oreille d'Akhnum et lui la tira.
- Aïe !
- Ce sont les aînés qui doivent le former, pas toi, tu n'est même pas encore cadet !
- Pardon, pardon ! Je reccomencerais pas, promis !
- Tu diras ça à ton père !
- Mais, Ptah, dis timidement le petit Bès, c'est moi qui le lui ai demandé !
- Ca, c'est pas mon problème... Allez, on rentre au village, et vous vous expliquerez à vos parents.
Ptah sembla remarquer quelque chose, puis se tourna vers les deux jeunes crapules.
- Allez, on se dépêche...
Lurian attendit un instant, et quand il s'entendit plus un bruit, il décida de sortir dehors pour suivre les voleurs. Il prenait enfin l'air... Et vit une petite vallée cachée par la brume. S'il n'avait pas suivi les enfants, il n'aurait sans doute eu aucun moyen de trouver l'endroit, à l'écart des chemins tracés et par delà un col dangereux à traverser. Au sein même de la brume se trouvait un village qui semblait bien animé, c'était sans doute ici que se rendaient les deux petits avec leur aîné. Lurian s'apprêtait à les suivre, mais au moment où ils sortirent de son champ de vision, il sentit soudainement un très violent choc dans l'arrière de la tête et s'écroula au sol.
Quelques longues minutes plus tard, Dysill et Keldan arrivèrent au sommet de la colline sur laquelle ils se trouvaient et virent au loin le village plongé dans la brume.
- Pas spécialement rassurant, cet endroit... dit Keldan.
- Mais c'est là que doit être Lurian... Il faut qu'on aille l'aider, en espérant qu'on se fasse pas trop remarquer...
Ils descendirent alors la pente qui menait au coeur de la vallée en tentant de passer le plus inaperçu possible. C'était assez simple pour Dysill, mais beaucoup plus dur pour Keldan, qui peinait à se faufiler sans bruit d'un arbre à un buisson. De leur côté, les voleurs étaient rentrés chez eux et parlaient de nouvelles stratégies sur la place du village. Ptah n'était plus avec eux.
- Bon, on s'est fait gauler CETTE FOIS, mais c'est encore une question de malchance, dit Akhnum, l'aîné de Bès.
- ça fait beaucoup de malchance, ces derniers temps...
- Concentre-toi un peu, Bès ! Si on a manqué trois fois de bol, ça veut dire qu'il va nous arriver un truc de fou la prochaine fois !
Une voix féminine s'éleva juste derrière eux.
- Vous êtes partis sans moi.
Un frisson de terreur envahit les deux garçons. Ils allaient sans aucun doute souffrir. Ils se retournèrent et virent arriver une fille un peu plus âgée qu'eux, d'environ quatorze ans. Celle-ci portait une tunique peu épaisse et était couverte de peintures et de tatouages comme l'étaient les deux garçons. Elle avait une épaisse chevelure crépue et une forme physique à en faire pâlir les grands athlètes de ce monde.
- Ah...Anhour, ahah... On croyait que t'étais malade, marmonna Akhnum.
- Vous vous êtes tirés sans moi, saligauds ! Dit-elle en les plaquant tous les deux au sol sans qu'ils ne puissent rien faire.
- Arrête, pitié ! dit-il, alors qu'il luttait pour s'extirper de sa prise, sans succès.
Elle commença à chatouiller Akhnum et Bès, qui la supplièrent d'arrêter. Celle-ci prit un malin plaisir à les faire se tortiller et éclata de rire. Dysill et Keldan, quant à eux, ne voyait qu'une partie de la scène mais en comprenaient le déroulé. Ils étaient cachés derrière un buisson en attendant que l'un d'eux leur donne un indice d'où était Lurian.
- Non mais sérieux, t'as pas assez de place ? T'es obligée de m'écraser ? demanda Keldan à une Dysill légèrement affalée sur lui.
- Mais non, bouge pas... Je les vois mieux, d'ici...
- Ouais, bah moi je vois rien.
Un vieil homme arrivé, celui-ci était tout aussi athlétique que la plupart des gens qui vivaient dans ce village. Il avait une longue barbe grisonnante et des cheveux courts.
- Anhour, pourquoi est-ce que tu ne cesses de t'en prendre aux plus petits que toi ?
Anhour cessa instantanément son petit jeu et s'inclina devant l'homme.
- Salut, grand-père !
Les deux petits la suivirent en se prosternant eux aussi.
- Chef Kebos, salut !
- Akhnum, Bès... Je n'ai pas entendu de très bonnes choses à votre sujet, vous avez enfreint les règles...
- Pardonnez-nous, chef !
- ...et en plus vous vous êtes faits prendre.
Le petit Bès était étonné de la réponse du grand chef de clan. Il leva la tête de sa courbette et le vit cligner de l'oeil.
- Il est très bon de vous entraîner, mais faites-le au sein du village la prochaine fois. Et Bès, prends le conseil d'un aîné plus expérimenté qu'Akhnum.
Le petit voleur était touché dans son orgueil.
- En parlant d'ainé, j'ai vu que Ptah avait amené un autre sacrifice pour ce soir...
- Ah, oui, il l'a mis avec les autres dans la cave rituelle !
- D'accord, alors allez vous changer, on mange tôt, ce soir. Surtout avec ce qui traîne dehors.
Les petits partirent tous trois pour se préparer au dit sacrifice, ne laissant qu'Anhour et Kebos sur la petite place.
- Tu es prête, mon enfant ? demanda le vieillard.
- Un peu... Mais j'ai les foies...
- C'est normal, c'est une autre étape de ta vie qui commence ce soir... Mais tu verras que ce sera vite passé. En un claquement de doigts, Akhnum et Bès auront l'âge de passer par là, eux aussi.
- Merci, grand-père... Je vais finir de me préparer !
Le vieil homme regarda la jeune fille s'éloigner et s'écarta lui-même plus loin, réfléchissant, le sourire aux lèvres. Keldan et Dysill décidèrent d'un plan d'attaque, toujours dans une position inconfortable
- Tu crois qu'ils parlent de Lurian ? demanda Dysill à son ami légèrement mal positionné.
- Je sais pas, mais si c'est lui le sacrifice, alors il faut qu'on se bouge !
- Ce sera pas si simple de se déplacer dans le village sans être repérés...
- Attends, j'ai une idée !
Keldan attrapa la tige du buisson dans lequel ils étaient cachés et tira de toutes ses forces. Il en arracha les racines. Grâce à ce stratagème, ils pouvaient se déplacer en se faisant passer pour une plante verte.
Lurian se réveilla dans une pièce sombre, les mains et pieds liés. Il tentait tant bien que mal de voir ce qu'il avait devant lui, mais cela lui était difficile. Etait-il retombé dans la grotte ? Non, il marchait sur du parquet grinçant. Il était à l'étage d'un bâtiment. Il chercha alors une porte ou une fenêtre mais ne trouva qu'une échelle. Il tenta de s'y accrocher, mais il ne pouvait pas se défaire de ses liens. Il entendit quelque chose marcher à l'étage.
Toujours sous forme arboricole, Dysill et Keldan se déplacaient tant bien que mal d'un endroit à l'autre du petit village très actif. Arrivés près de la tente du chef Kebos, ils virent le vieillard discuter avec une femme d'âge moyen.
- N'est-il pas un peu tôt pour dire aux enfants de se préparer ? lui demanda-t-elle.
- Cela fait longtemps que nous n'avons pas fait de sacrifice, répondait-il en se parant d'une sorte de tenue de cérémonie qui lui recouvrait tout le torse. Et vu ce qui nous touche ces derniers temps, je préfère qu'ils ne sortent pas trop tard.
- On n'échappe pas à sa nature, hein ? Tu as beau faire des efforts, tu redeviens vite protecteur...
- Oui... Pardon, ma fille. Mais je ne peux pas non plus complètement ignorer le danger qui nous guette dehors.
Elle lui sourit en l'aidant à enfiler ses bijoux de cérémonie.
- Je te remercie de faire des efforts pour les petits... Et pour Anhour.
- Elle est grande, maintenant. Tu t'en es bien occupé, Anat. Tu peux en être fière.
- Et toi aussi, papa. Elle ne serait pas si forte, sans toi. Tu as été un père pour elle.
Le chef de clan fut alors à la fois attristé et contrarié.
- Ne dis pas ça. Je n'arrive pas à la cheville de son père.
- Et pourtant tu es là aujourd'hui, pour elle. Et pas lui.
Il attrapa doucement la main de sa fille et l'embrassa avant de lui rendre son sourire.
- Allons-y, préparons le sacrifice.
Non loin de là, Anhour faisait face à Akhnum dans une petite aire de sable semblant destinée à des affrontements.
- Faut que je sois au top pour ce soir, Akhnum. Alors t'as pas intérêt à te retenir, d'accord ?! dit-elle en adoptant une position de garde singulière.
- On est obligés de faire ça maintenant ? demanda-t-il.
- C'est pour avoir oublié de m'emmener, tout à l'heure... Considère ça comme ta punition !
Le petit Bès, toujours aussi silencieux et attentif se tenait près de l'aire avec un petit drapeau.
- Okay, alors m'en veux pas si je t’abîme avant ton passage à l'âge adulte !
- Bès, quand t'es prêt, donne le départ !
Bès abaissa le petit drapeau
- Allez-y !
Les deux assaillants commencèrent à tourner autour de l'arène et à enchaîner des mouvements qui ressemblaient beaucoup plus à de la danse qu'à un véritable affrontement. Akhnum sortit alors sa fameuse "dague-boomerang" en plus d'une autre qui avait la même forme. Il en envoya une à toute vitesse vers Anhour qui l'attrapa en plein vol par le manche, il courut vers elle et lui envoya un coup de dague qu'elle parra avec celle qu'elle avait obtenu et un formidable échange de coups s'ensuivit.
La fatigue eut raison d'Akhnum, plus jeune, qui s'écarta de quelques mètres. Il rangea sa dague avant d'adopter une position martiale plus traditionnelle et continua à faire plusieurs pas autour d'un cercle invisible.
- On la joue comme ça, alors ? demanda Anhour, avant de renvoyer sa dague à Akhnum.
A son tour, elle ferma les yeux et entama une danse légère, agréable à l'oeil. Les deux combattants s'approchèrent alors et s'élancèrent l'un contre l'autre pour se frapper à mains nues. Ils étaient très facilement projetés et se relevaient encore et encore. Il était assez difficile de comprendre ce qu'ils faisaient. C'était un combat, certes, mais une forme d'art semblait se mêler à la force et à la vitesse déployées. On aurait presque dit qu'il existait des formes invisibles à l'oeuvre à leur côtés.
Akhnum leva la main.
- Arrête, c'est bon, je suis crevé...
- T'es vraiment bon, pour ton âge... J'étais pas forte comme ça, moi ! lui dit-elle en essuyant la poussière de son habit léger.
- Tu devrais aller te préparer... T'as une démonstration à donner, je te rappelle ! Moi, je vais me reposer !
- D'accord, à tout à l'heure ! dit-elle en partant.
Akhnum s'assit sur un rocher, il était pensif quant à la cérémonie de cet après-midi. Anhour avait toujours été une sorte de grande soeur pour lui qui était fils unique. Aujourd'hui, elle passait à l'âge adulte, et il voulait être là pour la soutenir. C'est pour cela qu'il était parti escroquer deux "pigeons" avec Bès seul, il ne voulait pas qu'elle pense à autre chose. Pour tout le monde, c'était la petite fille du chef, pour lui, c'était une amie, une jeune fille tendre et drôle, mais solide. Elle avait son caractère un peu imbuvable, parfois, mais elle avait toujours pris soin d'eux. Quand il serait sous son commandement, à l'avenir, il espérait être digne de la conseiller dans tous les moments, faciles et difficiles.
Bien sûr, il ferait aussi tout ce qui était en son pouvoir pour que Bès soit à leur côté ce jour-là. Le jeune et faible Bès cachait en lui quelque chose de grand, et Akhnum semblait être le seul à le voir.
Mais lorsqu'il se leva pour aller rejoindre son petit frère de substitution, deux monstres se jetèrent sur lui pour l'attraper. Ils étaient couverts de feuilles et d'apparence bien familière :
- Bouge-pas ! hurla Dysill au petit Bès qui regardait la scène terrifié.
- Les pigeons ! cria Akhnum. Vous voulez quoi ? Votre fric ?
- Non, on veut le sacrifice... Rend nous Lurian ! dit Keldan.
- Le sacrifice ? Il n'a pas commencé, c'est sur la place du village... Mais c'est quoi, un Lurian ?
Akhnum commençait doucement à comprendre.
- Attendez, mais...
- Okay, mène-nous là-bas ! T'es notre otage, maintenant ! dit Dysill, forçant l'intimidation.
Le petit Bès courrut vers la place pour prévenir les autres, suivi par Dysill, Keldan et leur otage. Là s'y trouvait le chef Kebos et sa fille Anat, tous deux couverts par un vêtement de cérémonie. Un feu était entrain d'être allumé au milieu du village et le reste du clan s'y attroupait peu à peu. Anhour se préparait dans sa tente. Le chef prit la parole :
- Gyteps, mon clan ! Aujourd'hui, nous célébrons le 135ème...
Dysill et Keldan débarquèrent, tenant fermement Akhnum.
- Halte là ! Rendez-nous Lurian ! lancèrent Dysill et Keldan en même temps.
- Lurian ? Demanda le chef, surpris et inquiété.
- Lâchez-moi, bande d'abrutis ! lâcha Akhnum. Vous comprenez pas...
- Celui que vous avez prévu de sacrifier !
C'est alors que Ptah revint, portant avec deux autres grands hommes de nombreux faisans qui allaient bientôt être cuits.
- Le voilà, le sacrifice, bande de dégénérés... Vous croyez qu'on bouffe des humains ? pesta Akhnum.
Keldan, embêté, relâcha Akhnum se son emprise.
- Attends, quoi ? Il est où, Lurian ?
C'est alors que le jeune Gardien entra dans le village. Il avait un bras ensanglanté et tenait à peine sur ses jambes. Keldan le rattrapa avant qu'il ne tombe à la renverse.
- Qu'est-ce qu'il t'es arrivé, mon gars ?!
Keldan l'examina un instant et vit que ses vêtements étaient déchirés, il semblait avoir eu des problèmes. Dysill vit que les membres du clan commençaient à les regarder sévèrement. Certains sortaient des armes de leurs ceintures.
- Désolée... On est désolés, c'est un malentendu... On a cru que vous aviez pris notre ami en otage... On est...
- Vous êtes les Morfales ? demanda le chef.
- Ah, euh... répondit Dysill, étonnée. Ah, bah euh, oui. C'est nous. Comment est-ce que vous savez ça ?
Kebos ordonna à ses hommes de baisser leurs armes.
- Un ami de longue date nous a prévenu de votre passage... Mais je ne pensais pas que ce serait si tôt.
- Oh chic ! C'est sûrement Esvet ! dit Dysill à Keldan, qui aidait Lurian à se relever.
- On l'appelle le Coyote, par ici. Il nous a aidé, il y a longtemps, alors nous lui devons une fière chandelle...
- Ca veut dire qu'on peut récupérer notre argent ?
- Hélas, non. Le Clan Gyteps vit en bonne partie des larcins. Mais vous pouvez rester ici pour la nuit.
- Et mince... dit-elle.
- C'est déjà une fleur que nous vous faisons. D'étranges personnages rôdent dans les environs, ces derniers temps. Un homme d'Andar cherche quelque chose par ici.
Dysill prit un ton bien plus sérieux et réfléchi.
- Un homme d'Andar ?
Dysill, Keldan et Lurian prirent place au milieu des festivités après que Kebos les ait invité à le faire. Peu à peu, ils firent connaissance avec le Clan Gyteps, cette tribu des montagnes vivant à l'écart de tous et dont personne n'entendait jamais parler. Ils avaient beau être des voleurs, ils semblaient se tenir à des valeurs plutôt honorables.
La cérémonie eut lieu, et les trois étrangers qu'étaient les Morfales assistèrent à la danse qu'Anhour préparait. Dans celle-ci, elle "affrontait" un garçon et une fille de son âge. Keldan avait déjà bien bu et sympathisait avec l'entraîneur des jeunes garçons, Ptah. Lurian montrait un tour de magie à une floppée d'enfants émerveillés par ses talents.
Dysill restait près du chef Kebos et de sa fille Anat, elle se demandait bien ce qu'était le rituel auquel ils assistaient.
- Que fait-elle, chef ?
- L'Hamasa, dit Anat, la fille du chef et mère d'Anhour.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Comment l'expliquer ? C'est la manière de nous battre de notre clan, mais l'Hamasa n'est pas un art martial. C'est une chose qui nous permet d'extérioriser et matérialiser nos pensées, mais ce n'est pas un art. En avoir une bonne maîtrise est essentiel pour vivre ici.
Anhour bloquait chaque coup de ses assaillants et semblait représenter une idée différente à chaque mouvement qu'elle faisait. Parfois, elle semblait plus défensive, parfois, elle semblait plus aggressive.
- Vous pourriez me l'apprendre ? demanda Dysill.
- Je regrette, dit Kebos, mais seul le Clan Gyteps a le droit d'apprendre l'Hamasa.
- Ah dommage... Il aurait fallu que je sois une Gyteps, alors...
- Il ne vaut mieux pas, en fait, dit Anat.
- Ah oui, pourquoi ? Tout le monde à l'air heureux, pourtant.
- Faire partie du Clan Gyteps nous lie à ses montagnes, nous ne pouvons pas partir.
- Vraiment ? Même si vous essayez ?
- Oui. Quelque chose nous en empêche. Si l'on quitte cette vallée, une sorte de pression s'installe en nous, et on ne parvient plus à aller plus loin. Pourtant, ce n'est pas faute d'avoir essayé.
- Et comment ça vous est arrivé ?
- Tu n'as pas à le savoir, répondit sévèrement Kebos. Cela fait partie de notre histoire, et tu n'appartiens pas au clan.
- D'accord... pardon, chef.
Anhour termina sa démonstration et tout le monde vit la détermination dans ses yeux. Sa mère et son grand-père partirent la féliciter. Ptah expliqua à Keldan qu'aujourd'hui, Anhour pouvait être considérée comme une adulte, mais que la vie d'un membre du Clan était rythmée par de nombreuses cérémonies qui devaient confirmer ce statut d'adulte et d'homme ou de femme forte. En fait, dans le Clan Gyteps, on n'avait jamais fini de devenir adulte, de quatorze à soixante ans.
Akhnum, Anhour et Bès sympathisèrent avec les Morfales, au point ou Keldan et le jeune Akhnum dansaient et buvaient ensemble à la fin du repas.
- T'as le droit de boire, à ton âge ? demanda le Porteur.
- Bah oui, j'ai déjà onze ans... Pas toi ?
- Onze ans ? Ce pays, c'est un vrai délire, dit Keldan.
- Au fait, faut que je te rende ta bourse, je me sens mal de te l'avoir piqué, honnêtement...
- Mais non, garde-là, mon pote, c'est rien... Tu pouvais pas savoir ! dit-il en rôtant d'ivresse.
- Allez, steuplé... Reprends-là, mon vieux !
Tout le monde s'était couché, à l'heure où Anat et Dysill restaient près du feu. Anhour s'était endormie sur les genoux de sa mère.
- C'était fou, son truc, là... Elle est taquée, en plus, lui dit Dysill.
- Si elle était réveillée, elle te dirait "Plus qu'hier... Et moins que demain !" dit-elle en riant, la voix cassée d'avoir trop chanté.
Dysill s'allongea pour être plus près du feu.
- Son père serait fier de la voir devenir ce qu'elle est. C'était un homme très fort, et très honorable.
- Il est décédé ?
- Non, il est parti, avant même qu'il ne sache que j'étais enceinte d'Anhour.
- Je croyais que vous ne pouviez pas quitter la région.
- Il n'était pas d'ici...
- Je vois.
- Parfois, j'aimerais bien qu'il sache qu'elle est ici. J'aimerais qu'elle puisse le renoontrer. Ca compte tellement pour elle qu'elle est entrain de devenir une des meilleures guerrières du village, rien que pour l'impressionner, alors qu'elle ne l'a jamais vu. Elle dépasse même les garçons.
- Ca, je comprends...
Dysill se leva.
- Si je vous disais qu'il y a peut-être un moyen pour vous de sortir d'ici, vous réagiriez comment ?
- Oh, je serais heureuse. Surtout pour les petits. Le monde est de plus en plus grand, à ce qu'on nous rapporte. J'aimerais qu'ils voient ça. Pourquoi cette question ?
- Pour rien... Bonne nuit, Anat.
- Bonne nuit, Dysill.
Le lendemain matin, l'aventurière se leva de bonne heure, elle sortit un instant et se rendit compte que Keldan et Lurian n'étaient plus là et que leurs affaires avaient disparu. Elle se dépécha d'empaqueter ses affaires et embrassa le front d'Anat avant de courir vers le chemin qui menait vers le Nord de la chaîne de montagnes : la Vallée de Lahlay, située entre Lahba et la région du Laydom. Après avoir couru un instant, elle trouva les deux compagnons assis sur des rochers, leurs sacs sur le dos. Ils étaient entrain de parler, Keldan essayait de déchiffrer ce que disait son compatriote. Il semblait troublé.
- Qu'est-ce qu'il se passe, les gars ?
- Je sais pas, je comprends pas trop... Lurian dit qu'un type nous suit. C'est lui qui l'a enlevé pour l'interroger.
- C'était qui ?
- Il ne sait pas trop... Il n'a pas bien pu le voir avant de s'enfuir. Mais il a essayé de le torturer. En tous cas, il en a après nous. Il faut qu'on se tire le plus vite possible.
Les frissons qui s'étaient emparés de Dysill la veille, lorsqu'Anat lui avait parlé d'un homme Andarien, se réveillèrent.
- Comment ça ?
- Je crois bien que c'est quelqu'un qui cherche Gath. Mais personne ne sait qu'on est ici, à part Stroker.
- Vous n'avez rien dit à personne, quand vous êtes partis de chez vous ?
- Non, rien. J'aurais bien aimé que ma famille sache, mais je n'ai mis personne au courant. Tu penses que Stroker a pu parler ?
- Non...
- Et toi, tu n'as rien dit à personne, rassure-moi ?
Dysill n'osait pas répondre.
- Dysill ?
- En fait, il y a bien quelqu'un d'autre qui sait, pour Gath.
- Quoi ? T'avais promis de ne rien dire à personne ! lança Keldan, indigné.
- Non, écoute, je... Je savais pas encore... C'était avant la prison... Et...
- Et alors qui ? Qui est à nos trousses ? Quelqu'un de dangereux ?
- Peut-être... s'inquiéta Dysill. Peut-être même quelqu'un de très, très dangereux.
- Et merde... Dommage qu'Esvet soit plus avec nous. Qu'est-ce qu'on fait ? On l'affronte ?
- Si il a capturé Lurian si facilement, je pense que c'est pas le genre de type qu'on affronte... Il faudrait qu'on rentre au village et qu'on demande à Kebos s'il peut nous aider.
Un membre du Clan Gyteps s'approcha d'eux. Celui-ci avait un large tatouage sur le torse et de longs cheveux noirs attachés.
- Vous partez si vite ? Revenez au village, on vous donnera au moins de quoi manger pour la route !
Dysill rejoint l'homme.
- Pardonnez-nous notre impolitesse, on rentre... On devait juste...
- Dysill, écarte-toi de lui ! hurla Keldan.
- Hein, quoi ? dit-elle en regardant son ami.
Dysill sentit soudainement sa main s'engourdir et quelque chose d'étrange couler dans ses veines. Elle se retourna et vit que l'homme avait de larges crocs et venait de la mordre. Sa peau était desséchée et dans ses yeux se trouvait une bien trop large pupille pour un être humain normalement constitué. Il détacha ses cheveux.
- Ah, tu m'as vite reconnu, dit-il.
- Je suis pas expert, mais ton tatouage, il ressemble pas du tout à ceux d'un Gytep ! Ces caractères sont anciens, mais on peut y lire quelque chose, contrairement à ceux du Clan.
- Ah oui ? Alors dit-moi, dit-il en souriant et se léchant les babines. Qu'est-ce qu'il est écrit ?
- "Ensh'Idai"...
- Bingo.
C'était Moord, le serviteur d'Ensh'Idai. Alors que Dysill craignait le retour des hommes de Darren, c'était lui qui les avait suivi, et Keldan ignorait comment c'était possible. Dysill s'effondra sur le sol, paralysée et le village était déjà à quelques kilomètres. Cette fois, il n'y aurait pas de choix. Il leur faudrait se battre.
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