Episode Treize : Premier Sang
Il y a quelques semaines de là, près de Kyoran, la capitale de Khenas, deux hommes pestaient dans la brume. Sullivan, chef de la garde d'Ensh'Idai ne cessait de réprimander son collègue.
- Bon, on arrive. Tu sais ce qu'il te reste à faire, hein Moord ? TU lui expliques ce qui s'est passé et je reste en retrait.
- T'as peur de ce qu'il va te faire, hein ? Et ouais, c'est ça de jouer les chefs et de pas assumer.
Sullivan dégaina son épée.
- Me manque pas de respect, toi. Tu commences à m'insupporter.
Moord montra soudainement les crocs alors qu'il était près à dégainer un petit couteau.
- Tu veux qu'on joue à ça maintenant ?
Sullivan en avait assez. Depuis qu'il était aux ordres d'Ensh'Idai, il avait dû supporter de travailler avec cette abomination du nom de Moord. Chaque jour, il craignait d'être poignardé dans le dos par celui-ci. Alors que le grand chauve était noble et respectueux de sa parole, son acolyte était perfide, n'hésitait pas à tricher, à voler et à tuer. Il était mauvais joueur et seul le résultat comptait pour lui. En fait, la seule chose que ces deux-là avaient en commun était leur fidélité envers Ensh'Idai, et la seule chose qui laissait penser à Sullivan qu'il ne craignait rien était l'assurance d'être plus fort que Moord. Moord le savait aussi. C'est pourquoi, même lorsqu'il avait envie d'éliminer le grand chevalier - et Dieu sait que ça lui arrivait souvent - il se retenait.
- Non, dit Sullivan en rangeant son épée. Nous n'avons pas le temps, et tu le sais, toi aussi.
- Mouais.
Lorsqu'ils entrèrent dans Kyoran, les deux chevaliers royaux ne furent pas acclamés. Au contraire, tout le monde semblait être terrifié de les voir de retour. Les gens restaient de marbre, espérant échapper au regard de Moord. Certains, au fond d'eux, appréciaient avoir peur des hommes d'Idai. Au moins, si le pays entrait en guerre, ce seraient eux qui les défendrait, et c'était tant mieux. On plaignait même les mercenaires ennemis qui auraient à se frotter à Sullivan, Moord et aux autres hommes du tyran.
Ils attachèrent leurs chevaux près de l'entrée du château fort des antiques rois de Khenas et s'engouffrèrent dans ses murailles. La première chose que l'on remarquait en voyant le palais d'Ensh'Idai, c'était qu'aucun garde n'en protégeait l'entrée, ni les portes, ni les fenêtres. Du donjon à la plus haute tour, il n'y avait pour ainsi dire que quelques hommes pour s'assurer de qui entrait et sortait.
Ensh'Idai était pourtant craint par beaucoup et haï par d'autres, mais il n'avait pas peur qu'on essaie de l'assassiner ou de le destituer. Il n'était pas naïf du tout, il savait simplement que même en essayant, personne ne pourrait lui faire quoi que ce soit. Le soir, il dormait sur ses deux oreilles, tranquillement. C'était une idée qui terrifiait tellement les habitants de Kyoran que personne n'osait entrer dans le château, peu importe ses intentions.
Lorsque Sullivan et Moord passèrent la porte intérieure qui menait à la grande salle où résidait le roi, un homme surgit des ténèbres comme s'il était un fantôme. Il avait un costume noir, une chemise noire, un chapeau en feutre noir, des chaussures noires et des lunettes noires.
- Vous êtes déjà revenus ?
- Tu m'as fait peur, Scott, répondit Sullivan.
- Avec de bonnes ou de mauvaises nouvelles ?
- De plutôt mauvaises, dit le grand chauve.
- Alors accrochez-vous, il est de mauvaise humeur, ce matin.
Sullivan et Moord se regardèrent et leurs souffles devinrent plus saccadés. Au final, ils avaient autre chose en commun : la peur d'Ensh'Idai. Ils s'approchèrent de la porte et la poussèrent. La pièce était inondée de lumière matinale à cause des nombreuses fenêtres qui s'y trouvaient. On pouvait entendre les oiseaux chanter et la ville s'activer au loin. Au centre se trouvait un homme qui écrivait quelque chose sur un bureau. Il avait des cheveux noirs comme la nuit qui lui descendaient jusque dans le bas du dos. Il portait un plastron d'armure qui semblait taillée dans de la roche noire au dessus d'un vêtement de soie fine légèrement trop grande. Il posa le monocle qu'il utilisait pour lire et se leva de sa chaise pour s'approcher de Moord.
Celui-ci s'exprima le premier, alors que Sullivan était resté en retrait.
- Seigneur Idai, nous voilà de retour.
Il prit une grande inspiration alors que le roi observait en silence les deux gardes royaux. Il voulait savoir s'ils avaient réussi.
- On a... On a trouvé Soto. Mais il n'a rien voulu nous dire.
Devant le silence d'Ensh'Idai, Moord avait le coeur qui battait plus vite que d'habitude. Il avait l'impression que l'on lisait dans ses pensées et que le moindre mensonge, la moindre retenue serait détectable.
- J'ai tout essayé, j'ai essayé de le faire parler, je l'ai malmené, je l'ai paralysé... Je l'ai menacé aussi. Oh, oui, je lui ai dit qu'il allait perdre toute sa famille de putains de péquenauds, que j'allais leur arracher les tripes. J'ai bu son sang, détruit ses membres un par un... Mais il est mort avant.
Ensh'Idai grimaça, cela n'avait vraiment pas l'air de lui plaire. Il fronça les sourcils et parvint à peine à retenir les coins de sa bouche de s'écrouler.
- Je ne sais pas comment il a fait, mais il s'est tué lui-même avant que je ne puisse faire quoi que ce soit. J'ai essayé de le ranimer avec le Souffle, mais il n'y avait rien à faire... Pardonnez-moi, Seigneur Idai, je croyais que je maîtrisais la situation... Je...
- Rude journée, hein ?
Sullivan et Moord se turent complètement. Idai venait de s'adresser à eux. Celui-ci se força à sourire avec une irritation à peine dissimulée. Il fit signe à Sullivan de s'approcher au lieu de rester à l'écart.
L'air devenait plus lourd. Ensh'Idai bouillonait de plus en plus en lui et semblait prêt à exploser. Sullivan savait très bien ce qu'il allait se passer ensuite, et malheureusement, Moord aussi.
- Vous n'avez rien de plus ? Pas un mot ? dit le souverain en se rasseyant.
- Non, Monseigneur, s'exprima Sullivan.
- Sullivan. On dirait que tu n'as pas arrêté les frénésies de Moord, cette fois-ci. C'est la seule raison pour laquelle je l'avais mis à tes côtés.
- Pardonnez mon incompétence, Monseigneur.
Il se releva frénétiquement et commença à marmonner nerveusement quelque chose dans sa barbe.
- Un mort, et pas un indice de plus ?
- Si, bien sûr, dis Sullivan. Nous avons inspecté le village entier. Nous avons fouillé sa maison et celles de ses proches. Pour le moment, nous n'avons rien. Bien sûr, nous avons fait interdire à quiconque de sortir ou d'entrer à Duong.
- Rien de rien ?
- En fait... continua Sullivan, l'un des apprentis Porteurs a disparu la nuit même ou nous avons tué Soto.
- On l'avait intimidé la veille, je pense qu'il a eu peur pour sa vie, compléta Moord.
- Alors il a pû s'enfuir avec les secrets de son Maître.
- C'est ce que nous nous disions, dit Sullivan. Mais j'ai préféré attendre de vous consulter avant de faire quoi que ce soit.
- Bien. Il y a au moins quelqu'un ici qui a la tête sur les épaules, dit Ensh'Idai en regardant sévèrement Moord.
- Devons-nous poursuivre ce garçon ? Ce "Keldan" ?
- Pas tous les deux en même temps. Moord est le meilleur pisteur, il partira le premier. Je veux le garçon en vie, c'est compris ? demanda-t-il à son subordonné.
- Oui, seigneur, dit Moord.
- J'imagine que plusieurs membres de sa famille se trouvent encore au village, n'est-ce pas ? Sullivan les ramènera à Kyoran pour servir de moyen de pression.
- Bien, seigneur, dit Sullivan.
- Bien sûr, si d'ici quelques semaines Moord n'a donné aucun signe de vie, je t'enverrais, Sullivan.
Un long silence pesant s'installa, alors que Sullivan et Moord se tenaient raides comme des piquets.
- Et bien, allez-y, leur lâcha Ensh'Idai. Dépêchez-vous.
Sullivan et Moord s'approchèrent alors de la porte, mais Idai retint le chevelu.
- Non, Moord. Toi, tu restes ici une minute.
La porte claqua et l'on entendit les pas de Sullivan s'éloigner peu à peu de la pièce. Ensh'Idai fit face à son serviteur.
- Je sais ce que vous vouliez, dit Moord, je sais que vous avez besoin de votre clé, et qu'il vous faut Klaus Gath pour l'obtenir. Mais je n'ai pas réussi à...
Le souverain saisit soigneusement la machoîre de Moord et commença à tourner sa tête sous tous les angles pour l'examiner.
- Ce n'est pas grave.
- J'ai souhaité de tout mon coeur vous satisfaire, mon maître.
- Tu n'as pas une égratignure. Tu es fort, agile, véloce.
- Merci, Seigneur, dit un Moord quelque peu soulagé.
- Si peu de sueur et de sang.
Quelque chose de foncièrement dérangeant envahit la pièce et devint presque palpable. Ensh'Idai ne parvenait plus à retenir la moindre émotion et serra le poing. Il lâcha Moord.
- Sans aucune trace d'aucun sacrifice, dit-il sèchement mais avec l'agressivité d'un chien de chasse.
Moord était pétrifié. Quelque chose d'imperceptible pour le commun des mortels mais familier aux deux hommes était entrain de se produire. Rien ne semblait bouger, mais si quelqu'un s'était trouvé dans la pièce à ce moment-là, il aurait ressenti la détresse d'un renard qui aurait vu son terrier mis en feu.
- Ce sont les limites de ta dévotion, Moord ? Vraiment ? Oui. On dirait que ce sont les limites de ta fidélité envers moi, et celles de ma patience.
Il s'approcha de Moord doucement et lui redressa son col comme s'il était un père qui aidait son enfant à se préparer pour un grand jour.
- A ta place, j'aurais eu honte de me présenter ainsi devant mon propre maître.
Idai frappa Moord au point d'entacher le mur avec son sang. Il le tint par les cheveux et le battit jusqu'à ce qu'il tombe par terre et ne puisse plus se relever.
- Alors la prochaine fois, fais-le toi toi-même.
Plusieurs mois de voyage plus tard, Moord se trouvait face à la cible qu'il traquait depuis si longtemps. Après avoir suivi sa trace depuis le village de Duong, il avait croisé sa route près des steppes rocheuses et n'avait cessé de le suivre depuis. Il écoutait ce que disaient les trois enfants avant de tenter quoi que ce soit. Mais maintenant, il savait. Il savait pour la carte, pour Gath, il savait où ils allaient et pourquoi. Et maintenant, il n'avait plus qu'à les empêcher d'agir. Dysill gisait sur le sol, complètement paralysée. Keldan constatait avec horreur que la créature dont Lurian lui avait parlé n'était autre que l'assassin de son maître.
En plus, le village était bien loin, alors cette fois-ci, ils n'auraient pas d'autre choix que de se battre contre lui.
- Qu'est-ce que tu veux ? demanda Keldan.
- Vos vies. Je vous ramène à Khenas, dit-il avec un large sourire.
- Et Dysill ? Qu'est-ce que tu lui as fait ? Réponds !
- J'en ai fait un otage, figure-toi. Venez avec moi, ou je la crève.
Keldan ne savait vraiment pas quoi faire. Dysill était-elle vraiment hors de danger ? Et Cyane et sa mémé, qu'avait-ils pû lui faire ? Mais il n'eut pas le temps de réflechir plus longtemps puisque Moord se mangea un formidable coup de pied dans les chevilles qui le fit tomber à la renverse. Dysill se releva d'un coup et se précipita vers ses amis.
- Bordel, c'est quoi, ce truc ? Il m'a vraiment mordu, là ! dit-elle en montrant les deux petits trous qu'elle avait dans la main.
Tout le monde était choqué, à commencer par Moord, qui se releva dans un mouvement bien plus proche du reptile que de l'homme.
- Qu'est-ce que tu viens de faire, là ? Je t'ai envoyé la dose !
- Faut croire que ça suffisait pas... Mais de quoi on parle, là ? C'est qui, cette tête de hareng ?
- Tu te rappelles du type dont je t'ai parlé ? Ensh'Idai. Et ben lui, c'est un de ses larbins. C'est lui qui a tué mon...
Alors que Keldan repensait à la mort de Soto, Moord sortit de sa poche de petites aiguilles et commença à les lécher frénétiquement.
- Alors qu'est-ce qu'on fait ? Comment est-ce qu'on s'en sort ? demanda Dysill.
- Deux solutions, dit Keldan en réfléchissant un peu. Soit on l'affronte, soit on s'enfuit.
Moord garda une petite aiguille dans sa main et rangea les autres dans sa poche.
- Tu as oublié la troisième option, je crois. Celle de m'accompagner à Khenas et me dire tout ce que tu sais.
- Sinon quoi, hein ? demanda Keldan, enragé de revoir l'homme qui avait mis son maître à mort.
- Sinon je connais une Cyane et une Rodiane qui finiront exécutés.
- Une... Espèce de sale merde, qu'est-ce que vous leur avez fait ?
- Rien, rien encore, gros lourdaud. Mais dans pas longtemps, un ami va me rejoindre. Tu l'as déjà rencontré.
- Oui, Sullivan.
- Si vous prenez la fuite et que je perds votre trace, il me suffira d'un mot pour faire tuer tout le monde chez toi, dit-il avec un regard vide et inexpressif.
Keldan se tut un instant.
- Donc on a pas le choix, finalement ?
- On dirait que non, lui dit Dysill en mettant sa main sur son épaule.
- Désolé Moord, on va te défoncer la gueule.
- Pardon ? répondit-il, interloqué.
- Si tu rentres, tu donneras l'ordre d’exécuter ma famille. Alors le seul moyen pour qu'on puisse continuer notre mission tranquillement, c'est que tu ne puisse pas le donner, cet ordre.
Moord se mit à rire sans s'arrêter. Il se frappa plusieurs fois le torse et les jambes. En le voyant, même Dysill qui avait connu un bon nombre de malades mentaux le trouvait très dérangeant.
- C'est embêtant, répondit-il.
Il jeta la petite aiguille qu'il avait précédemment utilisé dans la direction de Keldan. Heureusement, celle-ci se planta dans son sac. Juste après cet échec, Moord saisit un petit appareil fonctionnant avec un ressort qui semblait projeter ces petites aiguilles. Elle disposait d'une poignée, d'un chargeur et d'une gâchette activable à quatre doigts. On aurait dit une sorte de minuscule arbalète. Dysill comprit immédiatemment ce qu'il allait se produire et saisit le sac de Keldan dont elle se servit comme bouclier. Moord lança une petite aiguille qui se planta dans le même sac avant d'en renvoyer une nouvelle. Celle-ci se logea dans la jambe de Dysill qui trébucha et tomba. Ses muscles s'étaient engourdis d'un seul coup à cause du produit qui se trouvait dans la salive de Moord et dans les aiguilles. Celui-ci s'approcha d'elle et lui envoya un coup de pied.
- Pas deux fois, hein...
Keldan avança pas à pas. Il craignait de recevoir une fléchette d'un seul coup et de s'effondrer sans avoir pu sauver Dysill. Il se concentrait de plus en plus pour trouver une solution.
- Tente rien de fou, Keldan... dit le chevelu. Je dois te ramener toi, pas les deux autres. Je la tue si tu bouges, dit-il en s'accroupissant au dessus d'elle.
Mais Dysill se releva subitement en attrapant Moord par le col. Elle l'embrassa d'un coup sec et en profita pour aspirer son venin. A l'instant où il se dégagea, surpris, elle saisit l'aiguille qui était plantée dans sa jambe, cracha dessus et la planta directement dans le cou de Moord, qui fut paralysée l'espace d'une seconde. Cela suffit à Dysill pour lui rendre son coup de pied dans le ventre.
Celui-ci s'écarta et retira l'aiguille plantée dans son cou. Il n'était visiblement pas immunisé à son propre poison, celui-ci lui faisait simplement, comme Dysill, un effet très court, malgré la dose que lui avait injecté la jeune fille.
- Bordel, comment tu peux faire ça ?
Dysill crachait son venin sur le sol, dégoûtée par ce qu'elle venait d'aspirer.
- Beuh... Qu'est-ce qu'il faut pas faire...
- T'es immunisée au Souffle ou quoi ?! Comment est-ce que tu peux faire ça ?
- C'est quoi ça, le "Souffle" ?
Moord n'eut pas le temps de répondre que Lurian, disparu depuis tout à l'heure lui attacha la bouche par derrière à l'aide d'un morceau de pantalon déchiré.
- Bien joué, Lurian ! hurla Keldan avant de placer un coup de poing dans le crâne de Moord, ce qui le fit s'évanouir sur le champ.
- On a eu de la chance, lança-t-il. On a pu s'en sortir vite.
- Mouais, dit Dysill... Mais maintenant, on fait quoi ? Si j'ai bien compris, il va s'en prendre à ta soeur et à ta grand-mère si on le laisse partir.
Celle-ci renifla alors la première petite aiguille et se rendit compte qu'elle ne sentait pas la même chose que la deuxième. Lurian récupéra toutes les armes cachées de Moord pour le neutraliser. Il manqua de tomber dans les pommes rien qu'en sentant l'odeur de l'une des petites aiguilles.
- Et, continua t-elle, si il reste en vie, il va essayer de te capturer, encore et encore.
- Alors il faut qu'on... dit Keldan.
Le petit groupe regarda Moord allongé par terre en sommeil et la même idée traversa tout le monde.
- On peut quand même pas faire ça... dit Dysill. C'est glauque.
- Qu'est-ce qu'on peut faire d'autre ? demanda Keldan. Le laisser chez les Gyteps ?
- T'as vu les crocs qu'à ce type ? Tiens, ils ont disparu quand tu l'as frappé d'ailleurs. Mais en tout cas, c'est pas un être humain, je sais pas vraiment ce que c'est. Même eux, je sais pas trop ce qu'ils en feront.
Lurian proposa de l'emmener avec eux en tant que prisonnier.
- Et tu veux qu'on le gère comment ? On l'assomme à chaque fois qu'il se réveille ? On va transformer son cerveau en gelée si on fait ça... dit Keldan
- Tu penses que c'est pas déjà le cas ? demanda Dysill.
Keldan saisit un bâton par terre et commença à le tailler avec son couteau de voyage.
- Non mais sans blague, tu vas pas faire ça ? dit Dysill.
- T'es pas obligée de regarder.
- Ah non, mais non ! Calmos, patron. Dit-elle en se plaçant devant Moord, tendant les bras pour ne pas le laisser passer. On tue personne pendant son sommeil.
- Il a bien lâchement tué mon maître, non ? J'aurais peut-être pas de meilleure occasion.
- On a même pas réfléchi plus longtemps. Profitons-en, pendant qu'il est assommé..
- T'es sûre qu'il l'est ? A ta place je lui tournerais pas le dos. Peut-être qu'il nous écoute en ce moment même et qu'il se tient prêt à nous bondir dessus ?
A ces mots, Dysill tourna sur cent-quatre-vingt degrés, gardant sa position mais en faisant face à Moord. Elle parlait toujours à Keldan.
- On est sûrs de rien. Alors je sais que c'est compliqué pour toi, mais essaie de tenir jusqu'à ce qu'on ait une solution !
- T'as raison, dit Keldan après avoir fini de tailler son morceau de bois. On est sûrs de rien. Par exemple, pourquoi est-ce que ses trucs empoisonnés ne te font rien, à toi ?
- Pardon ?
- Je l'ai vu coucher l'un des hommes les plus forts du monde, et tu vas me dire que ça t'a rien fait ?
- Attends, tu me fais quoi, là ?
- Et toi, tu me fais quoi ?! Pourquoi est-ce que tu le protèges ? Je dois te faire confiance ?
- Je crois t'avoir assez montré que tu pouvais, oui.
- Ou peut-être que t'as gagné ma confiance un peu vite. Pourquoi est-ce que t'es tombée sur nous à la base, deux fois, en plus. Le hasard, tu crois ?
- Ben euh... J'en sais rien Keldan, mais tu crois vraiment que c'est le moment, là ?
Lurian, désemparé par la dispute entre ses deux amis proposa de courir jusqu'au village pour aller chercher de l'aide.
- Non, dit Keldan. T'es peut-être le meilleur de nous tous en combat. Et je veux pas me retrouver seul si je dois me friter contre ces deux-là.
Dysill se tourna d'un coup sec et manqua de frapper Keldan.
- Alors toi, espèce de... Comment est-ce que tu peux penser à un truc pareil ?
Elle lui prit le bâton des mains.
- Tu veux que je le butes moi-même ? Alors je vais le faire.
Dysill prit le bâton pointu et se retourna une dernière fois vers Moord. Keldan la regardait avec attention et méfiance, ce qui ne manquait pas d'agiter cette dernière. Seulement, Moord se jeta sur elle et lui envoya un puissant coup de poing au foie. Il profita de sa proximité avec elle pour la fixer dans les yeux et celle-ci ressentit une euphorie intense.
- Dysill, ça va ? demanda Keldan.
Il se sentait coupable d'avoir laissé ses émotions prendre le dessus et manqué de foi en Dysill. Celle-ci se mit à rire sans pouvoir s'arrêter. Moord se releva et se mordit le bras. Celui-ci devenait de plus en plus massif à mesure que son coeur battait et que son sang coulait dans ses veines. Il avait l'air incroyablement enervé et riait lui aussi comme un malade.
- Allez, ma vieille, on va bouffer ces charognes. Je vais déchirer la chair du petit et une jambe ou deux du gros.
Dysill ne savait plus trop ce qu'elle regardait ou ce qu'elle faisait. Elle avait l'impression d'être en plein milieu d'un rêve éveillé. Elle regarda Keldan comme si elle ne l'avait jamais vu et crut être face à quelque chose d'irritant. Un pou, une teigne, une chose repoussante et dérangeante que l'on écrase sans hésiter. Elle avait la sensation qu'elle ne pourrait pas dormir tranquille si elle ne l'éliminait pas.
Pourtant, elle n'avait pas oublié les forces et les faiblesses du garçon et tout ce qu'elle savait sur lui était resté gravé jusque dans sa chair. Elle savait qu'elle ne pouvait pas l'attaquer de front à cause de sa force, qu'il était assez ingénieux mais trop linéaire.
Elle s'approcha de lui, non sans tendre un piège à Lurian. Elle se doutait que celui-ci s'en prendrait directement à elle si elle essayait d'attaquer son ami. Alors à l'instant même où celui-ci essaya de la neutraliser, elle lui planta l'aiguille qu'il lui restait.
- Lurian ! cria Keldan.
Peut-être était-ce à cause de la dose plus minime de poison, mais Lurian ne tomba pas tout de suite, il trébucha plusieurs fois, mais vit très nettement Moord courir vers lui. Il para un première coup de poing et fit quelques pas en arrière pour s'en échapper avant de le mettre en joue avec la petite arbalète.
- Tu crois quoi ? Tu penses vraiment que ça va marcher sur moi ?
Lurian tira une petite aiguille qui vint se planter dans le torse de Moord. Celui-ci ne bougea même pas.
- Sérieusement ? Je me suis préparé, cette fois, figure-toi.
Lurian en tira une autre qui se logea dans son bras.
- Encore ? Qu'est-ce que tu crois que ça fera de plus ?
Mais Lurian ne s'arrêta pas, il envoya une à une toutes les aiguilles de Moord. Il en avait des dizaines. Même si le poison ne faisait pas effet, Moord était entrain de se retrouver couvert d'aiguilles et peinait à bouger.
- Bordel ? T'es sérieux ?
Moord s'enragea à enlever les aiguilles dont il était couvert et comme si ça ne suffisait pas, Lurian dessina un petit hérisson par terre pour se moquer de lui. Avant qu'il ne puisse enlever tout ce qui le recouvrait, Lurian s'était déjà approché de lui. Il lui envoya une vraie salve de coups de pieds qui enfoncèrent la plupart des aiguilles profondément dans son corps. Malheureusement, le poison finit par avoir raison de Lurian, qui tomba à genoux.
Moord entra dans une rage folle et une pression de dégagea d'autour de lui. Les aiguilles restantes furent éjectées de son corps comme s'il avait le contrôle sur ses muscles et son sang. Il en saisit une à pleines mains et s'en servit pour entailler le col de Lurian. Le haut de son vêtement tomba, laissant apparaître ses larges cicatrices.
Elles se mirent à saigner : Moord venait de trancher la gorge du Gardien des Runes qui gît au sol, le cou ensanglanté.
- Lurian ! hurla le colosse.
Il se précipita vers son ami mais fut interrompu par Dysill, qui se jeta sur lui pour le mordre sauvagement à l'oreille. Keldan sembla paralysé par ce qui était entrain de se passer mais parvint à lui faire lâcher son étreinte. Il l'attrapa par le cou et lui envoya une claque tellement violente que celle-ci alla heurter un arbre avant de s'écraser au sol.
Moord et Keldan se firent face.
- Bon, c'est plus qu'entre toi et moi, on dirait, dit Moord en récupérant son arbalète sur le corps de Lurian.
Il regarda Dysill, clouée au sol et ajouta :
- J'aurais pas aimé me la prendre, celle-là.
- Est-ce qu'il est en vie ? demanda Keldan.
- Ben non, enfin... Tu vois bien qu'il est mort.
Le sang de Lurian coulait aux pieds de Moord et Keldan serra le poing.
- Mort, mort, mort... continua Keldan avant de tomber à genoux.
Moord chargea sa petite arbalète.
- Comment je vais faire, sans lui ? dit-il en frappant le sol.
- Non, là t'en fais trop... dit Dysill en se relevant comme si de rien n'était.
Keldan se releva et essuya la poussière de son vêtement en ronchonnant.
- Ouais bon ça va, hein. Je suis pas acteur.
Moord était interloqué. Même si cerveau étrange ne comprenait pas ce qu'il se passait.
- Euh... Est-ce que vous pouvez m'expliquer ce qui se passe, là ?
Dysill fit craquer ses doigts et son cou.
- Et moi je suis pas un sac de frappe, hein... t'y es pas allé de main morte.
- Si tu voulais pas que je te frappe, t'avais qu'à pas me mordre l'oreille comme ça, aussi.
- Je te rappelle qu'il me tient toujours sous son charme bizarre, là... Même si j'y suis pas soumise, j'ai toujours envie de te tuer.
- Expliquez, moi, bordel ! hurla Moord d'un cri malade de colère et d'irritation.
Keldan avança de quelques pas vers Moord.
- On est au courant, pour tes petites illusions. Tu croyais que Lurian nous avait rien raconté ?
Soudainement, une sorte de voile tomba sur la petite forêt. Le cadavre de Lurian et Moord disparurent. Le vrai Moord se trouvait perché sur un arbre. Il en descendit.
- On a laissé ton petit scénario se dérouler comme tu le voulais. T'es content ?
- Mais... Comment...
Keldan expliqua à Moord ce que le jeune gardien leur avait expliqué. Lorsqu'il était prisonnier de cette petite "cave", il avait vu le chef Kebos changer d'apparence pour devenir Ptah, et Ptah était devenu Moord. Lorsqu'il l'avait affronté pour s'enfuir, Lurian avait été victime des crocs de Moord et s'était blessé lui-même. Après être parvenu à s'enfuir, Lurian avait discrètement expliqué à ses deux amis que la menace se trouvait parmi eux et qu'il était peut-être n'importe qui. C'est pourquoi toute la veille, Lurian, Keldan et Dysill avaient essayé d'être les plus discrets possible, agissant aussi naturellement que faire se pouvait.
Le soir même, ils échaffaudèrent leur plan. Keldan et Lurian devaient partir les premiers pour être poursuivis par l'intrus. Dysill, restée au village pendant les premières lueurs verrait alors qui avait disparu du village et qui y était resté. Une fois ceci fait, elle rejoindrait les autres pour leur transmettre discrètement l'information. Une fois ceci fait, Lurian ferait mine de prendre la fuite et irait avertir les autorités du village pour qu'ils viennent les aider à capturer Moord. Ils joueraient bien sûr la comédie de A à Z pour que Moord ne se doute de rien.
- Ce que je me demande encore, demanda Keldan, c'est pourquoi tu nous a donné une illusion de Lurian mort ?
- Pour que tu desespères, lança Moord à Keldan.
- Il y a pas à dire, t'es vraiment sordide, toi... dit Dysill.
- Et vous, vous êtes de vrais abrutis, dit-il d'un ton sombre, les yeux grands ouverts, avançant pas à pas vers eux.
- Comment ça ? dit Dysill.
- Vous n'avez même pas pensé une seconde que tout ceci pouvait être une illusion ?
- Ben, si, c'est justement ce qu'on te dit, dit Keldan.
- Tu ne comprends toujours rien ? TOUT ceci.
- Keldan... dit Dysill. On a fait une grosse erreur.
- Quoi ? Je comprends pas. Qu'est-ce que ça veut dire ?
- Ca veut dire... dit Moord en prenant une grande inspiration, ...que vous êtes seuls.
Lurian s'approcha de la sortie de la forêt et du village qu'ils avaient visité. Du Clan Gyteps, d'Anhour, d'Akhnum, du chef Kebos. Mais arrivé au niveau de la vallée dans laquelle il devait se situer, il ne trouva que de la brume et du vent.
Keldan réalisait l'erreur qu'ils avaient fait. En fait, depuis combien de temps est-ce que Moord les avait suivi ? Qu'est-ce qui était une illusion et qu'est-ce qui ne l'était pas ? Si Moord avait à la fois été Anhour, Kebos, Akhnum, Ptah et tous les autres, alors il pouvait tout aussi bien être Gulliver, Esvet, voire même Lurian ou Dysill. L'être qui se trouvait en face de lui semblait si dangereux et imprévisible que tout était possible, à présent. Seulement, pour le moment, il ne bougeait pas. Il regarda le ciel, comme pour réfléchir, et regarda Dysill.
- C'était pas trop mal pensé comme plan, mais il y a un truc que je saisis pas très bien... Comment t'as fait pour ne pas être affectée par mon venin ?
- J'en sais rien, je pensais que c'était toi qui... dit Dysill.
- C'est bien lui, dit Keldan. Ca fait encore partie de son plan, il ment comme il respire... Il nous embrouille l'esprit.
- Ah vraiment ? dit Moord en souriant. En tout cas, je vais te dire la vérité : Soit tu me suis pour rejoindre le seigneur Ensh'Idai, soit je bute tout le monde.
- Et comment je peux te croire ?
- Tu peux pas. Mais là c'est moi qui maîtrise la situation, pas toi. T'as pas le choix. Peut-être même que tout le monde est déjà mort et que tu rêves tout ça.
- Et si je te tue, ici et maintenant ? Le VRAI toi. Qu'est-ce qu'il va se passer ?
- Si j'étais toi, j'essaierais pas.
- Et pourtant, si tu dois me capturer, tu dois me toucher à un moment ou à un autre.
Moord lança une aiguille en direction du visage de Keldan, qui l'esquiva.
- Parce que tu sais que ça, ça marchera plus, même si tu te caches. Alors qu'est-ce qu'on fout ici ? On gagne ou on perd du temps ? Tu sais que je te suivrais pas autrement que par la force, et de la force, crois-moi, j'en ai aussi.
Plusieurs Moord apparurent autour de Keldan et envoyèrent à leur tour des fléchettes, mais celles-ci furent interceptées par Keldan et Lurian.
- Et je suis pas tout seul à en avoir, dit-il en souriant à son amie. Ton Idai, je le rejoindrais pour rien au monde. En fait, je lui pisse à la raie.
Moord sembla nettemment s'énerver et entama une autre salve de fléchettes semblant venue de tous côtés que Keldan et Dysill repoussèrent sans problème, puisque une seule était vraie et fendait l'air. Ce qui semblait être le véritable ennemi leur fit face, changeant de forme jusqu'à devenir le Moord originel.
- Tu sais ce que je crois, mon gars ? Que tu te caches derrière tes tours de passe-passe parce que t'as pas les couilles de te battre comme un homme.
Moord commença à s'arracher les ongles un à un jusqu'au sang. Il était enragé.
- Et moi, tu sais ce que je crois ? Que depuis le premier jour où je t'ai vu, j'ai rêvé de te ronger les os, gros porcelet. Ce que je voulais, c'était t'arracher les tripes et te faire frire dans ta graisse. Tu comprends, grosse saloperie de khenasien de merde ? C'est ce qui t'attendais si le seigneur Ensh'Idai voulait pas te faire parler. Tu devrais t'estimer heureux d'avoir JUSTE à me suivre.
- Ca veut dire qu'on se la donne ? dit Keldan en adoptant une position de garde.
Moord lâcha ses couteaux et ses aiguilles et se prépara à affronter Keldan au corps à corps. Avait-il retrouvé une once d'honneur ou était-ce une nouvelle tromperie ? Même moi, je ne le sais pas.
- Keldan ? demanda Dysill en attrapant Keldan par le poignet. C'est ton combat, hein.... Mais si t'as besoin que je...
- Ouais, je sais, cligna-t-il de l'oeil.
Et le Porteur de Khenas s'élança contre l'homme d'Idai. Celui-ci était vif et envoyait des salve de coups de poing qui parvenaient à le toucher au visage et au corps. Il ne fallait pas le sous-estimer, celui-ci avait été soigneusement entraîné des années durant par celui qu'il appelait son père. Chacun de ses coups était soigneusement porté, et si Keldan n'avait pas eu une si forte stature, il aurait pû être écrasé par la force démesurée du gardien sec et nerveux.
De rage, il mordit Keldan qui profita de l'occasion pour lui asséner un coup sur la tête qui le fit s'écraser au sol. "Il ne rigolait pas" pensait Keldan. Moord aurait vraiment pû le manger, et il était sans aucun doute un véritable cannibale. Celui-ci se releva et envoya tout ce qu'il avait pour destabiliser le Porteur. Lorsque Keldan arrivait à le saisir, Moord n'avait aucune chance, et lorsque Moord tenait Keldan à distances, les coups pleuvait, et Keldan s'épuisait.
Lorsque les deux combattants furent à bout de force, c'est pourtant un ultime coup de poing qui fit perdre consience à Moord, alors que ses vêtements étaient déchirés, comme ceux de Keldan.
Le soleil était maintenant complètement levé et Keldan constata avec surprise qu'il n'affrontait pas une illusion. Pour une raison qui lui échappait, Moord avait vraiment combattu sans artifice.
Lurian revint avec les guerriers du clan Gyteps qui n'étaient pas une illusion. Moord avait simplement pris possession du champ visuel de Lurian pour les faire disparaître, mais le combat avait restauré ses capacités à le voir. Keldan l'espérait, et c'est pour ça qu'il avait provoqué Moord : Il gagnait du temps.
Les guerriers l'emmenèrent en prison, alors que Dysill et Keldan expliquaient tout ce qu'il y avait à savoir sur lui. Le soir venu, Lurian, Keldan et Dysill mangèrent à nouveau au sein du clan, cette fois-ci sans le chef Kebos. Le pire s'était produit, et il avait été mangé par Moord. C'était normal après tout, s'il devait prendre l'apparence de quelqu'un ici, ce devait être de la plus haute autorité. Personne ne savait exactement quand Moord avait pu le tuer pour prendre son apparence, mais Anat espérait de tout son coeur que la dernière discussion qu'elle avait eu avec lui était vraie, que Moord ne lui avait pas enlevé ces instants.
En tous cas, c'est désormais elle qui devrait assumer le rôle de chef de Clan, et elle serait sacrée sous peu. Pendant le repas, Akhnum et Bès louèrent la force de Keldan, qui leur apprennait ce qu'était un Porteur. Ils sortirent vite pour jouer tous les quatre avec Lurian. Lurian faisait le chat.
Dysill se retrouva une fois de plus seule avec Anat.
- J'aurais aimé que nous ne nous rencontrions pas dans de telles circonstances, Dysill. Tout cela est si soudain que je ne suis pas encore sûre de tout comprendre...
- Si nous pouvons faire quoi que ce soit pour vous, Anat, ce serait un honneur.
- Et bien dans ce cas, Dysill, j'aimerais bien que vous me disiez ce que vous faites dans ces montagnes, dit-elle les larmes aux yeux.
- Quoi ?
- Nous avons reçu une courte visite du Coyote, qui nous a dit sans explication que vous passeriez, et maintenant, ce monstre, cette histoire, mon père... J'ai peur que ce que vous fassiez ici ne nous ait attiré quelque chose de mauvais. De très mauvais.
- Anat, je... Je ne peux pas vous parler de ce que mes amis et moi faisons ici. Mais soyez sûrs que quand l'affaire sera réglée, nous repasserons vous voir pour vous aider.
- A choisir, je préférerais que vous ne reveniez pas. Jamais.
Dysill se tut et eut du mal à contenir ses larmes. Elle partit près du petit campement où elle dormait avec Lurian et Keldan et prépara le plus vite possible ses affaires pour le lendemain. Toute la nuit, elle repensait au visage tordu de chagrin de la femme qui l'avait acceuillie ici comme une mère.
Le lendemain, tous étaient prêts. Lurian devait marcher doucement, ses blessures ne s'étaient pas encore bien refermées, mais l'état mental dans lequel se trouvaient ses deux compagnons les obligeait à tenir un rythme similaire. Tout devenait si étrange, si différent. Mais la fin du périple approchait. D'ici un jour ou deux, ils arriveraient au village de Laydear.
Dysill et Keldan s'asseyèrent sur un rocher aux alentours de midi, ils ne touchaient à rien de leur repas. Lurian arriva derrière eux et leur fit une accolade, ses deux bras sur chacune des épaules de ses amis. Il leur fit une série de trois signes pour leur dire "On va y arriver". Ceux-ci se retournèrent et s'embrassèrent tous ensemble.
- Ouais, on y arrivera, dit Keldan.
- Par contre, je pense à quelque chose, dit Dysill. Comment ce Moord a pû nous suivre ? Comment est-ce qu'il pouvait savoir qu'on était là ?
- Soto n'a pas parlé, j'en suis sûr, dit Keldan. Peut-être qu'ils ont eu Sylviane, sa femme... Et pourtant, je ne crois pas qu'elle connaissait l'itinéraire.
- Alors c'est qu'on a du nous pister. On s'est trop fait remarquer, ces derniers temps. La prison, la Bête, Esvet, les Gyteps... Voyageons plus discrètement, effaçons nos traces... T'as bien dit qu'un autre type était avec Moord ?
- Ouais...
- Alors soyons plus rapides que lui.
Et ils repartirent pour la dernière étape de leur voyage. Ils faisaient de leur mieux pour masquer leurs empreintes, grâce à Dysill, étaient plus discrets, grâce à Lurian et réussissaient à s'économiser grâce à Keldan. Tous trois arrivaient bientôt au moment crucial...
Bien sûr, Moord avait pû s'échapper quelques heures avant son exécution. Il avait quitté la vallée aussi vite que possible, mais ne cherchait plus à retrouver Keldan. Même si cela le dégoûtait, il savait qu'il lui faudrait l'aide de Sullivan. Il passa la frontière des montagnes quelques jours plus tard et s'arrêta dans une auberge où il fit un massacre. Il découpa tout le monde, même les enfants et en mangea quelques petits morceaux appétissants. En reprenant la route le lendemain, il tomba sur un petit groupe de voyageurs, sans doute des marchands Andariens, pensait-il.
- Toi, là ! Est-ce qu'on approche du village de Chaill ? demanda l'un des hommes .
- Vous y êtes presque, oui, se dit-il encore plein de la frustation de sa dernière défaite.
- Merci à toi, dit l'homme en lui envoyant une pièce de monnaie.
- Et si je m'en faisais quelques uns ? Là, au milieu des bois ?
- Qu'est-ce que tu dis ?
- Non, je pensais à voix haute, dit-il en tuant l'homme d'un coup de poignard bien envoyé au niveau du cou.
Deux des trois autres hommes descendirent de cheval pour l'attaquer, mais ils furent tous les deux mis à terre par les capacités martiales de Moord. Celui-ci n'eut pourtant même pas le temps de voir arriver le troisième homme, qui le repoussa d'une gifle avant d'ordonner à ses hommes de rester à terre.
- Toi. Je ressens ton Souffle. C'est à peine perceptible, mais ton cortex anelgique est actif.
Moord était surpris de tomber sur quelqu'un qui parlait dans les mêmes termes que Sullivan, Idai et lui.
- C'est possible, oui. A qui ai-je l'honneur ?
Le gentilhomme fit la courbette et retira son chapeau.
- Edouard Sica. Je veux bien te pardonner pour le décès de mon homme de main, mais j'aimerais que tu me dises quelque chose. Aurais-tu vu passer une jeune fille aux cheveux courts ? Elle portait un habit bleu et brun et serait peut-être accompagnée de deux garçons.
A ces mots, Moord ne savait plus trop où se mettre. Il savait très bien que depuis son aventure au sein du clan Gyteps, il n'avait pas autant de chances de gagner face à un adversaire qui était "comme lui".
- Ca me dit rien, non.
- Moi, je crois que si, s'agaça Sica avec élégance, je pense que tu recherche la même chose que nous.
- Tu me fais pas confiance ? On est liés par le Souffle, je te rappelles.
- C'est bien ça le problème. Un homme du Souffle qui n'a pas été rappelé par l'Ordre de Fer ? Curieux, non ?
- Je pourrais dire la même chose de toi.
- Sauf que moi, je n'essaie pas de bluffer pour sauver ma peau. Qu'est-ce qui a pû autant retenir ton Souffle, hein ? Tu penses pas pouvoir m'affronter ?
Moord ne savait pas quoi répondre. Sica regarda les montagnes.
- Ah, mais oui, enfin... Le Clan Gyteps... Tu es tombé entre leurs griffes ? Ils ont scellés ton cortex avec leur petite danse ridicule... sourit Sica.
Moord savait que c'était vrai, il ignorait comment c'était possible, mais les Gyteps lui avaient retiré sa capacité à mordre, à hypnotiser et à changer de peau.
- Qu'est-ce qui m'empêche de te torturer ou de te tuer, maintenant ?
- Le Seigneur Ensh'Idai enverra un autre homme sur mes traces, bien plus fort que moi. Vous devriez pas prendre ce risque.
- Tu travailles pour Ensh'Idai ? Pas mal, j'en ai entendu parler.
Sica se jeta alors sur Moord sans crier gare. Le jeune serpent parvint à se reculer assez vite mais fut surpris par la vitesse de déplacement de son assaillant. Il ne pourrait cette fois pas utiliser de tours de passe-passe et allait devoir se débrouiller seul, malgré ses blessures récentes.
Un déluge de coups commença, et Sica prouva largement ses aptitudes face à Moord. Mais au moment où ce dernier allait envoyer un crochet du gauche à Sica, celui-ci lui attrapa le visage comme il l'avait fait à Adrian par le passé. Moord hurla, et contrairement à Adrian qui était devenu une vraie bête enragée, le fou devint stoïque et semblait ne plus penser à rien. Il restait figé les genoux à terre, comme si on lui avait aspiré tous ses désirs et sa volonté de vivre.
Sica ne perdit pas de temps et lui trancha la tête.
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